Boileau - Œuvres poétiques/Satires/Préface 1701

SatiresImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 51-59).


VI

PRÉFACE
POUR L’ÉDITION DE 1701.


Comme c’est ici vraisemblablement la dernière édition de mes ouvrages que je reverrai, et qu’il n’y a pas d’apparence qu’âgé comme je suis de plus de soixante-trois ans, et accablé de beaucoup d’infirmités, ma course puisse être encore fort longue, le public trouvera bon que je prenne congé de lui dans les formes, et que je le remercie de la bonté qu’il a eue d’acheter tant de fois des ouvrages si peu dignes de son admiration. Je ne saurois attribuer un si heureux succès qu’au soin que j’ai pris de me conformer toujours à ses sentimens, et d’attraper, autant qu’il m’a été possible, son goût en toutes choses. C’est effectivement à quoi il me semble que les écrivains ne sauroient trop s’étudier. Un ouvrage a beau être approuvé d’un petit nombre de connoisseurs : s’il n’est plein d’un certain agrément et d’un certain sel propre à piquer le goût général des hommes, il ne passera jamais pour un bon ouvrage, et il faudra à la fin que les connoisseurs eux-mêmes avouent qu’ils se sont trompés en lui donnant leur approbation.

Que si on me demande ce que c’est que cet agrément et ce sel, je répondrai que c’est un je ne sais quoi, qu’on peut beaucoup mieux sentir que dire. À mon avis néanmoins, il consiste principalement à ne jamais présenter au lecteur que des pensées vraies et des expressions justes. L’esprit de l’homme est naturellement plein d’un nombre infini d’idées confuses du vrai, que souvent il n’entrevoit qu’à demi ; et rien ne lui est plus agréable que lorsqu’on lui offre quelqu’une de ces idées bien éclaircie et mise dans un beau jour. Qu’est-ce qu’une pensée neuve, brillante, extraordinaire ? Ce n’est point, comme se le persuadent les ignorans, une pensée que personne n’a jamais eue, ni dû avoir : c’est au contraire une pensée qui a dû venir à tout le monde, et que quelqu’un s’avise le premier d’exprimer. Un bon mot n’est bon mot qu’en ce qu’il dit une chose que chacun pensoit, et qu’il la dit d’une manière vive, fine et nouvelle. Considérons, par exemple, cette réplique si fameuse de Louis douzième à ceux de ses ministres qui lui conseilloient de faire punir plusieurs personnes qui, sous le règne précédent, et lorsqu’il n’étoit encore que duc d’Orléans, avoient pris à tâche de le desservir : « Un roi de France, leur répondit-il, ne venge point les injures d’un duc d’Orléans. » D’où vient que ce mot frappe d’abord ? N'est-il pas aisé de voir que c’est parce qu’il présente aux yeux une vérité que tout le monde sent, et qu’il dit, mieux que tous les plus beaux discours de morale, « qu’un grand prince, lorsqu’il est une fois sur le trône, ne doit plus agir par des mouvemcns particuliers, ni avoir d’autre vue que la gloire et le bien général de son État ? »

Veut-on voir au contraire combien une pensée fausse est froide et puérile ? Je ne saurois rapporter un exemple qui le fasse mieux sentir que deux vers du poëte Théophile, dans sa tragédie intitulée Pyrame et Thisbé, lorsque cette malheureuse amante ayant ramassé le poignard encore tout sanglant dont Pyrame s’étoit tué, elle querelle ainsi ce poignard :

Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement. II en rougit, le traître !

Toutes les glaces du nord ensemble ne sont pas, à mon sens, plus froides que cette pensée. Quelle extravagance, bon Dieu ! de vouloir que la rougeur du sang dont est teint le poignard d’un homme qui vient de s’en tuer lui-même soit un effet de la honte qu’a ce poignard de l’avoir tué ! Voici encore une pensée qui n’est pas moins fausse, ni par conséquent moins froide. Elle est de Benserade , dans ses Métamorphoses en rondeaux , où , parlant du déluge envoyé par les dieux pour châtier l’insolence de l’homme, il s’exprime ainsi :

Dieu lava bien la tète à son image.

Peut-on, à propos d’une si grande chose que le déluge, dire rien de plus petit ni de plus ridicule que ce quolibet, dont la pensée est d’autant plus fausse en toutes manières, que le dieu dont il s’agit en cet endroit, c’est Jupiter, qui n’a jamais passé chez les païens pour avoir fait l’homme à son image ; l’homme dans la Fable étant, comme tout le monde sait, l’ouvrage de Prométhée ?

