Bodin - Le Roman de l’avenir/Une maisonnette

Lecointe et Pougin (p. 229-244).

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UNE MAISONNETTE.
Hoc erat, etc.
Cela était dans mes souhaits.
Horace.
Le prêtre doit se faire instituteur, ou l’instituteur devient le prêtre des civilisations avancées.
Anonyme du 19e siècle.

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Une Maisonnette.

Quel que soit le développement actuel de l’aéronautique dans toutes les contrées avancées en civilisation, la chute de machines volantes d’une dimension semblable est un événement trop peu commun, pour ne pas faire sensation là où il a lieu. Pour les habitans de la campagne surtout, la vue rapprochée de tels oiseaux, qu’ils n’aperçoivent d’ordinaire qu’à une grande hauteur dans les airs, est un spectacle qui ne manque pas d’exciter la curiosité. Aussi doit-on bien penser que l’affluence est considérable, principalement sur le rivage si populeux de la Loire, lorsque l’énorme milan se pose sur la surface large et polie du fleuve, avec assez de précaution pour ne point être submergé. Déjà les hardis aventuriers arrimant à la hâte la coque du milan, et ses nacelles auxiliaires toutes disposées, en cas de besoin, pour la navigation, commençaient à descendre le fleuve, en faisant voile des débris de leurs ailes, et en nageant avec l’appareil de leur moteur converti en roues de bateau.

Si, contre toute apparence, personne, sur leur passage, ne leur demandait l’exhibition de lettres de marque justifiant un équipage évidemment guerrier, et qui ne pourrait appartenir régulièrement qu’à l’association civilisatrice, ils traverseraient Nantes, et puis gagneraient la mer. Mais Philirène y met ordre par un signal qui donne l’éveil à la force publique, bientôt rassemblée. On s’empare de leurs personnes, on dresse inventaire de leur bâtiment, et provisoirement on les envoie dans les prisons de Saumur, où un jury spécial devra les juger ; puis une commission phrénologique les examinera, pour poser les questions d’indulgence. Ceux qui auront les signes de penchans naturels tout-à-fait vicieux, seront placés dans la maison pénitentiaire de Fontevrault, où l’on tâchera, un peu tardivement il est vrai, de neutraliser ces penchans. Ceux chez lesquels on trouvera, au contraire, les indices de bons penchans, que la mauvaise éducation et les traverses de la vie auront pu contrarier et pervertir, seront placés dans une maison d’amendement et de perfectionnement supérieur, d’où plusieurs pourront sortir avec un bon emploi, et faire honorablement leur chemin dans la société.

Philirène, en songeant à cela, disait un jour à Eupistos : Notre admirable philantropie rend la position de certains coquins préférable à celle des braves gens ; mais est-ce toujours la faute à ceux-là s’ils étaient des coquins, et y a-t-il toujours du mérite à ceux-ci d’être de braves gens ?

Il disait encore à propos du jugement de l’équipage : Ici les phrénologistes sont chargés de l’application et de l’adoucissement de la peine. À Organapolis, ce sont eux-mêmes qui jugent, qui se bornent à punir du régime le plus calmant, les scélérats dont les actes ont été conformes à leur organisation, et ordonnent des peines plus sévères pour de moins grands coupables, dont l’organisation devait les porter au bien. Voilà deux justices, et combien y en a-t-il d’autres dans ce monde, et quelle est la meilleure ?

Il regrettait vivement les hommes honnêtes et intelligens de son équipage, morts, ou infirmes pour le reste de leurs jours. Sur les cinquante hommes qui montaient le milan, disait-il, il y en a eu sept tués ou perdus dans la manœuvre, et une douzaine d’estropiés. Je gémis sur leur sort, car ils sont punis beaucoup plus sévèrement que leurs camarades, sans l’avoir mérité ; et cela ne me rend pas les miens !

Voilà comme Philirène voit presque en toutes choses sujet de s’affliger, et de noyer sa pensée dans les eaux troubles et nauséabondes du doute.

