Bod-Youl ou Tibet/Chapitre 2

Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (12-13p. 46-102).

CHAPITRE II

Le Peuple.

1. Population. — 2. Caractère. Mœurs. Usages.3. Mariage. Polyandrie et Polygamie.4. Naissance. Funérailles.5. Habitation. Alimentation. Costume.

1. Population. — Les renseignements que nous possédons jusqu’à présent sont loin d’être précis et satisfaisants en ce qui concerne l’évaluation de la population totale du Tibet ; car les explorateurs européens, faute de moyens d’investigation suffisants, ont dû se contenter des dires plus ou moins fantaisistes des indigènes, et, dans le pays même, le gouvernement paraît se préoccuper fort peu de connaître, même approximativement, le nombre de ses administrés — qui, sans doute, ne lui importe guère puisque l’impôt n’est pas réparti par tête, — et n’avoir pas seulement la première idée de l’opération, assez compliquée d’ailleurs, qu’on appelle recensement. Les seuls documents statistiques utilisables sont ceux fournis par l’administration chinoise, les géographes et les historiens de la Chine. Ces documents évaluent la population tibétaine à 4 millions d’âmes au maximum.

En général, les statistiques établies par les mandarins chinois arrivent à une approximation suffisamment exacte ; mais, dans le cas actuel, il serait peut-être imprudent de les accepter autrement que comme une indication utile jusqu’à plus ample informé. Nous avons constaté, en effet, les incertitudes et les contradictions qui existent au sujet de la population de grandes villes, telles que Lhasa et Tsiamdo ; combien plus grandes peuvent et doivent être les erreurs quand il s’agit de supputer le nombre des individus constituant les hordes nomades qui parcourent, changeant chaque jour de campement, les montagnes et les immenses pâturages du Tibet ? Celles-là seulement sont à peu près connues qui vivent à proximité des villes ; pour les autres, on ne peut en savoir que ce que racontent leurs voisins d’un jour, ou les marchands qui les ont rencontrées par hasard. Peut-être aussi ne s’agit-il que de la partie sédentaire de la population groupée dans les quatre provinces du Tibet proprement dit.

Telle paraît être l’opinion de Dutreuil de Rhins qui propose le chiffre approximatif de 6 millions d’habitants[1] stables auxquels il faudrait ajouter 15 millions de nomades[2].

Ce qui est indiscutable, c’est que le Tibet est fort peu peuplé proportionnellement à son étendue, et que, à ce qu’il semble, sa population tendrait plutôt à décroître qu’à augmenter. Comme causes de cet état de choses, les auteurs européens signalent : la rigueur du climat, la stérilité à peu près générale du sol, la mauvaise administration, l’usure pratiquée par les couvents, le développement exagéré du monachisme, l’immoralité, la défaveur du mariage, la coutume de la polygamie et de la polyandrie, la grande extension de la mendicité et le manque de soins hygiéniques. Il est incontestable que chacune de ces causes peut contribuer dans une certaine mesure à la dépopulation du pays ; mais nous verrons par la suite que les agents les plus actifs du mal dont souffre le Tibet sont les institutions sociales et religieuses, les dernières surtout. Quant à l’imputation d’immoralité portée contre les Tibétains par certains missionnaires, elle ne paraît pas aussi grave qu’ils l’affirment. Au Tibet, le peuple a d’autres mœurs, mais n’est pas plus immoral que la plupart des autres nations d’un égal niveau de civilisation ; même, suivant le père Huc, « il y a peut-être moins de corruption que dans les autres contrées païennes[3] ».

La population du Tibet se compose d’éléments très divers, surtout sur ses frontières ; ainsi, au nord et au nord-est, elle est fortement mélangée d’Ouigours, de Mongols et de Chinois ; à l’est domine l’élément chinois et au sud-est l’élément indo-chinois (birman et annamite) ; à l’ouest, on constate la prédominance des types cachemirien, népaulais et lepcha ; au sud, on remarque l’invasion des types boutanien, assamais et même bengali. C’est dans le Tibet central qu’il faut pénétrer pour rencontrer la véritable race tibétaine, celle que les Chinois ont appelée successivement Kiangs orientaux, Tou-fan, Tou-pho et Si-fan, et qui se donne elle-même le nom de Bod-pa. Dans l’antiquité, les croyances les plus absurdes ont eu cours au sujet des peuples du Tibet. Tantôt on les dépeignait comme des géants redoutables, hauts de 8 pieds ; tantôt on racontait qu’il existait dans les montagnes une race d’hommes pourvus d’une queue courte, droite et inflexible, très gênante pour eux, car, vu sa rigidité, ils ne pouvaient s’asseoir qu’après avoir creusé dans la terre un trou pour la placer. Ces légendes se conservaient encore vivaces au Boutan, il y a un siècle[4], et sans doute elles n’ont pas encore disparu aujourd’hui.

Le Tibétain appartient à la famille mongole[5] ; mais, sans doute, fortement mélangée d’un autre élément[6] qui lui a enlevé une partie de ses traits caractéristiques. Il est généralement de haute taille, avec les épaules et la poitrine larges, et des membres vigoureux. Sa face est carrée et longue, son front haut et assez droit, son nez court, sa bouche large avec des lèvres minces, son menton carré et sa mâchoire inférieure un peu lourde ; ses pommettes sont moins saillantes que celles des Chinois et ses yeux beaucoup moins bridés. Il a les cheveux noirs et la barbe rare. Ses traits sont, en général, grands et durs. Son teint est plutôt basané que jaune et quelquefois même tout à fait blanc chez les personnes de la classe élevée. Agile, souple et robuste, le Tibétain s’adonne avec passion aux exercices physiques, gymnastique, jeux de force et d’adresse.