Puisqu’une pensée n’est belle qu’en ce qu’elle est vraie, et que l’effet infaillible du vrai, quand il est bien énoncé, c’est de frapper les hommes, il s’ensuit que ce qui ne frappe point les hommes n’est ni beau ni vrai, ou qu’il est mal énoncé, et que par conséquent un ouvrage qui n’est point goûté du public est un très-méchant ouvrage. Le gros des hommes peut bien, durant quelque temps, prendre le faux pour le vrai, et admirer de méchantes choses ; mais il n’est pas possible qu’à la longue une bonne chose ne lui plaise ; et je défie tous les auteurs les plus mécontens du public de me citer un bon livre que le public ait jamais rebuté, à moins qu’ils ne mettent en ce rang leurs écrits, de la bonté desquels eux seuls sont persuadés. J’avoue néanmoins, et on ne le sauroit nier, que quelquefois, lorsque d’excellens ouvrages viennent à paroitre, la cabale et l’envie trouvent moyen de les rabaisser, et d’en rendre en apparence le succès douteux : mais cela ne dure guère ; et il en arrive de ces ouvrages comme d’un morceau de bois qu’on enfonce dans l’eau avec la main : il demeure au fond tant qu’on l’y retient ; mais bientôt la main venant à se lasser, il se relève et gagne le dessus. Je pourrois dire un nombre infini de pareilles choses sur ce sujet, et ce seroit la matière d’un gros livre ; mais on voilà assez, ce me semble, pour marquer au public ma reconnoissance et la bonne idée que j’ai de son goût et de ses jugemens.

Parlons maintenant de mon édition nouvelle. C’est la plus correcte qui ait encore paru ; et non-seulement je l’ai revue avec beaucoup de soin, mais j’y ai retouché de nouveau plusieurs endroits de mes ouvrages : car je ne suis point de ces auteurs fuyant la peine, qui ne se croient plus obligés de rien raccommoder à leurs écrits, dès qu’ils les ont une fois donnés au public. Ils allèguent, pour excuser leur paresse, qu’ils auroient peur, en les trop remaniant, de les affaiblir, et de leur ôter cet air libre et facile qui fait , disent-ils, un des plus grands charmes du discours ; mais leur excuse, à mon avis, est très-mauvaise. Ce sont les ouvrages faits à la hâte, et, comme on dit, au courant de la plume, qui sont ordinairement secs, durs et forcés. Un ouvrage ne doit point paroitre trop travaillé, mais il ne sauroit être trop travaillé ; et c’est souvent le travail même qui, en le polissant, lui donne cette facilité tant vantée qui charme le lecteur. Il y a bien de la différence entre des vers faciles et des vers facilement faits. Les écrits de Virgile, quoique extraordinairement travaillés, sont bien plus naturels que ceux de Lucain, qui écrivoit, dit-on, avec une rapidité prodigieuse. C’est ordinairement la peine que s’est donnée un auteur à limer et à perfectionner ses écrits qui fait que le lecteur n’a point de peine en les lisant. Voiture, qui paroit si aisé, travailloit extrêmement ses ouvrages. On ne voit que des gens qui font aisément des choses médiocres ; mais des gens qui en fassent même difficilement de fort bonnes, on en trouve très-peu.

Je n’ai donc point de regret d’avoir encore employé quelques-unes de mes veilles à rectifier mes écrits dans cette nouvelle édition, qui est, pour ainsi dire, mon édition favorite : aussi ai-je mis mon nom, que je m’étois abstenu de mettre à toutes les autres. J’en avois ainsi usé par pure modestie ; mais aujourd’hui que mes ouvrages sont entre les mains de tout le monde, il m’a paru que cette modestie pourroit avoir quelque chose d’affecté. D’ailleurs j’en ai été bien aise, en le mettant à la tête de mon livre, de faire voir par là quels sont précisément les ouvrages que j’avoue, et d’arrêter, s’il est possible, le cours d’un nombre infini de méchantes pièces qu’on répand partout sous mon nom, et principalement dans les provinces et dans les pays étrangers. J’ai même, pour mieux prévenir cet inconvénient, fait mettre au commencement de ce volume une liste exacte et détaillée de tous mes écrits, et on la trouvera immédiatement après cette préface. Voilà de quoi il est bon que le lecteur soit instruit.