Cependant, en parlant de ce qui devait advenir de l’équipage de l’oiseau de proie, j’ai négligé de suivre Philirène chez les hôtes près desquels il a mis pied à terre.

Ce sont de bonnes gens qui vivent dans un ancien ermitage, fondé, je crois, au quinzième siècle. On y voit encore les ruines de la chapelle, et, dans une cavité, les vestiges de la cellule des bons ermites que nourrissait la charité des habitans du hameau voisin, situé au pied du coteau, sur le bord de la rivière. C’était alors un hameau ; mais aujourd’hui que la France compte cinquante-quatre millions d’âmes, la Mimerolle peut bien s’appeler un village.

Autour de la jolie maisonnette, admirablement située sur le sommet d’une côte escarpée qui domine la Loire, il y a un enclos de trois ou quatre hectares de terrain, planté en grande partie en vignes, dont le produit est fort estimé dans le voisinage. Dans le reste, on voit un verger, un petit potager derrière l’habitation, des tapis de luzerne, quelques espaces couverts de sainfoin en fleur, puis çà et là des haies d’aubépine bien taillées, bien peignées, et, auprès de gros blocs jetés là depuis des siècles, quelques buissons de houx toujours verts et aux rouges baies, de chèvrefeuille à l’odeur suave, de clématite qui semble étaler ses fleurs sur les autres arbustes comme une légère et blanche écume, d’églantier, de troësne, de fusin aux tiges anguleuses et aux baies de corail. Dans le lieu le plus élevé, de grands arbres verts, un if, un épicéa, un pin d’Italie, élancent dans les airs leurs hautes et vieilles tiges à la parure funèbre, qui se voient à quatre myriamètres de là en toute saison, comme d’immobiles télégraphes n’exprimant qu’une seule idée. Je craindrais d’ennuyer, en nommant beaucoup d’autres arbres ou arbustes, indigènes ou exotiques, aux fleurs odorantes ou au feuillage luisant, formant le petit bois-taillis qui est au nord du côté de la rivière, sur la pente presque verticale du coteau, où les sentiers sont si rapides qu’il faut souvent s’accrocher aux branches et aux racines mousseuses des chênes et des ébéniers.

Entrons dans la maison par une terrasse décorée de piliers à l’italienne surmontés de vases de géraniums. Nous sommes dans un salon dont le modeste ameublement serait loin d’annoncer l’aisance, sans l’extrême propreté qu’on y remarque. La tenture est un de ces vieux velours de coton à dessins en arabesques, comme on en faisait il y a cent ans ; quant aux grands et lourds fauteuils de chêne revêtus de tapisseries à figures et à paysages représentant les saisons en costume du temps de Louis XIV, il est facile d’en assigner la date. Sur une assez belle cheminée en marbre factice, qui peut bien remonter aux premières années du gouvernement parlementaire de 1830, est une pendule de bronze dont le sujet mythologique et guerrier rappelle évidemment le goût dominant au temps de l’empire français. Je ne poursuivrai pas cette sorte d’inventaire d’un pauvre mobilier ; il vaut mieux jeter les yeux du côté du levant par la grande porte vitrée : là se découvre une vue qui vaut mieux que les ameublemens les plus somptueux. À droite, des coteaux boisés, de vertes pelouses et des rochers dans les clairières, des éboulemens et des sentiers sablonneux, des grottes creusées dans le tuf, enfin une nature âpre et agreste à la Ruysdaël, surtout dans la saison où les feuilles sentant s’approcher leur chute, prennent, comme de bizarres déguisemens, tant de teintes diverses : les unes jaunissantes, les autres rougeâtres ou amaranthe, selon l’espèce des arbres. À gauche, la belle vallée d’Anjou, si riche, si plantureuse, si remplie de maisons, de villages, de bourgs, de villes, de fabriques, bornée par des collines qui s’éloignent en se fondant en un horizon légèrement violet.