S’il n’existe pas, au Tibet, de castes comme celles de l’Inde, le peuple y est divisé en six classes, ouvertes, puisqu’elles sont différenciées par la fortune, l’éducation et les fonctions plutôt que par la naissance, encore qu’on y reconnaisse des nobles. La première classe, comme importance et prérogatives, est celle des Lamas (bla-ma « supérieur », les prêtres et les moines) ; la seconde se compose des nobles et des fonctionnaires, deux ordres de personnes à peu près identiques, puisque généralement les derniers sont choisis parmi les meilleures familles du pays ; la troisième classe comprend tous les marchands, quel que soit le genre et l’importance de leur négoce ; la quatrième, les agriculteurs ; la cinquième, les pasteurs, nomades ou sédentaires ; la sixième, les mendiants de diverses origines et de toutes catégories, faisant profession de mendicité par dévotion, par misère ou par condamnation judiciaire[7]. Ces six classes, en réalité, peuvent se réduire à deux : la classe gouvernante, composée des lamas, des nobles et des fonctionnaires, et la classe des contribuables, comprenant les quatre autres ordres.

2. Caractère. Mœurs. Usages. — Les difficultés les plus grandes et les plus inextricables auxquelles on se heurte quand on entreprend l’étude d’un pays peu connu, sont incontestablement les contradictions des voyageurs qui l’ont visité. Souvent, par une comparaison attentive et minutieuse de leurs récits, surtout quand il s’agit de faits matériels, il est possible de faire la part de l’exagération, des idées préconçues, du parti-pris de chaque auteur, de ses sympathies ou de ses antipathies, de démêler ce qu’il peut y avoir de trop général dans des observations ou superficielles ou portant sur des cas particuliers, et d’en dégager une vérité moyenne à peu près acceptable ; mais il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit d’appréciations de faits éminemment variables de leur nature, tels que les manifestations particulières à chaque individu des dispositions mentales et des sentiments dont l’ensemble constitue le caractère national d’une race. La difficulté devient alors presque insoluble, et l’historien impartial est contraint de se borner à présenter les opinions diverses, entre lesquelles il ne saurait faire un choix — s’il est convaincu de la véracité et de la compétence de leurs auteurs — sans risquer de tomber dans le défaut de parti-pris.

C’est précisément la situation embarrassante où nous nous trouvons en ce qui concerne le caractère du peuple tibétain, et, si nous croyons pouvoir expliquer les contradictions de nos auteurs par le fait que chacun d’eux n’a été à même d’étudier qu’une partie déterminée du pays, il n’en reste pas moins à peu près impossible de formuler une opinion générale d’après les documents qui nous sont fournis.

« Ces genz sont idolastres et mauvaises durement, et ne tiennent à nul péchié rober ne mal faire, et greigneurs escharnisseurs (les plus grands moqueurs ou railleurs) du monde[8]. » C’est en ces termes, aussi laconiques qu’énergiques, que Marco Polo fait le procès des Tibétains de son temps, et ces quelques lignes sont évidemment l’écho fidèle de l’opinion que l’on avait à la cour de Khoubilaï-khân.

Guère plus flatteur est le portrait que trace du Tibétain un missionnaire qui a fait un long séjour dans le sud-est de la province de Khams, l’abbé Desgodins, dont nous croyons devoir reproduire les pages in extenso, bien qu’elles ne nous paraissent pas marquées au coin d’une charitable indulgence :

« Il me semble donc que le Thibétain, quel qu’il soit, est essentiellement esclave du respect humain ; s’il vous croit grand, puissant et riche, il n’y aura rien qu’il ne fasse pour capter votre bienveillance, vos faveurs ou votre argent, ou même un simple regard d’approbation. S’il n’a rien à espérer, il vous accueillera avec toutes les démonstrations de la plus profonde soumission ou de la plus généreuse cordialité, suivant les circonstances, et vous fera des compliments interminables, employant les expressions les plus flatteuses et même les plus doucereuses que l’esprit humain ait pu inventer. En ce genre il pourrait donner des leçons aux flatteurs les plus raffinés d’Europe ; vous croit-il au contraire d’une condition inférieure, il n’aura plus pour vous que de la morgue, ou tout au plus une politesse guindée, maussade, revêche ; votre fortune vient-elle à changer, êtes-vous devenu misérable à ses yeux, abandonné et sans autorité, il se tourne immédiatement contre vous, vous traite en esclave, se range du côté de vos ennemis, sans que ses anciennes protestations de dévouement et d’amitié lui fassent honte, sans que la reconnaissance parle à son cœur. Esclave envers les grands, despote avec les petits, quels qu’ils soient, fourbe ou traître selon les circonstances, cherchant toujours à escroquer quelque chose et mentant sans pudeur pour arriver à ce but, voilà, je crois, le vrai Thibétain, au moins le Thibétain des pays cultivés du sud, qui se regarde comme bien plus civilisé que les pasteurs ou bergers du nord avec lesquels je n’ai eu que très peu de rapports, et dont, par conséquent, je ne prétends pas faire le portrait.

