BOHÊME.




à mon ami jacques guérig.


I

Depuis trois ans passés ma jeunesse coureuse
Errait, le sac au dos, sur le sol allemand,
Le long des grands chemins ma vie aventureuse
Aux chênes des forêts écrivait son roman,
De Munich à Berlin, de Bâle à Varsovie,
Sous la brume et l’orage avaient bondi mes pas ;

Rien n’avait pu lasser mon âme inassouvie,
Mes robustes seize ans défiaient le trépas.
II
En cousant une rime aux deux coins d’une idée
Je m’en allais rêveur, le bâton à la main,
La tête de soleil ou de vent inondée,
En laissant au hasard le soin du lendemain.
Je dérobais mon lit aux mousses des clairières,
Ma harpe me donnait la bière et le pain noir,
Et je dormais paisible aux marges des carrières
Sous le ciel qu’empourpraient les nuages du soir.
III
Je n’avais pour tous biens qu’une pipe allemande,
Les deux Faust du grand Goethe, un pantalon d’été,
Deux pistolets rayés non sujets à l’amende,
Une harpe légère, et puis, la liberté !

Je lisais, en passant, des vieilles cathédrales
Les lieds marmoréens par les siècles écrits,
Puis, au bord des forêts, dans les lueurs astrales,
Des chroniques des burgs j’épelais les sanscrits.
IV
Plus avide toujours de course et de science,
Mettant mon avenir sous la garde de Dieu,
J’errais, pauvre d’argent, riche d’insouciance,
Mais libre et gai toujours, sous le ciel sombre ou bleu.
Je dormais tour à tour dans le foin qu’on entasse
Ou les lits somptueux des seigneurs bavarois,
Je buvais tour à tour dans la coupe ou la tasse,
Heurtant du même bras les pâtres et les rois.
V
Mais, malgré tout, parfois une vague souffrance
Assombrissait mon cœur et voilait ma gaîté ;

Une secrète voix m’appelait vers la France
Et me parlait de gloire et de célébrité :
La France ! sol fécond, beau pays de ma mère
Où de mes rêves d’or m’emportaient les chevaux ;
Et puis, la solitude est parfois bien amère !
Je n’avais pas d’amis, je voulais des rivaux.
VI
Grisant mon jeune cœur d’illusions candides,
Seul, et toujours à pied, je m’en vins vers Paris ;
J’escomptais l’avenir dans mes rêves splendides,
Et l’espoir guérissait mes pieds endoloris.
Je m’arrêtais parfois sur la route poudreuse
Qui s’allongeait toujours comme un boa sans fin ;
Ma lèvre avait tari ma gourde filandreuse,
Mes jambes trébuchaient de fatigue et de faim.
VII
Mais je ressaisissais mon bâton de voyage ;
J’étais trop orgueilleux pour me décourager.

À défaut de la source acceptant le mirage,
Je marchais de nouveau d’un pas ferme et léger.
Quand la faim torturait mon estomac avide,
J’entonnais, la voix haute, un vieux lied allemand :
Les beaux vers empourpraient mon visage livide,
Et j’oubliais la faim dans cet enivrement.
VIII
Je ne traduirai pas le sanglotant poëme
Que lamenta mon cœur dans la grande cité ;
Sur mon front la misère a versé son baptême :
L’orage l’a laissé pâle, mais indompté.
Mes pas ont pénétré dans plus d’un bouge infâme :
Mon cœur n’a pas perdu son invincible foi ;
Et, comme un saint trésor, j’ai gardé dans mon âme
La confiance en Dieu, la confiance en moi.