Bodin - Le Roman de l’avenir/La fille de l’instituteur
— Et moi aussi, lui répond son ami en riant, je m’accommoderais bien d’une pareille solitude, où la présence de l’homme se montre de toutes parts.
— J’avoue qu’aujourd’hui on ne peut loger ici qu’un ermite de civilisation ; mais il me semble que je m’y serais plu même au temps où ce coteau était moins habité.
— Quoiqu’à peu de distance de nombreuses habitations, nous jouissons ici de tous les agrémens de la solitude, dit l’hôte, respectable vieillard que les deux voyageurs commencent à observer avec intérêt et discrétion.
Ils apprennent bientôt que c’est l’ancien instituteur du village, qui vit dans cette jolie retraite avec sa femme, également vouée comme lui autrefois à l’instruction primaire, sa fille, son gendre, et deux petits enfans déjà en âge de prendre part aux travaux de la campagne. Cette famille trouve dans les produits variés de l’enclos et de quelques ares qui en dépendent, des ressources suffisantes pour une existence sinon brillante, du moins honnête ; et le petit revenu que les bons patriarches de la pédagogie se sont assuré sur la caisse d’épargne y ajoute de quoi la rendre heureuse. Ils ont un fils et une bru qui les ont remplacés au village dans leurs fonctions enseignantes, et dont l’unique enfant, jeune fille de vingt ans atteinte des pâles couleurs, se trouve dans ce moment-ci chez ses grands parens, pour y recevoir des soins qu’aucune occupation ne peut distraire et dont l’air vif et pur de Sainte-Radegonde, doit augmenter l’efficacité.
J’ai dit qu’il y a trois ou quatre hectares de terrain dépendant de cette maison. Au point où en est le morcellement du sol, c’est la plus grande propriété de la commune. Il est vrai que c’est un domaine communal, destiné aux instituteurs et à leur famille dont le pasteur fait ordinairement partie.
Après avoir fait servir des rafraîchissemens à ses hôtes le vénérable instituteur les prie de l’excuser s’il les quitte un moment. Mais sa bien-aimée petite fille est endormie dans un cabinet voisin, et il doit aller voir comment elle se trouve.
LA FILLE
DE L’INSTITUTEUR.
XI
La Fille de l’instituteur.
Depuis que le magnétisme est devenu principalement la médecine de famille[1], ses inconvéniens se sont fait moins sentir et ses avantages mieux apprécier. Un mari qui donne ses soins à sa tendre moitié, un père à sa fille chérie, obtiennent des résultats plus sûrs que des étrangers, et sans les périls que ce mode curatif, si délicat, porte avec lui. Et quels touchans tableaux cela produit ! Combien les liens de la famille en sont-ils plus resserrés ! Peut-être n’en dirais-je pas autant des liens du mariage ; car il arrive parfois que les maris découvrent par le somniloquisme de leurs chères épouses, des secrets dont la connaissance n’était point nécessaire à leur repos ; aussi conçoit-on aisément la résistance obstinée de beaucoup de femmes à se soumettre à cette thérapeutique conjugale.
Une jeune fille est endormie dans un antique fauteuil à bras et à long dossier ; sa pose est gracieuse, sa taille est svelte et ses pieds fort mignons se détachent joliment sur le velours rouge d’une chaufferette. Deux rangées de ces longs cils noirs, auxquels les ailes de corbeau serviront éternellement de comparaison, s’étendent au-dessus de joues un peu amaigries, ou un poète d’Asie dirait que la jonquille et le souci ont supplanté les lys et les roses. Mais les traits délicats et gracieux de la jeune malade indiquent assez combien elle doit encore avoir de charme surtout quand sa physionomie est animée par deux yeux qui ne semblent pas devoir être médiocrement fendus.
— Eh bien, Eudoxie, dit le vieillard en entrant, as-tu songé à l’infusion que tu voulais te prescrire ? Vois-tu maintenant les plantes dont nous la composerons.
— Oh ! mon Dieu, non, cher grand-papa, je ne me suis point occupée de moi. Depuis un quart-d’heure, tout en dormant d’un sommeil calme et salutaire, je ne songe qu’à ces étrangers qui viennent d’arriver ici, Savez-vous que vous avez chez vous un grand et illustre personnage ?
— Vraiment ! Je m’en étais douté à son langage et à son air. Qu’as-tu donc vu ?
— Mais j’ai vu qu’il arrive de l’autre hémisphère, de Benthamia, où il a siégé sur un fauteuil placé à la pointe d’un rocher ; il était là parmi des hommes venus de tous les points du globe, et j’ai vu qu’il les présidait. Ce doit être le fameux Philirène.
— Je le pense comme toi, d’après ces indices. Veux-tu que je le fasse entrer ici ?
Eudoxie vivement : Non, non ; je ne veux pas qu’il me voie comme cela pour la première fois.
Eh ! que t’importe ? ma pauvre enfant.
Oh ! mon Dieu ! Je ne puis dire. Je ne vois nullement sa personne visible, mais je me trouve étonnamment en rapport avec sa personne morale, je ne sais pourquoi. Comme je lis dans sa pensée !
Elle se met à pleurer.
— Qu’as-tu donc, chère Eudoxie ? Ne cache rien à ton grand père, à l’un de tes meilleurs amis.
— Comme cette intelligence me plaît ! Mais l’âme manque un peu de chaleur, et il me semble que je lui en donnerais. (Ses joues se colorent légèrement.)