« On conçoit qu’avec un pareil caractère et avec des mœurs dissolues, le Thibétain devienne facilement cruel et vindicatif. Il ne pardonne jamais ; la vengeance seule peut le satisfaire quand il se croit offensé, mais il ne le manifeste pas tout d’abord ; au contraire, il affecte de vivre en bonne intelligence avec son ennemi, il l’invite, c’est avec lui de préférence qu’il fait le commerce, mais il choisira pour lui tirer une balle dans la poitrine le moment qui suivra un bon dîner où l’on s’est traité cordialement, où l’on s’est juré la plus profonde amitié.

« Tels sont les principaux défauts du Thibétain : quelles sont ses vertus ? Je crois qu’il a un esprit instinctivement religieux, qui le porte à faire de bon cœur quelques pratiques extérieures, et même des pèlerinages longs et fatigants, mais peu dispendieux ; quant à ses convictions religieuses, elles sont absolument nulles, grâce à la profonde ignorance où les lamas laissent le peuple, soit à cause de leur incapacité à l’instruire, soit et surtout pour conserver entre leurs mains les affaires du culte qui leur produit de gros revenus. Les actes du peuple en matière religieuse ne s’accomplissent que sous l’empire de la routine ; mais il ne se rend pas compte et ne cherche pas à s’éclairer ; de là, ignorance dans les classes inférieures, scepticisme et indifférence dans les autres, surtout parmi la classe des mandarins et des lamas. Les autres vertus sont presque toutes matérielles, si je puis parler de la sorte : ainsi il souffre facilement le froid, la fatigue, la faim, la soif, et cela pendant longtemps ; mais s’il trouve une bonne compensation il ne la manquera jamais. Il est généralement actif, mais moins industrieux que le Chinois, aussi les arts sont-ils au Thibet bien moins perfectionnés qu’en Chine. Au milieu de son travail, il chante sans souci ; à l’époque d’une fête, il se promène pendant le jour, chante, danse et boit pendant la nuit, sans se souvenir des chagrins de la veille ou sans se préoccuper des soucis du lendemain. Voilà le Thibétain, tel que je l’ai vu[9]. »

En résumé, d’après ce réquisitoire, le Tibétain serait servile, lâchement hautain, fourbe, intéressé, vindicatif, insouciant et léger, et ses bonnes qualités se borneraient à une certaine sobriété, un peu de patience, beaucoup de résistance aux souffrances matérielles (qualité plutôt physique que morale, à notre sens), et à une religiosité irraisonnée ne différant pas sensiblement de la propension à la superstition ordinaire aux peuples primitifs. Mais voici une note toute différente avec le père Huc, qui, à la vérité, n’a eu affaire qu’avec les populations du nord ; selon lui, les Tibétains sont serviables, hospitaliers, gais de caractère, « quand ils vont dans les rues, on les entend fredonner sans cesse des prières ou des chants populaires ; ils ont de la générosité et de la franchise dans le caractère ; braves à la guerre, ils affrontent la mort avec courage ; ils sont aussi religieux et moins crédules que les Tartares[10] ». Enfin, ils sont « actifs et laborieux[11] ». Comment concilier deux jugements aussi diamétralement opposés et émanant de deux hommes que leur éducation et leur ministère doivent avoir particulièrement bien préparés à juger le moral de leurs semblables, et dont nous n’avons pas le droit de suspecter la bonne foi ?

Un autre voyageur, — celui-là a visité seulement le Tibet méridional et central, — Samuel Turner, va nous fournir des renseignements encore plus favorables. « Les Tibétains sont très doux et très humains », nous dit-il, en citant à l’appui de son opinion le récit des soins et des attentions dont il a été l’objet de la part de simples portefaix de son escorte[12]. — « Sans être bassement serviles, les Tibétains se montrent toujours obligeants. Ceux d’un rang élevé ne sont point orgueilleux. Les autres sont respectueux et décents[13]. » — « L’affection, le respect, l’accord unanime que je vis constamment régner chez ce peuple, me prouvèrent qu’il était véritablement heureux[14]. » — Enfin, chez eux, les hommes en place sont modestes, fuient l’éclat d’une vaine ostentation et se préoccupent d’apporter le moins de dérangement possible dans les affaires de leurs administrés : « Il est à remarquer qu’au Tibet, comme dans le Boutan, les hommes qui occupent les premières charges voyagent presque toujours la nuit. Cet usage vient de ce qu’ils ne veulent pas être aperçus, de peur d’occasionner des embarras aux habitants des campagnes qui, pour leur rendre des honneurs, s’empresseraient de quitter leurs occupations[15]. » Ne semble-t-il pas que ces citations doivent nous amener à cette conclusion que le caractère tibétain change du tout au tout d’une province à l’autre, ou bien que le jugement de l’abbé Desgodins est peut-être excessivement sévère, et que nous pouvons, jusqu’à un certain point, nous ranger à l’opinion exprimée en ces termes par Dutreuil de Rhins : « On a fait de nos jours une assez mauvaise réputation aux bonzes et aux lamas ; mais, d’une façon générale, les Thibétains sont de braves gens, gais, francs et hospitaliers[16] », bien que la fin sanglante de cet explorateur semble lui donner un cruel démenti ?

