Boileau - Œuvres poétiques/Le Lutrin/Chant 1

Le LutrinImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 353-362).

CHANT I

1672.

QuJe chante les combats, et ce prélat terrible
Qui, par ses longs travaux et sa force invincible.
Dans une illustre église[1] exerçant son grand cœur,
Fit placer à la fin un lutrin dans le chœur.
C’est en vain que le chantre, abusant d’un faux titre,
Deux fois l’en fit ôter par les mains du chapitre :
Ce prélat, sur le banc de son rival altier
Deux fois le reportant, l’en couvrit tout entier.
DeMuse, redis-moi donc quelle ardeur de vengeance
De ces hommes sacrés rompit l’intelligence,
Et troubla si longtemps deux célèbres rivaux :
Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots !
taEt toi, fameux héros[2], dont la sage entremise

De ce schisme naissant débarrassa l’Église,
Viens d’un regard heureux animer mon projet,
Et garde-toi de rire en ce grave sujet.
EtParmi les doux plaisirs d’une paix fraternelle
Paris voyoit fleurir son antique chapelle ;
Ses chanoines vermeils et brillans de santé
S’engraissoient d’une longue et sainte oisiveté.
Sans sortir de leurs lits, plus doux que leurs hermines,
Ces pieux fainéans faisoient chanter matines,
Veilloient à bien dîner, et laissoient en leur lieu
À des chantres gagés le soin de louer Dieu :
Quand la Discorde encor toute noire de crimes
Sortant des Cordeliers pour aller aux Minimes[3],
Avec cet air hideux qui fait frémir la Paix,
S’arrêta près d’un arbre au pied de son palais.
Là, d’un œil attentif contemplant son empire,
À l’aspect du tumulte elle-même s’admire.
Elle y voit par le coche et d’Évreux et du Mans
Accourir à grands flots ses fidèles Normands ;
Elle y voit aborder le marquis, la comtesse,
Le bourgeois, le manant, le clergé, la noblesse ;
Et partout des plaideurs les escadrons épars
Faire autour de Thémis flotter ses étendards.
Mais une église seule, à ses yeux immobile,
Garde au sein du tumulte une assiette tranquille :
Elle seule la brave ; elle seule aux procès
De ses paisibles murs veut défendre l’accès.
La Discorde, à l’aspect d’un calme qui l’offense,
Fait siffler ses serpens, s’excite à la vengeance :
Sa bouche se remplit d’un poison odieux,
Et de longs traits de feu lui sortent par les yeux.

J’Quoi ! dit-elle d’un ton qui fit trembler les vitres,
J’aurai pu jusqu’ici brouiller tous les chapitres,
Diviser Cordeliers, Carmes, et Célestins[4] !
J’aurai fait soutenir un siège aux Augustins[5] !
Et cette église seule, à mes ordres rebelle,
Nourrira dans son sein une paix éternelle !
Suis-je donc la Discorde ? et, parmi les mortels,
Qui voudra désormais encenser mes autels ? »
À ces mots, d’un bonnet couvrant sa tête énorme,
Elle prend d’un vieux chantre et la taille et la forme ;
Elle peint de bourgeons son visage guerrier,
Et s’en va de ce pas trouver le trésorier[6].
EtDans le réduit obscur d’une alcôve enfoncée
S’élève un lit de plume à grands frais amassée :
Quatre rideaux pompeux, par un double contour,

En défendent l’entrée à la clarté du jour.
Là, parmi les douceurs d’un tranquille silence,
Règne sur le duvet une heureuse indolence.
C’est là que le prélat[7], muni d’un déjeuner,
Dormant d’un léger somme, attendoit le dîner.
La jeunesse en sa fleur brille sur son visage :
Son menton sur son sein descend à double étage ;
Et son corps, ramassé dans sa courte grosseur,
Fait gémir les coussins sous sa molle épaisseur.
FaLa déesse en entrant, qui voit la nappe mise,
Admire un si bel ordre, et reconnoît l’Église,
Et, marchant à grands pas vers le lieu du repos,
Au prélat sommeillant elle adresse ces mots :
Au« Tu dors, prélat, tu dors ! et là-haut à ta place
Le chantre[8] aux yeux du chœur étale son audace,
Chante les oremus, fait des processions,
Et répand à grands flots les bénédictions !
Tu dors ! attends-tu donc que, sans bulle et sans titre,
Il te ravisse encor le rochet et la mitre ?
Sors de ce lit oiseux qui te tient attaché,
Et renonce au repos, ou bien à l’évêché. »
EtElle dit : et, du vent de sa bouche profane,
Lui souffle avec ces mots l’ardeur de la chicane.
Le prélat se réveille, et, plein d’émotion,
Lui donne toutefois la bénédiction.
LuTel qu’on voit un taureau qu’une guêpe en furie
A piqué dans les flancs aux dépens de sa vie ;
Le superbe animal, agité de tourmens,
Exhale sa douleur en longs mugissemens :

