Boileau - Œuvres poétiques/Satires/Discours au roi

SatiresImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 61-66).


DISCOURS AU ROI[1]

1665.

Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesse
N’est point le fruit tardif d’une lente vieillesse,
Et qui seul, sans ministre[2], à l’exemple des dieux[3],
Soutiens tout par toi-même, et vois tout par tes yeux :
Grand roi, si jusqu’ici, par un trait de prudence,
J’ai demeuré pour toi dans un humble silence,
Ce n’est pas que mon cœur, vainement suspendu,

Balance pour t’offrir un encens qui t’est dû,
Mais je sais peu louer ; et ma muse tremblante
Fuit d’un si grand fardeau la charge trop pesante,
Et, dans ce haut éclat où tu te viens offrir,
Touchant à tes lauriers, craindroit de les flétrir.

Ainsi, sans m’aveugler d’une vaine manie,
Je mesure mon vol à mon foible génie :
Plus sage en mon respect que ces hardis mortels
Qui d’un indigne encens profanent tes autels ;
Qui, dans ce champ d’honneur où le gain les amène,
Osent chanter ton nom, sans force et sans haleine ;
Et qui vont tous les jours, d’une importune voix,
T’ennuyer du récit de tes propres exploits.

L’un, en style pompeux habillant une églogue[4].
De ses rares vertus te fait un long prologue,
Et mêle, en se vantant soi-même à tout propos,
Les louanges d’un fat à celles d’un héros.

L’autre, en vain se lassant à polir une rime,
Et reprenant vingt fois le rabot et la lime,
Grand et nouvel effort d’un esprit sans pareil !
Dans la fin d’un sonnet te compare au soleil[5].

Sur le haut Hélicon leur veine méprisée
Fut toujours des neuf Sœurs la fable et la risée.
Calliope jamais ne daigna leur parler,
Et Pégase pour eux refuse de voler.
Cependant à les voir enflés de tant d’audace,
Te promettre en leur nom les faveurs du Parnasse,
On diroit qu’ils ont seuls l’oreille d’Apollon,
Qu’ils disposent de tout dans le sacré vallon :
C’est à leurs doctes mains, si l’on veut les en croire,
Que Phébus a commis tout le soin de ta gloire ;

Et ton nom, du midi jusqu’à l’ourse vanté,
Ne devra qu’à leurs vers son immortalité.
Mais plutôt, sans ce nom dont la vive lumière
Donne un lustre éclatant à leur veine grossière,
Ils verroient leurs écrits, honte de l’univers,
Pourrir dans la poussière à la merci des vers.
A l’ombre de ton nom ils trouvent leur asile,
Comme on voit dans les champs un arbrisseau débile.
Qui, sans l’heureux appui qui le tient attaché,
Languiroit tristement sur la route couché.
Ce n’est pas que ma plume, injuste et téméraire,
Veuille blâmer en eux le dessein de te plaire ;
Et, parmi tant d’auteurs, je veux bien l’avouer,
Apollon en connoit qui te peuvent louer ;
Oui, je sais qu’entre ceux qui t’adressent leurs veilles,
Parmi les Pelletiers[6] on compte des Corneilles.
Mais je ne puis souffrir qu’un esprit de travers,
Qui, pour rimer des mots, pense faire des vers,
Se donne en te louant une gène inutile ;
Pour chanter un Auguste, il faut être un Virgile :
Et j’approuve les soins du monarque guerrier
Qui ne pouvoit souffrir qu’un artisan grossier
Entreprit de tracer, d’une main criminelle,
Un portrait réservé pour le pinceau d’Apelle.
Moi donc, qui connois peu Phébus et ses douceurs,
Qui suis nouveau sevré sur le mont des neuf Sœurs,
Attendant que pour toi l'âge ait mûri ma muse,
Sur de moindres sujets je l’exerce et l’amuse[7]. ;

Et, tandis que ton bras, des peuples redouté,
Va, la foudre à la main, rétablir l’équité,
Et retient les méchans par la peur des supplices,
Moi, la plume à la main, je gourmande les vices,
Et, gardant pour moi-même une juste rigueur,
Je confie au papier les secrets de mon cœur.
Ainsi, dès qu’une fois ma verve se réveille,
Comme on voit au printemps la diligente abeille
Qui du butin des fleurs va composer son miel,
Des sottises du temps je compose mon fiel ;
Je vais de toutes parts où me guide ma veine,
Sans tenir en marchant une route certaine :
Et, sans gêner ma plume en ce libre métier,
Je la laisse au hasard courir sur le papier.
Le mal est qu’en rimant, ma muse un peu légère
Nomme tout par son nom, et ne sauroit rien taire.
C’est là ce qui fait peur aux esprits de ce temps,
Qui, tout blancs au dehors, sont tout noirs au dedans :
Ils tremblent qu’un censeur, que sa verve encourage,
Ne vienne en ses écrits démasquer leur visage,
Et, fouillant dans leurs mœurs en toute liberté,
N’aille du fond du puits tirer la vérité[8].
Tous ces gens éperdus au seul nom de satire.
Font d’abord le procès à quiconque ose rire :
Ce sont eux que l’on voit, d’un discours insensé,
Publier dans Paris que tout est renversé,
Au moindre bruit qui court qu’un auteur les menace
De jouer des bigots la trompeuse grimace.
Pour eux un tel ouvrage est un monstre odieux ;
C’est offenser les lois, c’est s’attaquer aux cieux.
Mais bien que d'un faux zèle ils masquent leur foiblesse,