Il est un point, par exemple, qui touche à la fois à leur caractère et à leurs mœurs, sur lequel tous les explorateurs sont unanimes : c’est leur extrême malpropreté, dans leur intérieur, dans leurs vêtements et sur leurs personnes, défaut qui leur est commun du reste, avec tous les peuples de la même race, les Boutaniens et les Tartares mongols. Chez eux, l’eau ne sert qu’à la préparation de la nourriture et du thé ; son emploi pour tout autre usage est absolument inconnu de toutes les classes inférieures. « L’odeur qu’on respire dans les tentes mongoles, dit le père Huc, est rebutante et presque insupportable, quand on n’y est pas accoutumé. Cette odeur forte, et capable quelquefois de faire bondir le cœur, provient de la graisse et du beurre dont sont imprégnés les habits et les objets à l’usage des Tartares. À cause de cette saleté habituelle, ils ont été nommés Tsao-ta-dzé, « Tartares puants », par les Chinois, qui, eux-mêmes, ne sont pas inodores ni très scrupuleux en fait de propreté[17]. » Cette malpropreté est encore aggravée par l’usage de ne changer un vêtement que lorsqu’il est réduit à l’état de guenille inutilisable et de coucher tout habillé ; nous verrons plus tard que c’est une des causes de la fréquence et de la gravité des maladies épidémiques qui désolent fréquemment ces contrées. Samuel Turner a trouvé une raison ingénieusement originale pour expliquer cette habitude de repoussante malpropreté : « Il faut observer, dit-il, que les ministres de cette religion (le bouddhisme) forment une classe à part et uniquement occupée de ses devoirs pieux. Le peuple, prétendant ne devoir se mêler en rien des matières spirituelles, laisse la religion, avec toutes ses formules et ses cérémonies, à ceux qui, par devoir et par habitude, sont, dès leur jeunesse, attachés à ces pratiques et à ces préjugés. C’est là sans doute ce qui fait que beaucoup de Boutaniens croient pouvoir se dispenser de se laver et de boire de l’eau[18]. » Malheureusement pour cette excuse si bien trouvée, la propreté ne règne guère plus dans les monastères tibétains que chez les particuliers, à ce point que les objets qui en sortent, tels que les amulettes et les formules talismaniques, emportent avec eux et gardent, d’une façon indélébile, l’odeur atroce de graisse rance dont est saturée l’atmosphère des couvents.

Une autre imputation grave formulée contre les Tibétains, est l’accusation d’immoralité. On leur reproche, — outre la polygamie et la polyandrie, dont nous parlerons tout à l’heure à propos du mariage, — un libertinage effréné allant jusqu’au prêt de la femme mariée par son mari : « Au Thibet, on se prête sa femme comme on se prête une paire de bottes ou un couteau ; rien ne s’oppose à ce qu’il en soit ainsi ; il y a peu d’exceptions, et les femmes n’y voient pas pour elles la moindre honte[19]. » De même, aucune surveillance n’existerait de la conduite des filles ; celles qui ont été mères avant le mariage étant, au contraire, plus recherchées que les autres, en raison de la certitude de leur fécondité[20]. Ces accusations ne sont pas nouvelles, la seconde du moins, et il y a beau temps que Marco Polo s’en est fait l’écho : « Nul homme de celle contrée pour riens du monde ne prendroit à femme une garce pucelle ; et dient que elles ne vallent riens, se elles ne sont usées et coustumées de gésir avec les hommes. » Mais aussi il affirme, contrairement aux allégations de notre savant missionnaire, le respect de la fidélité dans le mariage : « Mais quant elles sont mariées, si les tiennent trop chières, et ont pour trop grant vilonnie se l’un touchast la femme à l’autre, et se gardent moult de ceste honte, depuis qu’ils se sont mariés avec si faites femmes[21]. »

Sans entrer dans aucun détail, le père Huc constate que « les Thibétains sont bien loin d’être exemplaires sous le rapport des bonnes mœurs ; il existe parmi eux de grands désordres ». « Mais, » continue-t-il, « une chose qui tendrait à faire croire que, dans le Thibet, il y a peut-être moins de corruption que dans certaines autres contrées païennes, c’est que les femmes y jouissent d’une grande liberté. Au lieu de végéter emprisonnées au fond de leurs maisons, elles mènent une vie laborieuse et pleine d’activité[22]. »

De son côté, Samuel Turner fait les mêmes constatations par rapport à la condition des femmes, mais il est muet sur la question d’immoralité, et de ses dires on pourrait plutôt conclure à une assez grande retenue de la part des hommes : « Tous paraissent avoir des attentions pour les femmes ; mais, très modérés dans toutes leurs passions, leur conduite à l’égard du beau sexe est également éloignée de la grossièreté et de l’adulation. Les femmes du Tibet occupent dans la société un rang plus distingué que leurs voisines du midi. Non seulement elles jouissent d’une entière liberté, mais elles sont maîtresses de maison et compagnes de leurs époux[23]. »

Tout différent est ce portrait de la femme tibétaine tracé par une autre main. « Ici la femme va et vient, vaque à ses occupations de ménage ou de commerce sur la place publique, se livre à l’agriculture, file devant la porte de sa maison en bavardant avec les commères, entreprend aussi de longs voyages, tantôt à pied, tantôt à cheval ; sous ce rapport elle est bien libre, mais elle n’en est pas moins l’esclave et le souffre-douleurs d’un ou de plusieurs maris ; elle est achetée comme une marchandise sans qu’on lui demande son consentement ; par là elle a le droit à devenir une espèce de chef domestique, mais elle est obligée de se soumettre à toutes les volontés, aux caprices et aux passions brutales de son mari. On regarde comme des époux très vertueux ceux qui se font la promesse de n’avoir jamais de rapports qu’ensemble ; mais cette promesse est très rare. Dans tous les pays païens, la femme est méprisée comme un être inférieur à l’homme ; les Thibétains ont même pour la désigner une expression qui peut se traduire par être vil[24]. »

