Boileau - Œuvres poétiques/Le Lutrin/Avis au lecteur

Le LutrinImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 349-351).
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AVIS AU LECTEUR[1].

Il seroit inutile maintenant de nier que le poëme suivant a été composé à l’occasion d’un différend assez léger, qui s’émut dans une des plus célèbres églises de Paris, entre le trésorier et le chantre ; mais c’est tout ce qu’il y a de vrai. Le reste, depuis le commencement jusqu’à la fin, est une pure fiction ; et tous les personnages y sont non-seulement inventés, mais j’ai eu soin même de les faire d’un caractère directement opposé au caractère de ceux qui desservent cette église, dont la plupart, et principalement les chanoines, sont tous gens, non-seulement d’une fort grande probité, mais de beaucoup d’esprit, et entre lesquels il y en a tel à qui je demanderois aussi volontiers son sentiment sur mes ouvrages, qu’à beaucoup de messieurs de l’Académie. Il ne faut donc pas s’étonner si personne n’a été offensé de l’impression de ce poème, puisqu’il n’y a en effet personne qui y soit véritablement attaqué. Un prodigue ne s’avise guère de s’offenser de voir rire d’un avare, ni un dévot de voir tourner en ridicule un libertin. Je ne dirai point comment je fus engagé à travailler à cette bagatelle sur une espèce de défi, qui me fut fait en riant par feu M. le premier président de Lamoignon, qui est celui que j’y peins sous le nom d’Ariste. Ce détail, à mon avis, n’est pas fort nécessaire. Mais je croirois me faire un trop grand tort si je laissois échapper cette occasion d’apprendre à ceux qui l’ignorent, que ce grand personnage, durant sa vie, m’a honoré de son amitié. Je commençai à le connoître dans le temps que mes satires faisoient le plus de bruit ; et l’accès obligeant qu’il me donna dans son illustre maison fit avantageusement mon apologie contre ceux qui vouloient m’accuser alors de libertinage et de mauvaises mœurs. C’étoit un homme d’un savoir étonnant, et passionné admirateur de tous les bons livres de l’antiquité ; et c’est ce qui lui fit plus aisément souffrir mes ouvrages, où il crut entrevoir quelque goût des anciens. Comme sa piété étoit sincère, elle étoit aussi fort gaie, et n’avoit rien d’embarrassant. Il ne s’effraya point du nom de satires que portoient ces ouvrages, où il ne vit en effet que des vers et des auteurs attaqués. Il me loua même plusieurs fois d’avoir purgé, pour ainsi dire, ce genre de poésie de la saleté qui lui avoit été jusqu’alors comme affectée. J’eus donc le bonheur de ne lui être pas désagréable. Il m’appela à tous ses plaisirs et à tous ses divertissemens, c’est-à-dire à ses lectures et à ses promenades. Il me favorisa même quelquefois de sa plus étroite confidence, et me fît voir à fond son âme entière. Et que n’y vis-je point ! Quel trésor surprenant de probité et de justice ! Quel fonds inépuisable de piété et de zèle ! Bien que sa vertu jetât un fort grand éclat au dehors, c’étoit toute autre chose au dedans ; et on voyoit bien qu’il avoit soin d’en tempérer les rayons, pour ne pas blesser les yeux d’un siècle aussi corrompu que le nôtre. Je fus sincèrement épris de tant de qualités admirables ; et s’il eut beaucoup de bonne volonté pour moi, j’eus aussi pour lui une très-forte attache. Les soins que je lui rendis ne furent mêlés d’aucune raison d’intérêt mercenaire ; et je songeai bien plus à profiter de sa conversation que de son crédit. Il mourut dans le temps que cette amitié étoit en son plus haut point ; et le souvenir de sa perte m’afflige encore tous les jours. Pourquoi faut-il que des hommes si dignes de vivre soient sitôt enlevés du monde, tandis que des misérables et des gens de rien arrivent à une extrême vieillesse ! Je ne m’étendrai pas davantage sur un sujet si triste : car je sens bien que si je continuois à en parler, je ne pourrois m’empêcher de mouiller peut-être de larmes la préface d’un ouvrage de pure plaisanterie.

  1. Cet avis terminait la préface générale que Boileau avait mise à la tête de ses œuvres, dans l’édition de 1683 : il le plaça en 1701 à la tête du Lutrin.