Chacun voit qu’en effet la vérité les blesse :
En vain d’un lâche orgueil leur esprit revêtu
Se couvre du manteau d’une austère vertu ;
Leur cœur qui se connoit, et qui fuit la lainière,
S’il se moque de Dieu, craint Tartuffe et Molière[9].
Mais pourquoi sur ce point sans raison m’écarter ?
Grand roi, c’est mon défaut, je ne saurois flatter :
Je ne sais point au ciel placer un ridicule,
D’un nain faire un Atlas, ou d’un lâche un Hercule,
Et sans cesse en esclave à la suite des grands,
À des dieux sans vertu prodiguer mon encens.
On ne nie verra point d’une veine forcée,
Même pour te louer, déguiser ma pensée ;
Et, quelque grand que soit ton pouvoir souverain.
Si mon cœur en ces vers ne parloit par ma main.
Il n’est espoir de biens, ni raison, ni maxime,
Qui put en ta faveur m’arracher une rime.
Mais lorsque je te vois, d’une si noble ardeur,
T’appliquer sans relâche aux soins de ta grandeur.
Faire honte à ces rois que le travail étonne,
Et qui sont accablés du faix de leur couronne :
Quand je vois ta sagesse, en ses justes projets,
D’une heureuse abondance enrichir tes sujets[10],
Fouler aux pieds l’orgueil et du Tage et du Tibre[11],
Nous faire de la mer une campagne libre[12],

Et tes braves guerriers, secondant ton grand cœur,
Pendre à l’Aigle éperdu sa première vigueur,
La France sous tes lois maîtriser la fortune
Et nos vaisseaux domptant l’un et l’autre Neptune,
Nous aller chercher l’or malgré l’onde et le vent,
Aux lieux où le soleil le forme en se levant[13] :
Alors, sans consulter si Phébus l’en avoue,
Ma muse toute en feu me prévient et te loue.
Mais bientôt la raison arrivant au secours
Vient d’un si beau projet interrompre le cours,
Et me fait concevoir, quelque ardeur qui m’emporte,
Que je n’ai ni le ton, ni la voix assez forte.
Aussitôt je m’effraye, et mon esprit troublé
Laisse là le fardeau dont il est accablé ;
Et, sans passer plus loin, finissant mon ouvrage,
Comme un pilote en mer qu’épouvante l’orage.
Dès que le bord paroît, sans songer où je suis,
Je me sauve à la nage, et j’aborde où je puis.

  1. Le discours au roi, placé en tête des poésies de Boileau, n’est pas son premier ouvrage. Lorsqu’il le fit (1665) il était âgé de vingt-neuf ans, et il avait déjà composé cinq de ses satires.
  2. À la mort de Mazarin, Louis XIV prit la direction des affaires.
  3. Tel était au dix-septième siècle le diapason de l’éloge, monté à un point qu’il touchait à l’apothéose. Mme de Sévigné raconte, avec son style habituel, dans une lettre datée du 13 juin 1685, un trait de flatterie qui dépassait tellement la mesure qu’on dut s’en inquiéter : « On nous mande, écrit-elle, que les Minimes de Provence ont dédié une thèse au roi, où ils le comparent à Dieu, mais d’une manière qu’on voit clairement que Dieu n’est que la copie. On l’a montrée à M. de Meaux (Bossuet), qui l’a portée au roi, disant que Sa Majesté ne la devoit pas souffrir. Le roi a été de cet avis ; on a renvoyé la thèse en Sorbonne pour juger ; la Sorbonne a décidé qu’il la falloit supprimer. Trop est trop ; je n’eusse jamais soupçonné des Minimes d’en venir à cette extrémité. » Boileau n’allait pas jusque-là, et en comparant le roi aux dieux de l’Olympe, il se sauvait de l’hérésie par le paganisme.
  4. Charpentier avait composé l’Églogue royale en l’honneur de Louis XIV.
  5. Chapelain dans un sonnet avait comparé le roi au soleil.
  6. Pierre du Pelletier était l’auteur de mauvais sonnets qu’il allait colporter île maison en maison pour en recevoir le salaire.
  7. On fait un trop facile usage de ces rimes mus et amuse, et c’est à l’occasion de ce vers qu’un poëte satirique voulant à son tour critiquer Boileau, publia ce vers :

    Il s’amuse à sa muse, et sa muse l’amuse.

  8. Démocrite disait que la vérité se tenait cachée au fond d’un puits et que personne ne l’en avait encore pu tirer.
  9. Molière avait déjà composé le Tartuffe, et Boileau fait allusion dans ce vers, à ce chef-d’œuvre, que Molière n’avait pu encore obtenir l'autorisation de faire représenter devant le public.
  10. Pour prévenir une disette imminente, Louis XIV avait rendu un édit qui favorisait l’importation des blés étrangers.
  11. Allusion à une double réparation que Louis XIV avait exigée de deux insultes faites dans ce temps-là à ses ambassadeurs, l’une à Londres par l’ambassadeur d’Espagne, l’autre à Rome par des gardes Corses. Le Tage représente L’Espagne et Le Tibre est pris pour l’Italie.
  12. Autre allusion à la victoire du duc de Beaufort sur les pirates.
  13. Colbert venait de fonder la Compagnie des Indes occidentales et celle des grandes Indes.