Voilà, certes, un tableau convenablement poussé au noir et bien fait pour compléter un éloquent réquisitoire contre les mœurs tibétaines. Pauvres Tibétains ! dont le plus grand crime est peut-être leur attachement à leur religion et à leurs coutumes nationales, et leur résistance énergique à la prédication du christianisme ! Au milieu de toutes ces contradictions, on arrive à se demander, sans trop oser se prononcer, s’ils sont réellement des monstres indignes de tout intérêt, ou bien les victimes d’une calomnie séculaire. Et même, seraient-ils aussi gangrenés qu’on nous les représente, n’auraient-ils pas une excuse dans l’exemple de l’hypocrisie, de la dépravation et de la débauche qui règnent dans leurs couvents, pieux asiles où fleurissent et se propagent, comme plantes vénéneuses en serre chaude, ces deux fléaux de l’humanité, le célibat et la mendicité.

La mendicité est la plaie du Tibet. Il est juste de dire qu’elle est fortement encouragée par le caractère compatissant et charitable du Tibétain de toutes les classes, et à cet égard sa réputation est si bien établie, que de tous les pays voisins affluent sur son territoire miséreux et fainéants, moines bouddhistes, sanyasis indous et fakirs musulmans. Dans les villes, les villages et les campagnes, ils vont de porte en porte, entrant sans se gêner dans les maisons ou les tentes, et, sans parler, étendent le bras, le poing fermé et le pouce en l’air, ce qui est en ce pays la manière de demander l’aumône[25]. Il est rare qu’on les laisse sortir sans leur donner au moins une poignée de tsampa[26].

Les mendiants sont légion ; mais, chose singulière, les vrais misérables forment parmi eux la minorité. La grande masse est composée de mendiants par ordre de justice, condamnés à vivre sous la tente sans pouvoir rien posséder et à venir à certains jours mendier en des lieux fixés, et surtout de mendiants par dévotion, moines et laïques, qui ont fait vœu de vivre d’aumônes pendant un temps déterminé ou pendant leur vie entière, ou pèlerins se rendant à quelque lieu saint ou à quelque monastère en renom. C’est principalement autour des couvents et des temples qu’ils pullulent, spéculant sur la charité des pèlerins fortunés et s’ingéniant à la provoquer par tous les moyens imaginables. « Lorsque nous arrivâmes près du monastère (de Jhanseu), raconte Turner, nous fûmes assaillis par une foule de mendiants de tout âge et de tout sexe. Il y avait parmi eux quelques jeunes gens qui portaient des masques et faisaient des tours et des bouffonneries. Nous vîmes au coin d’une rue deux vieilles femmes couvertes de haillons, qui jouaient d’une espèce de guitare et dansaient au son de leur rauque instrument. On voit, d’après ce que je viens de dire, que la profession de mendiant n’est pas inconnue au Tibet, mais on l’y exerce d’une manière moins désagréable et peut-être avec plus de succès qu’en Europe. Ici les mendiants cherchent à amuser ceux à qui ils demandent l’aumône, au lieu de les affliger par le récit d’un malheur qui n’est pas réel, ou par le spectacle d’une infirmité factice. Nous jetâmes quelques petites pièces d’argent à ceux qui nous importunaient et la dispute qu’elles occasionnèrent entre eux nous donna le temps de nous éloigner. » Les couvents font aussi des distributions de nourriture à tous les mendiants qui se présentent, et ces libéralités ont pour résultat d’entretenir perpétuellement autour de chaque monastère une troupe de misérables ou de paresseux en nombre d’autant plus considérable que le couvent est plus riche et par conséquent plus généreux.

La politesse est une des vertus du Tibétain. Il salue en ôtant son chapeau, comme en Europe, et demeure tête nue devant toute personne qu’il respecte ; mais, par un usage singulier, quand il veut être particulièrement aimable et poli, il complète son salut par deux gestes qui paraîtraient au moins étranges chez nous : — il tire la langue en l’arrondissant et se gratte l’oreille. Quand il se présente devant un supérieur, il se prosterne neuf fois jusqu’à toucher de son front le parquet, puis, se retirant à reculons, il va s’asseoir sur le plancher à l’autre bout de la salle. S’il s’adresse à quelque lama de haut rang, après les prosternations de rigueur il demeure à genoux, la tête inclinée jusqu’au sol, jusqu’à ce qu’on l’ait autorisé à se relever. Un élément indispensable de la politesse tibétaine est le don d’une sorte d’écharpe de soie appelée Khata (Kha-btags[27] ou dga’-ltag[28]), « écharpe de félicité ». Deux Tibétains de bonne compagnie ne s’abordent jamais sans se présenter mutuellement le Khata. S’ils sont de même rang, ils se bornent à un simple échange d’écharpe. Quand un inférieur est reçu par son supérieur, la première chose qu’il fait, après s’être prosterné selon l’étiquette, c’est de présenter respectueusement un Khata que le supérieur, quel que soit son rang, prend de sa propre main ; puis, au moment où il prend congé, le haut personnage, à son tour, lui fait mettre par un de ses gens une écharpe sur les épaules, et s’il veut l’honorer d’une façon particulière il la lui passe lui-même autour du cou. Cet usage est tellement universel qu’on n’envoie pas une lettre sans y joindre un petit Khata fait ad hoc.