Tel le fougueux prélat, que ce songe épouvante,
Querelle en se levant et laquais et servante ;
Et, d’un juste courroux rallumant sa vigueur,
Même avant le dîner parle d’aller au chœur.
Le prudent Gilotin, son aumônier fidèle[9],
En vain par ses conseils sagement le rappelle ;
Lui montre le péril ; que midi va sonner ;
Qu’il va faire, s’il sort, refroidir le dîner.
Qu« Quelle fureur, dit-il, quel aveugle caprice,
Quand le dîner est prêt, vous appelle à l’office ?
De votre dignité soutenez mieux l’éclat :
Est-ce pour travailler que vous êtes prélat ?
À quoi bon ce dégoût et ce zèle inutile ?
Est-il donc pour jeûner quatre-temps ou vigile ?
Reprenez vos esprits, et souvenez-vous bien
Qu’un dîner réchauffé ne valut jamais rien. »
QuAinsi dit Gilotin ; et ce ministre sage
Sur table, au même instant, fait servir le potage.
Le prélat voit la soupe, et plein d’un saint respect,
Demeure quelque temps muet à cet aspect.
Il cède, il dîne enfin ; mais, toujours plus farouche,
Les morceaux trop hâtés se pressent dans sa bouche.
Gilotin en gémit, et, sortant, de fureur,
Chez tous ses partisans va semer la terreur.
On voit courir chez lui leurs troupes éperdues,
Comme l’on voit marcher des bataillons de grues[10],
Quand le Pygmée altier, redoublant ses efforts,
De l’Hèbre[11] ou du Strymon[12] vient d’occuper les bords

À l’aspect imprévu de leur foule agréable,
Le prélat radouci veut se lever de table :
La couleur lui renaît, sa voix change de ton ;
Il fait par Gilotin rapporter un jambon.
Lui-même le premier, pour honorer la troupe,
D’un vin pur et vermeil il fait remplir sa coupe ;
Il l’avale d’un trait, et chacun l’imitant,
La cruche au large ventre est vide en un instant.
Sitôt que du nectar la troupe est abreuvée,
On dessert : et soudain, la nappe étant levée,
Le prélat, d’une voix conforme à son malheur,
Leur confie en ces mots sa trop juste douleur :
Le« Illustres compagnons de mes longues fatigues,
Qui m’avez soutenu par vos pieuses ligues,
Et par qui, maître enfin d’un chapitre insensé,
Seul à Magnificat je me vois encensé ;
Souffrirez-vous toujours qu’un orgueilleux m’outrage ;
Que le chantre à vos yeux détruise votre ouvrage,
Usurpe tous mes droits, et s’égalant à moi,
Donne à votre lutrin et le ton et la loi ?
Ce matin même encor, ce n’est point un mensonge,
Une divinité me l’a fait voir en songe ;
L’insolent, s’emparant du fruit de mes travaux,
A prononcé pour moi le Benedicat vos !
Oui, pour mieux m’égorger, il prend mes propres armes. »
OuLe prélat à ces mots verse un torrent de larmes.
Il veut, mais vainement, poursuivre son discours :
Ses sanglots redoublés en arrêtent le cours.
Le zélé Gilotin, qui prend part à sa gloire,
Pour lui rendre la voix fait rapporter à boire ;
Quand Sidrac[13], à qui l’âge allonge le chemin,