— Qui te fait penser cela ? mon enfant.
— Je ne saurais le dire ; ce sont des idées folles et rapides qui me passent par la tête. Je vois qu’il est un peu aimé par une bien jolie personne, oui un peu, mais pas assez : pas comme je… Oh ! elle ne le comprend pas, c’est au-dessus d’elle. Eh ! mais on l’emporte bien vite, où va-t-elle ? Je vois cela tout trouble. (Elle se frotte l’orbite des yeux, puis pose la main sur son front et après un instant de profonde attention, elle dit) : Cher bon papa, ne manquez pas de l’avertir que le chef des pirates peut lui faire d’importantes révélations. Cela va bien l’affliger ; mais il faut qu’il le sache. Malheureux Philirène ! il m’intéresse bien.
— Il ne faut pas trop fatiguer ton attention de ce côté, chère enfant. Et cette tisane, comment la veux-tu ?
Eudoxie, avec un léger mouvement d’impatience : — Oh ! mon Dieu ! bon papa, la tisane, je sais qu’elle me fera du bien. Mais… Oh ! je ne dirais jamais cela si j’étais réveillée ; je n’oserais même le penser.
Le vieillard, avec une tendre inquiétude : — Je m’en doute, ma pauvre Eudoxie.
— Je le sais bien. Vous voyez que toute ma maladie est dans mon cœur, ce cœur inoccupé, attristé. Oh ! si j’étais aimée, aimée comme je suis capable d’aimer ! Mais c’est ma faute ; j’ai voulu m’élever trop au-dessus de ma situation. J’ai trop cultivé mon intelligence ; j’ai poussé trop loin les talens, trop pour une simple villageoise, car je ne suis que cela, cher grand-père. J’ai dédaigné les jeunes gens qui auraient pu songer à moi, je les ai éloignés par un peu de hauteur ; j’ai eu tort, j’en serai peut-être punie. Oh ! de grâce ! ne me parlez pas de tout cela, quand je serai réveillée.
Le bon grand-père laisse encore dormir quelque temps sa petite-fille, puis la réveille à son retour d’une promenade dans l’enclos. Les voyageurs qui l’ont parcouru avec lui rentrent pour dîner. Leur hôte, par une discrétion d’homme bien élevé, n’a point troublé leur incognito, qui n’existe plus pour lui : toutefois, des égards plus marqués peuvent leur faire croire qu’on l’a pénétré. Le vieillard s’est borné à donner l’avis dont il était question tout à l’heure, à Philirène, qui, soupçonnant tout naturellement l’origine onirophantique de cette information, n’en est nullement étonné, et se dispose à la mettre à profit.
Toute la famille demi-lettrée, demi-rustique de l’instituteur émérite, est réunie pour le dîner ; on se met à table, et il prononce à haute voix la prière à laquelle tout le monde répond : Amen. Le patriarche ne fait point une longue apologie pour l’extrême frugalité du repas qu’il offre d’un excellent cœur. Il est clair que ces bonnes gens n’ont de ressource en pareil cas, que leur basse-cour, leur jardin et leur cave. Les mets sont ceux de leur ordinaire, sauf quelques entremêts sucrés, auxquels les deux vaches de l’étable ont apporté le tribut d’un lait très-frais. La pièce de résistance est un gros dinde, accommodé tout simplement aux truffes, qui se multiplient considérablement dans les terrains sablonneux, depuis qu’on a découvert le moyen de reproduire ce tubercule si précieux pour l’engrais des porcs.
Bref, ces pauvres gens ont fait ce qu’ils ont pu, et Philirène qui est l’homme le plus sobre du monde, s’accommode infiniment mieux de ce dîner champêtre, que de tous les galas qu’il a dû subir chez les gastronomes Benthamiens.
Eudoxie, qui lui a été présentée et dont il a remarqué la grâce modeste, lui accorde de son côté un peu moins d’attention qu’à son secrétaire. Chose singulière ! elle qui tout-à-l’heure dans son rêve n’était préoccupée que de Philirène, c’est avec Eupistos qu’elle aurait plus de sympathie extérieure. Il y a donc aussi la sympathie intérieure ? C’est toujours un monde qui reste à découvrir, malgré les travaux des physiologistes allemands. Lequel des deux, de Philirène ou d’Eupistos, est celui que la nature aurait le plus particulièrement destiné à Eudoxie ? Lequel la rendrait le plus complètement et le plus long-temps heureuse ? Et auquel des deux conviendrait-elle le mieux ? Voilà ce que ni vous, ni moi, nous ne savons encore, et peut-être ne le saurons-nous jamais. Et pendant que Philirène court d’un hémisphère à l’autre après une fiancée quasi-princesse qu’on lui enlève, voilà peut-être auprès de lui la fille d’un instituteur de village qui serait la femme faite pour le comprendre et l’aimer ! Et la triste Eudoxie se retrouvera-t-elle jamais avec ces deux hommes, ou bien restera-t-elle sur son coteau de la Loire, pauvre fleur languissante, qui bientôt se desséchera, puis bientôt tombera, sans avoir été, je ne dirai pas cueillie, mais à peine vue et respirée !
- ↑ Il paraît que tel est l’avenir du magnétisme : on
n’a point encore entrevu l’avenir de l’homéopathie qui
ne doit pas être moins brillant, selon toute apparence.
Note de l’éditeur.