Ces écharpes se font en une espèce de gaze de soie fort légère, tantôt unie tantôt damassée. Elles sont plus longues que larges et terminées aux deux bouts par des franges. Quelquefois, les plus belles portent au-dessus des franges, tissée dans l’étoffe, la formule d’invocation sacrée Om ! Mani padmé Houm[29] ! Elles sont toujours de couleur vive, surtout blanches ou rouges et de préférence blanches. On en fait de toutes dimensions et de toutes qualités, et naturellement la valeur du Khata doit être en rapport avec le rang de la personne qui l’offre et de celle à qui il est offert.

3. Mariage. Polyandrie. Polygamie. — Le mariage est peu en faveur dans les hautes classes de la société. Plusieurs causes peuvent être invoquées pour répondre de ce fait. Mais, chez ce peuple éminemment religieux, on doit sans hésitation placer au premier rang le dogme bouddhique de la sainteté du célibat monastique et aussi les avantages considérables attachés à l’état de lama. Non seulement le lama vit grassement sans rien faire, à l’abri dans son couvent de toutes les vicissitudes de la fortune (considération qui n’est pas sans importance même dans des pays moins pauvres que le Tibet), mais encore il peut prétendre aux hautes dignités ecclésiastiques et même civiles, dont l’accès lui est largement ouvert, grâce au favoritisme d’un gouvernement tout théocratique et à la supériorité que lui donne une instruction plus soignée sur tous ses concurrents laïques. De plus, quel que soit son rang, le caractère sacré dont il est revêtu lui assure partout un respect, un droit de préséance et une autorité qui flattent son orgueil, et qu’il peut souvent, avec tant soit peu d’habileté, mettre à profit au mieux de ses intérêts. Ces avantages sont tellement appréciés que dans chaque famille un des fils, au moins, est dès son enfance destiné à l’état ecclésiastique. Une autre cause, très sérieuse également, c’est l’ambition qui porte le laïque au célibat afin de ne pas être détourné, par les joies et les soucis de la famille, des soins et surtout des intrigues incessantes par lesquels il lui faut assurer sa fortune. À ces raisons, nous pouvons ajouter encore une disproportion assez grande entre le nombre des femmes et celui des hommes, et, aussi, chez ceux-ci, une certaine froideur de tempérament qu’il faut attribuer sans doute à la rigueur du climat.

Les préliminaires et les cérémonies du mariage ne sont ni bien longs ni bien compliqués ; par contre les fêtes et réjouissances, qui l’accompagnent obligatoirement, représentent une dépense considérable quelle que soit la fortune des deux familles. Il n’y a pas d’état civil au Tibet, et le clergé, qui réprouve et condamne l’union des sexes, s’abstient de paraître à ces cérémonies ; le mariage est donc simplement un acte consacré par le consentement mutuel et dont la validité est assurée par le témoignage des invités. Dans la haute classe, où les usages chinois ont été adoptés, la demande en mariage se fait par l’intermédiaire d’entremetteuses, amies ou parentes de la famille du jeune homme. Celles-ci, munies de khatas et de quelques flacons de tchong[30], se rendent chez les parents de la jeune fille, exposent la mission dont elles sont chargées, discutent la dot à fournir par chaque partie[31], plaident enfin de leur mieux la cause de leur client. Si la demande est agréée, elles distribuent les khatas aux membres de la famille, tandis que circulent les écuelles de tchong ; puis elles attachent un bijou de forme spéciale, composé d’une grosse turquoise montée en or et nommé sédzia[32], sur le front de la fiancée, à laquelle le futur est autorisé dès lors à apporter les cadeaux de noce, qui consistent ordinairement en thé, parures, lingots d’or et d’argent, et bestiaux, principalement des moutons. De leur côté, les parents de la jeune fille lui donnent en dot des terres et du bétail[33], et l’apport des deux époux s’accroît encore des cadeaux que tous les invités sont tenus d’apporter.

Au jour fixé pour le mariage, on dresse devant la maison de la fiancée une tente dont on parsème le sol de grains de blé ; c’est là que viennent la chercher les parents du futur et que l’on sert en leur honneur un premier repas de noce. Ce festin terminé, toute l’assistance se forme en cortège, et, si la distance n’est pas trop grande, la fiancée, tenue des deux bras par son père et sa mère, est conduite à pied à la maison de son mari ; si la route est longue, le trajet se fait à cheval. Au moment où elle arrive à la maison nuptiale, on jette sur la jeune femme quelques poignées de froment et d’orge ; puis on la fait asseoir à côté de son époux, on leur donne à boire du tchong et du thé, et tous les invités défilent en déposant devant eux leurs cadeaux. Aussitôt après, commencent d’interminables festins, avec intermèdes de musique et de danses, qui durent invariablement pendant trois jours. Les frais de ces réjouissances, où tout ce que comporte le luxe tibétain est prodigué, sont si exorbitants qu’il faut, paraît-il, les compter parmi les causes de la rareté des mariages.

Malgré l’absence de toute intervention civile et religieuse, ces unions se rompent rarement. Quelle que soit la gravité des motifs invoqués, — l’adultère même ne donnant lieu qu’à un châtiment corporel pour la femme, et, pour son complice, à une indemnité pécuniaire à payer au mari, avec, dans la province d’Ou, l’exposition des coupables nus sur la place publique, — le divorce ne peut avoir lieu que par mutuel consentement, et, dans ce cas, aucun des divorcés ne peut se remarier[34].

