Éditions Édouard Garand (54p. 32-33).

XVIII

À LA RECHERCHE D’UNE DEMEURE


N’insistons pas sur les premiers mois qui suivirent le décès de mon bien-aimé mari ; ils furent remplis de larmes, presque de désespoir…

Ainsi qu’il en avait été lors de la mort de Mme Duverney, je tombai malade le soir où je reçus le terrible télégramme et pour trois mois ensuite, on désespéra de ma vie. Mais j’étais jeune et d’une assez forte constitution ; donc lentement, mais sûrement, je revins à la santé.

Jetons un voile sur ces inoubliables jours…

Quand avril revint, j’étais résolue à une chose ; je quitterais les Pelouses-d’Émeraude : j’irais demeurer ailleurs, dans quelque modeste maisonnette ; déjà, j’étais à la recherche d’un logement.

Les Pelouses-d’Émeraude, cette perle des domaines, m’était devenu détestable depuis que mon mari m’avait quittée pour toujours. Et puis, j’étais d’une nervosité extraordinaire ; je ne pouvais plus vivre dans cette maison où j’avais été si heureuse avec mon cher Philippe. Toujours, il me semblait entendre sa voix ou son rire joyeux dans les corridors, dans la bibliothèque, dans le salon, et c’était devenu intolérable.

Mon avocat, M. Beaurivage, était à essayer de me trouver une maison.

Pelouses-d’Émeraude avait été acheté tout de suite. Le nouveau propriétaire désirait en prendre possession le 1er  juin, le plus tard : donc, il me fallait me hâter pour me trouver un logement convenable, avant cette date.

Inutile de le dire, Mlle Brasier m’accompagnerait dans ma nouvelle maison ; il n’était pas question qu’elle me quittât. Prospérine et Zeus ne me laisseraient pas, eux non plus.

Se chercher une maison est une occupation fort énervante, comme on le sait. Combien de logements j’allai visiter, conseillée par mon avocat ; villas, chalets, bungalows, etc. ! Mais il y avait toujours quelque chose « qui clochait », ou bien les logements visités ne m’allaient pas, tout simplement…

Je commençais donc à être à bout de patience et je me sentais vraiment découragée, quand, un jour, je dis à Mlle Brasier :

— Au lieu de chercher une maison dans la direction de l’est, je crois que je vais me diriger vers l’ouest et voir si je ne trouverai pas, là, quelque chose qui me convient.

— Mais, Mme Duverney, objecta Mlle Brasier, vous savez comme le paysage est désolé, sauvage, dans la direction de l’ouest ! Vous vous rappelez que vous aviez remarqué comme tout était étrange et bouleversé, par là, surtout dans les environs du Lac Judas… Les rives de ce lac sont… sont…

— Je sais ! Je sais !… Le Lac Judas… les précipices qui l’entourent… les rochers nus, énormes…

— Alors… commença Mlle Brasier.

— Allons voir, tout de même ! Demain après-midi, nous irons en voiture, par là, et prendrons connaissance des environs. Vous le savez, Mlle Brasier il faut que je me trouve un logement, ici, à J… et cela le plus tôt possible.

Donc, le lendemain, je donnai ordre à Zeus de diriger les chevaux vers l’ouest. Nous aperçûmes trois ou quatre propriétés de quelqu’importance, dans cette direction, puis des villas et des bungalows, construits sur le bord du Lac Judas.

Soudain je dis à Zeus d’arrêter la voiture.

— Regardez donc, Mlle Brasier ! m’écriai-je. Là-bas… sur ce promontoire ! Un petit château !…

— Mais, oui ! répondit ma compagne. Un château, en effet, quoiqu’il soit réellement bien petit.

— Personne ne demeure là, non plus, ajoutai-je. Voyez la désolation qui entoure cette propriété !

— Désolée ! Cette propriété l’est assurément ! Désolée, isolée, abandonnée… Brrr ! Ça donne le frisson ! s’exclama Mlle Brasier. Quelle étrange propriété !… Ce promontoire… on dirait une sorte de péninsule, car une langue de terre, d’une trentaine de pieds de large et d’un quart de mille de long à peu près, relie ce promontoire à la terre ferme… Le tout a un aspect assez… sinistre, selon moi !

— Sinistre, dites-vous ? Mais ! C’est splendide, tout à fait splendide plutôt !… Je ne sais pas si le petit château est à vendre ?

— Vous aimeriez à l’acheter, Mme Duverney ? demanda Mlle Brasier en souriant. Eh ! bien, la propriété est à vendre, car, voyez !

Du doigt, elle désigna une pancarte, sur laquelle je lus que la propriété était à vendre ; on devait s’adresser, pour tous renseignements, à M. Hector Beaurivage, avocat.

— Demain matin, à onze heures précises, nous nous rendrons au bureau de M. Beaurivage, dis-je à ma compagne. Je me propose d’acheter le petit château sur le promontoire… Je veux dire, si je puis l’obtenir à un prix raisonnable. C’est splendide ! Voyez donc ces tourelles ! Et ce petit bois de sapins, un vrai bocage enchanté ; le voyez-vous, du côté ouest de la maison ?

— Oui, je le vois d’ici, et, en effet, c’est un beau petit bocage, où il doit faire toujours très frais, même les jours de grande chaleur.

Ce soir-là, Mlle Brasier et moi nous parlâmes du petit château sur le promontoire ; j’étais remplie d’enthousiasme.

Le lendemain matin, à onze heures précises, ainsi que je me l’étais promise la veille, nous pénétrions dans le bureau privé de M. Beaurivage.

Quand j’eus fait connaître à mon avocat la raison de ma visite, il eut l’air étonné et même quelque peu étrange.

— Ainsi, vous vous êtes entichée de cette propriété, Mme Duverney ? me demanda-t-il, en souriant.

— Oui, assûrement ! J’aimerais à visiter la maison et aussi le terrain l’environnant, si possible : le plus tôt sera le mieux, M. Beaurivage, ajoutai-je, car vous savez que le nouveau propriétaire des Pelouses-d’Émeraude exige que je lui livre la maison le 1er  juin, le plus tard. Mais, d’abord, parlez-nous donc de ce petit château, dont on vous a confié la vente.

— Ce « petit château », comme vous l’appelez, n’est, en fin de compte qu’une maison, sur un plan bien ordinaire, dont l’extérieur donne l’illusion d’un château. C’est une bonne maison, assez grande et très confortable…

— Que vous ne m’avez jamais recommandée de visiter, cependant, M. Beaurivage, interrompis-je. Pourquoi cela ?

— Parce que… Oh ! parce que… Je croyais que vous vouliez une maison plus gaie, répondit-il, d’un air embarrassé.

— Cette propriété est-elle désignée sous un nom quelconque ? demanda Mlle Brazier. Il me semble qu’elle doit porter un nom quelque peu prétentieux.

— Ah ! Tiens ! C’est vrai ! m’écriai-je. Quel est le nom de ce petit domaine, sur le promontoire, M. Beaurivage ? Ou bien, peut-être n’a-t-il pas été baptisé du tout ?

— Oui, le domaine en question a un nom, Mme Duverney, répondit l’avocat.

— Et ce nom ?…

— Ce nom c’est « Bois Sinistre ».