Mais en face on a mieux encore, on a la Loire, la belle Loire, avec ses sables d’un jaune de froment mûr pour la moisson, ses jolies îles couvertes de saussaies en taillis dont la verdure tendre aux reflets argentés leur donne l’air de fragmens de tapis peluchés et soyeux ; puis la vaste prairie que bordent de longs rideaux de peupliers ; puis au loin la gente et bien assise ville de Saumur, comme dit la vieille chronique, ses beaux ponts, ses clochers, ses moulins à vent sur la hauteur, et son ancien château converti en une bruyante manufacture, ainsi que son ancien quartier de cavalerie, où l’on construisit, au siècle dernier, des chars de guerre à vapeur ; puis l’œil revient encore sur la Loire, toujours la Loire, qui coule si près du coteau qu’on croit la voir à ses pieds ; la Loire, jadis la plus capricieuse, la plus trompeuse des rivières de France, aujourd’hui devenue traitable et docile sans cesser d’être belle, et se laissant naviguer en toute saison, grâce aux patiens et immenses travaux qui ont dirigé son cours et creusé son lit. On y contemple toujours ces suites majestueuses de longues voiles qui, s’épanouissant au souffle du vent de mer, s’avancent resplendissantes au soleil comme les blanches robes des jeunes filles à la procession de la Fête-Dieu ; mais plus qu’autrefois, on voit sillonner le bienfaisant fleuve par ces hardies machines flottantes qui roulent bruyamment sur les eaux, en vomissant une noire colonne de fumée comme les dragons de la fable.

Quelque préoccupé que soit Philirène, par la contrariété du retard apporté à son voyage (en effet, les notables avaries qu’a essuyées l’hirondelle exigent que l’équipage reste à terre un jour pour les réparer), il ne peut s’empêcher de s’abandonner à toute l’admiration qu’un si luxuriant tableau ne manque point de faire naître. Après l’avoir témoignée à ses hôtes dans le langage d’un enthousiasme de bonne compagnie, il dit à Eupistos : Voilà un ermitage comme j’en souhaitais un l’autre jour.

— Et moi aussi, lui répond son ami en riant, je m’accommoderais bien d’une pareille solitude, où la présence de l’homme se montre de toutes parts.

— J’avoue qu’aujourd’hui on ne peut loger ici qu’un ermite de civilisation ; mais il me semble que je m’y serais plu même au temps où ce coteau était moins habité.

— Quoiqu’à peu de distance de nombreuses habitations, nous jouissons ici de tous les agrémens de la solitude, dit l’hôte, respectable vieillard que les deux voyageurs commencent à observer avec intérêt et discrétion.

Ils apprennent bientôt que c’est l’ancien instituteur du village, qui vit dans cette jolie retraite avec sa femme, également vouée comme lui autrefois à l’instruction primaire, sa fille, son gendre, et deux petits enfans déjà en âge de prendre part aux travaux de la campagne. Cette famille trouve dans les produits variés de l’enclos et de quelques ares qui en dépendent, des ressources suffisantes pour une existence sinon brillante, du moins honnête ; et le petit revenu que les bons patriarches de la pédagogie se sont assuré sur la caisse d’épargne y ajoute de quoi la rendre heureuse. Ils ont un fils et une bru qui les ont remplacés au village dans leurs fonctions enseignantes, et dont l’unique enfant, jeune fille de vingt ans atteinte des pâles couleurs, se trouve dans ce moment-ci chez ses grands parens, pour y recevoir des soins qu’aucune occupation ne peut distraire et dont l’air vif et pur de Sainte-Radegonde, doit augmenter l’efficacité.

J’ai dit qu’il y a trois ou quatre hectares de terrain dépendant de cette maison. Au point où en est le morcellement du sol, c’est la plus grande propriété de la commune. Il est vrai que c’est un domaine communal, destiné aux instituteurs et à leur famille dont le pasteur fait ordinairement partie.

Après avoir fait servir des rafraîchissemens à ses hôtes le vénérable instituteur les prie de l’excuser s’il les quitte un moment. Mais sa bien-aimée petite fille est endormie dans un cabinet voisin, et il doit aller voir comment elle se trouve.