Dans le peuple, toutes proportions gardées, les cérémonies du mariage se passent presque exactement de la même manière ; seulement le jeune homme fait lui-même sa demande aux parents de la jeune fille ; on supprime la cérémonie coûteuse de la tente, et la fiancée est conduite simplement par ses parents à la maison de son mari, où celui-ci l’attend entouré de sa famille et de ses amis[35].

Polyandrie et Polygamie. — Il se pratique, dans tout le massif de l’Himâlaya, une forme particulière de mariage, que tous les auteurs qui ont traité de ce sujet considèrent, à juste raison, comme la cause la plus sérieuse de la dépopulation de cette contrée, et qu’on appelle du nom de Polyandrie.

On sait en quoi consiste cette étrange coutume, d’un usage presque général dans la basse classe, parmi les petits marchands, les artisans, les agriculteurs et les pasteurs. C’est le mariage simultané d’une femme avec plusieurs maris. L’affaire se passe, du reste, toujours en famille. Plusieurs frères — quelquefois jusqu’à quatre et cinq — se réunissent pour épouser une femme qui devient leur épouse commune, tient leur ménage et s’occupe de tous les détails d’intérieur, tandis qu’eux apportent à la communauté le fruit de leur travail au dehors. Certains de ces ménages en collectivité parviennent, surtout si la femme est économe et laborieuse, à se constituer une honnête aisance ; tout s’y passe, paraît-il, de la manière la plus correcte et avec une entente parfaite. Ces mariages se concluent exactement comme les autres. C’est l’aîné des frères qui choisit la femme, fait la demande et figure seul dans la cérémonie des noces. Il est le chef de la famille commune ; c’est à lui que les enfants donnent le nom de père, tandis qu’ils appellent oncles les autres frères[36].

Deux raisons peuvent expliquer cette coutume si étrange : l’infériorité du nombre des femmes par rapport aux hommes, et la misère générale du pays. Cette dernière raison paraît être la plus sérieuse, car on peut concevoir jusqu’à un certain point que les Tibétains, en proie à une atroce misère, aient cherché, à la fois, à vivre le plus économiquement possible, à ne pas morceler par le partage leurs maigres héritages et à restreindre la nativité autant qu’il était en leur pouvoir, afin de diminuer le nombre des bouches à nourrir. Celle tirée de l’insuffisance du nombre des femmes nous paraît devoir être écartée ; car, d’un côté, un assez grand nombre de femmes se vouent au célibat religieux et se retirent dans les couvents, et, de l’autre, on signale l’existence de la polygamie parmi les classes nobles et riches. Nous manquons de renseignements précis sur la polygamie tibétaine, qui paraît se rapprocher davantage de la polygamie des Chinois que de celle des musulmans ; c’est-à-dire comporter une seule femme légitime, véritable maîtresse de maison, et un nombre ad libitum de secondes épouses (euphémisme pour concubines) limité seulement par l’ampleur des revenus du chef de la famille.

4. Naissance. Funérailles. — Il se semble pas que les Tibétains attachent beaucoup d’importance à la naissance des enfants, car, de même que nos voyageurs, les historiens et géographes chinois sont à peu près muets sur ce point, à notre connaissance du moins. Nous savons seulement que la naissance d’une fille est considérée comme un événement des plus heureux et fêtée d’une façon toute particulière ; que l’enfant nouveau né, au lieu d’être lavé, est enduit de beurre (probablement comme préservatif contre le froid) et exposé au soleil ; que sa mère lui lèche les yeux[37] afin de le garantir de la cécité ; qu’on le sèvre au bout de quelques semaines et qu’on le nourrit alors de bouillie de farine d’orge grillée, régime qui doit certainement contribuer à la grande mortalité infantile ; enfin, que la petite vérole fait parmi les nouveau-nés des ravages effrayants.

Funérailles. — « Après ces peuples-là sont ceux de Tebeth, dont l’abominable coutume était de manger leur père et leur mère morts, et pensaient que ce fut un acte de piété de ne leur donner point d’autre tombeau que leurs propres entrailles ; mais maintenant ils l’ont quittée, car ils étaient en abomination à toutes les autres nations. Toutefois ils ne laissent pas de faire encore de belles tasses du test (crâne) de leurs parents afin qu’en buvant cela leur fasse ressouvenir d’eux en leurs réjouissances ; cela me fut raconté par un qui l’avait vu[38]. » Malgré ce témoignage de Guillaume de Rubruquis, généralement assez exact en dépit de sa naïve crédulité, il est plus que douteux que les Tibétains se soient livrés à cette pratique, dont on a du reste chargé plusieurs autres peuples sauvages, et qu’on pourrait appeler la Patrophagie ; les Chinois, qui paraissent avoir été en contact avec eux dès le dernier siècle avant notre ère, et qui sont fort friands de racontars de ce genre, même apocryphes et fabuleux, en auraient sûrement dit un mot, surtout si, comme semble le faire entendre Rubruquis, cette barbare coutume avait persisté jusqu’aux approches du XIIIe siècle. Il est probable que ce dire a pour origine un usage funéraire, dont nous parlerons tout à l’heure, mal compris par quelque témoin incapable de se renseigner exactement. Mais ce qui est incontestable, c’est l’emploi qu’ils faisaient, et qu’ils font encore, d’ossements humains pour certains usages religieux. Dans les orchestres des temples, on se sert couramment de trompettes, appelées kang-doung (rkang-dung), faites avec des fémurs et des tibias, — et l’on assure que leur son est d’autant plus puissant et harmonieux que les anciens propriétaires de ces membres ont été des saints plus vénérables, — ainsi que de tambours à double caisse, nommés damarou, formés de deux crânes humains réunis par le sommet et dont la cavité est recouverte d’un parchemin bien tendu. Peu de temps après l’exposition de 1889, nous avons eu entre les mains un crâne, merveilleusement serti de perles fines et reposant sur un socle ou pied en or massif orné de pierres précieuses, que l’on disait être celui de Téchou-Lama, le célèbre Pantchen Rinpotché qui mourut de la petite vérole à Pékin, en 1780. Plusieurs inscriptions tibétaines et chinoises étaient gravées sur ce crâne si luxueusement décoré et écrites sur des morceaux de papier aux cinq couleurs sacrées collés dans sa cavité ; malheureusement, elles ne fournissaient aucun indice qui pût aider à connaître le personnage de marque dont il avait jadis abrité le cerveau. Ce paraissait être une coupe à sacrifice votive. Enfin, de ce que beaucoup de divinités tibétaines tiennent en main une coupe faite d’un crâne humain, appelée thod-krag, nous sommes en droit de supposer que, comme les Scythes dont parle Hérodote[39], les Tibétains buvaient parfois dans des crânes. Reste à savoir si c’étaient ceux de leurs parents ou des ennemis qu’ils avaient tués à la guerre ?