Arrive dans la chambre un bâton à la main.
Ce vieillard dans le chœur a déjà vu quatre âges :
Il sait de tous les temps les différens usages :
Et son rare savoir, de simple marguillier[14],
L’éleva par degrés au rang de chevecier[15].
À l’aspect du prélat qui tombe en défaillance,
Il devine son mal, il se ride, il s’avance ;
Et d’un ton paternel réprimant ses douleurs :
« Laisse au chantre, dit-il, la tristesse et les pleurs.
Prélat, et, pour sauver tes droits et ton empire,
Ecoute seulement ce que le ciel m’inspire.
Vers cet endroit du chœur où le chantre orgueilleux
Montre, assis à ta gauche, un front si sourcilleux,
Sur ce rang d’ais serrés qui forment sa clôture
Fut jadis un lutrin d’inégale structure,
Dont les flancs élargis, de leur vaste contour
Ombrageoient pleinement tous les lieux d’alentour.
Derrière ce lutrin, ainsi qu’au fond d’un antre,
À peine sur son banc on discernoit le chantre,
Tandis qu’à l’autre banc le prélat radieux,
Découvert au grand jour attirait tous les yeux.
Mais un démon, fatal à cette ample machine,
Soit qu’une main la nuit eût hâté sa ruine,
Soit qu’ainsi de tout temps l’ordonnât le destin,
Fit tomber à nos yeux le pupitre un matin.
J’eus beau prendre le ciel et le chantre à partie,
Il fallut l’emporter dans notre sacristie,
Où depuis trente hivers, sans gloire enseveli,
Il languit tout poudreux dans un honteux oubli.
Entends-moi donc, prélat. Dès que l’ombre tranquille
Viendra d’un crêpe noir envelopper la ville,

Il faut que trois de nous, sans tumulte et sans bruit,
Partent à la faveur de la naissante nuit,
Et, du lutrin rompu réunissant la masse,
Aillent d’un zèle adroit le remettre en sa place.
Si le chantre demain ose le renverser,
Alors de cent arrêts tu le peux terrasser.
Pour soutenir tes droits, que le ciel autorise,
Abîme tout plutôt ; c’est l’esprit de l’Église :
C’est par là qu’un prélat signale sa vigueur.
Ne borne pas ta gloire à prier dans un chœur :
Ces vertus dans Aleth[16] peuvent être en usage ;
Mais dans Paris plaidons : c’est là notre partage.
Tes bénédictions dans le trouble croissant,
Tu pourras les répandre et par vingt et par cent,
Et, pour braver le chantre en son orgueil extrême,
Les répandre à ses yeux, et le bénir lui-même.
LeCe discours aussitôt frappe tous les esprits ;
Et le prélat charmé l’approuve par des cris.
Il veut que, sur-le-champ, dans la troupe on choisisse
Les trois que Dieu destine à ce pieux office :
Mais chacun prétend part à cet illustre emploi.
« Le sort, dit le prélat, vous servira de loi[17] :
Que l’on tire au billet ceux que l’on doit élire
Il dit : on obéit, on se presse d’écrire.
Aussitôt trente noms, sur le papier tracés,
Sont au fond d’un bonnet par billets entassés.
Pour tirer ces billets avec moins d’artifice,
Guillaume, enfant de chœur, prête sa main novice
Son front nouveau tondu, symbole de candeur,
Rougit, en approchant, d’une honnête pudeur.

Cependant le prélat, l’œil au ciel, la main nue,
Bénit trois fois les noms, et trois fois les remue.
Il tourne le bonnet : l’enfant tire ; et Brontin
Est le premier des noms qu’apporte le destin.
Le prélat en conçoit un favorable augure,
Et ce nom dans la troupe excite un doux murmure.
On se tait ; et bientôt on voit paroître au jour
Le nom, le fameux nom du perruquier l’Amour[18].
Ce nouvel Adonis, à la blonde crinière,
Est l’unique souci d’Anne sa perruquière.
Ils s’adorent l’un l’autre ; et ce couple charmant
S’unit longtemps, dit-on, avant le sacrement ;
Mais, depuis trois moissons, à leur saint assemblage,
L’official a joint le nom de mariage.
Ce perruquier superbe est l’effroi du quartier
Et son courage est peint sur son visage altier.
Un des noms reste encore, et le prélat par grâce
Une dernière fois les brouille et les ressasse.
Chacun croit que son nom est le dernier des trois.
Mais que ne dis-tu point, ô puissant porte-croix,
Boirude[19], sacristain, cher appui de ton maître,
Lorsqu’aux yeux du prélat tu vis ton nom paraître !
On dit que ton front jaune, et ton teint sans couleur,
Perdit en ce moment son antique pâleur ;
Et que ton corps goutteux, plein d’une ardeur guerrière,
Pour sauter au plancher fit deux pas en arrière.
Chacun bénit tout haut l’arbitre des humains,