Il ne reste plus présentement qu’à lui dire quels sont les ouvrages dont j’ai augmenté ce volume. Le plus considérable est une onzième satire que j’ai tout récemment composée, et qu’on trouvera à la suite des dix précédentes. Elle est adressée à M. de Valincour, mon illustre associé à l’histoire. J’y traite du vrai et du faux honneur, et je l’ai composée avec le même soin que tous mes autres écrits. Je ne saurois pourtant dire si elle est bonne ou mauvaise : car je ne l’ai encore communiquée qu’à deux ou trois de mes amis, à qui même je n’ai fait que la réciter fort vite, dans la peur qu’il ne lui arrivât ce qui est arrivé à quelques autres de mes pièces, que j’ai vu[1] devenir publiques avant même que je les eusse mises sur le papier ; plusieurs personnes, à qui je les avois dites plus d’une fois, les ayant retenues par cœur, et en ayant donné des copies. C’est donc au public à m’apprendre ce que je dois penser de cet ouvrage, ainsi que de plusieurs autres petites pièces de poésie qu’on trouvera dans cette nouvelle édition, et qu’on y a mêlées parmi les épigrammes qui y étoient déjà. Ce sont toutes bagatelles, que j’ai la plupart composées dans ma plus tendre jeunesse, mais que j’ai un peu rajustées, pour les rendre plus supportables au lecteur. J’y ai fait aussi ajouter deux nouvelles lettres ; l’une que j’écris à M. Perrault, et où je badine avec lui sur notre démêlé poétique, presque aussitôt éteint qu’allumé ; l’autre est un remerciment à M. le comte d’Ericeyra, au sujet de la traduction de mon Art poétique faite par lui en vers portugais, qu’il a eu la bonté de m’envoyer de Lisbonne, avec une lettre et des vers francois de sa composition, où il me donne des louanges très-délicates, et auxquelles il ne manque que d’être appliquées à un meilleur sujet. J’aurois bien voulu pouvoir m’acquitter de la parole que je lui donne à la fin de ce remerciment, de faire imprimer cette excellente traduction à la suite de mes poésies ; mais malheureusement un de mes amis[2], à qui je l’avois prêtée, m’en a égaré le premier chant ; et j’ai eu la mauvaise honte de n’oser récrire à Lisbonne pour en avoir une autre copie. Ce sont là à peu près tous les ouvrages de ma façon, bons ou méchans, dont on trouvera ici mon livre augmenté. Mais une chose qui sera sûrement agréable au public, c’est le présent que je lui fais, dans ce même livre, de la lettre que le célèbre M. Arnauld a écrite à M. Perrault à propos de ma dixième satire, et où, comme je l’ai dit dans l’Épitre à mes vers, il fait en quelque sorte mon apologie. Je ne doute point que beaucoup de gens ne m’accusent de témérité, d’avoir osé associer à mes écrits l’ouvrage d’un si excellent homme ; et j’avoue que leur accusation est bien fondée : mais le moyen de résister à la tentation de montrer à toute la terre, comme je le montre en effet par l’impression de cette lettre, que ce grand personnage me faisoit l’honneur de m’estimer, et avoir la bonté

Meas esse aliquid putare nugas[3] ?

Au reste, comme malgré une apologie si authentique, et malgré les bonnes raisons que j’ai vingt fois alléguées en vers et en prose, il y a encore des gens qui aitent de médisances les railleries que j’ai faites de quantité d’auteurs modernes, et qui publient qu’en attaquant les défauts de ces auteurs je n’ai pas rendu justice à leurs bonnes qualités, je veux bien, pour les convaincre du contraire, répéter encore ici les mêmes paroles que j’ai dites sur cela dans la préface de mes deux éditions précédentes. Les voici :

« Il est bon que le lecteur soit averti d’une chose, c’est qu’en attaquant... etc.[4] »

Après cela, si on m’accuse encore de médisance, je ne sais point de lecteur qui n’en doive aussi être accusé, puisqu’il n’y en a point qui ne dise librement son avis des écrits qu’on fait imprimer, et qui ne se croie en plein droit de le faire, du consentement même de ceux qui les mettent au jour. En effet, qu’est-ce que mettre un ouvrage au jour ? N’est-ce pas en quelque sorte dire au public : Jugez-moi ? Pourquoi donc trouver mauvais qu’on nous juge ? Mais j’ai mis tout ce raisonnement en rimes dans ma neuvième satire, et il suffit d’y renvoyer mes censeurs.

  1. Aujourd’hui nous écririons vues.
  2. L’abbé Régnier Desmarais, secrétaire de l’Académie française.
  3. « De penser que les bagatelles que j’écris sont quelque chose. »
    Catulle, Lettre à Cornélius Aepos.
  4. Voy. ci-dessus, p. 43, 44.