Qui remet leur bon droit en de si bonnes mains.
Aussitôt on se lève ; et l’assemblée en foule,
Avec un bruit confus, par les portes s’écoule.
AvLe prélat resté seul calme un peu son dépit,
Et jusques au souper se couche et s’assoupit.

  1. L’édition in-4o de 1674 porte : Dans Pourges autrefois. On avait imprimé Bourges ; mais Boileau fit gratter dans tous les exemplaires la boucle inférieure du B. On aperçoit encore dans ces exemplaires les traces de cette opération faite avec la pointe du canif. Quelques-unes des éditions suivantes n’offrent ici que l’initiale P : Dans P… autrefois. Celle de 1683 porte la leçon qui est restée : Dans une illustre église.
  2. M. le premier président de Lamoignon.
  3. Il y eut de grandes brouilleries dans ces deux couvents à l’occasion de quelques supérieurs qu’on y voulait élire.
  4. Les dissensions de ces moines avaient donné lieu à un arrêt du Parlement rendu au mois d’avril 1667 sur le réquisitoire de l’avocat général Talon.
  5. Tous les deux ans, les Augustins du grand couvent nommaient, en chapitre, trois jeunes religieux pour faire leur licence en Sorbonne. L’an 1658, le chapitre, au lieu de trois, en nomma neuf, pour trois licences consécutives. Le Parlement cassa cette élection prématurée, ordonna aux Augustins de procéder à une nomination plus régulière, c’est-à-dire pour une seule licence ; et, sur leur refus, envoya des archers pour les y contraindre. Les religieux se mettent en défense, sonnent le tocsin, tirent sur les archers, apportent le saint sacrement sur le champ de bataille, et sont pourtant forcés de capituler. On se donne des otages de part et d’autre ; on convient que les assiégés auront la vie sauve. Les commissaires du Parlement entrent dans le monastère ; ils font arrêter et conduire à la Conciergerie onze religieux. Mais vingt-sept jours après, le cardinal Mazarin, l’ennemi du Parlement, met en liberté les onze prisonniers qui sont reconduits en triomphe et dans les carrosses du roi, à leur couvent. Leurs confrères vont les recevoir en procession, des palmes à la main, sonnent toutes les cloches et chantent le Te Deum. La Fontaine a composé sur cet événement une ballade.
  6. Titre du prélat qui gouverne la Sainte-Chapelle.
  7. Ce personnage était Claude Audri, d’abord camérier du cardinal
    Mazarin, puis évêque de Coutances, enfin trésorier de la Sainte-Chapelle.
  8. Le chantre se nommait Jacque Barrin, et était le fils du maître
    des requêtes La Galissonnière.
  9. Le véritable nom de ce personnage était Gueronnet. Le trésorier lui donna depuis la cure de la Sainte-Chapelle.
  10. Imitation d’un passage d’Homère au commencement du livre III de l’Iliade.
  11. Fleuve de Thrace.
  12. Fleuve de l’ancienne Thrace.
  13. Sidrac est le vrai nom d’un vieux chapelain de la Sainte-Chapelle.
  14. C’est celui qui a soin des reliques. (B.)
  15. C’est celui qui a soin des chapes et de la cire. (B.)
  16. Nicolas Pavillon, alors évêque d’Aleth, fut un modèle de vertu évangélique. Il fut cependant soupçonné de jansénisme
  17. Homère, Iliade, livre VII, vers 171.
  18. Molière en a peint le caractère dans le Médecin malgré lui. Ce héros comique était d’abord un horloger. Boileau avait pris ce biais pour déguiser un peu le personnage réel qu’il voulait peindre, et qui était le perruquier Didier L’Amour, fort connu dans la cour du Palais, où il tenait sa boutique.
  19. Boirude pour François Sirude, sacristain, puis vicaire de la Sainte-Chapelle : il portait la croix ou la bannière à la procession.