Le Tibétain est très pieux et paraît avoir très vif le sentiment de la famille et le respect des parents. Cependant beaucoup de voyageurs, et surtout les missionnaires, lui reprochent des usages funéraires qui paraissent également en contradiction avec le sentiment religieux et le respect dû aux morts. Ces critiques, fondées à notre point de vue européen, perdent beaucoup de leur valeur si l’on veut bien, un instant, faire abstraction de ses préjugés et tâcher de penser d’après les idées tibétaines. Une opinion courante chez tous les peuples, brâhmanes et bouddhistes, qui professent la croyance en la transmigration, c’est que, aussitôt après la mort, l’âme — ou le principe impérissable quelque nom qu’on lui donne — se sépare absolument du corps qui lui a servi d’enveloppe pour recommencer une nouvelle vie dans un nouveau corps, et que, par conséquent, le cadavre n’a plus rien du mort, n’est plus qu’un amas de matière qu’il importe de rendre au plus vite au grand courant vital universel par la dissociation des éléments divers qui le composent. À cette idée s’ajoute, au Tibet, la croyance que l’âme du mort, retenue par le cadavre comme par une chaîne, ne peut se réincarner pour une nouvelle existence et erre, véritable âme en peine, dans un état intermédiaire entre la vie et la mort, appelé bardo et presque aussi redouté que l’enfer, tant que les éléments matériels du corps ne sont pas intégralement restitués à la nature ; hâter leur dissolution est donc un devoir pieux, quel que soit le moyen qu’il faille employer pour y parvenir.

Le procédé le plus parfait et le plus expéditif est sans contredit l’incinération ; mais il est très coûteux au Tibet où le bois est tellement rare que le seul combustible employé pour la cuisine et le chauffage est la fiente séchée des animaux domestiques. Aussi est-il réservé aux lamas et aux personnes des hautes classes.

Quand il s’agit d’un lama, aussitôt que le mort a rendu le dernier soupir, on l’assied dans une attitude de dévotion, les jambes croisées de telle façon que le dessus du pied soit appuyé sur la cuisse opposée et la plante en l’air, posture qui est celle des images des Bouddhas. La main droite repose ouverte et le pouce replié dans la paume de la main sur la cuisse droite ; le bras gauche est replié contre le corps, la main ouverte et le pouce écarté de manière à former un angle droit avec la main à la hauteur de l’épaule, attitude de la méditation parfaite. Les yeux à demi fermés sont dirigés vers le sol pour indiquer que, non seulement toutes les fonctions du corps sont suspendues, mais encore que les facultés de l’âme sont tout entières absorbées dans la méditation. Le corps est ensuite revêtu du vêtement religieux et porté en grande pompe sur un bûcher, dressé autant que possible sur une éminence. Lorsque le cadavre est consumé, on en recueille précieusement les cendres que l’on dépose dans l’intérieur d’une statuette de cuivre représentant une divinité ou, plus rarement, le personnage lui-même[40]. Quelquefois on pétrit ces cendres avec des résines parfumées et on en modèle une petite statuette. Inutile de dire que ces statuettes sont religieusement conservées dans le temple du monastère auquel appartenait le défunt.

Si le mort est un laïque, les choses se passent à peu près de la même manière, sauf qu’on ne recueille pas les cendres. Aussitôt que la mort est constatée, le défunt ficelé, les genoux rapprochés du menton et les mains entre les jambes, dans un de ses vêtements habituels, est enfermé dans un panier ou un sac de cuir. La famille se hâte de porter au temple des offrandes de beurre qu’on fait brûler devant les images sacrées et d’inviter les lamas à se rendre à la maison mortuaire pour y lire les prières des morts. Puis au jour déclaré favorable par les lamas astrologues, le corps est porté sur le bûcher, auquel le plus proche parent du mort met le feu à l’aide d’une torche allumée par le chef des lamas, qui tout le temps que dure l’incinération psalmodient des prières rangés autour du bûcher. Ils ont soin de continuellement suivre de l’œil les formes capricieuses de la fumée, prétendant lire dans ses volutes le sort futur de l’âme et même quelquefois y voir l’âme elle-même[41].

Mais ceci est funérailles de luxe qui ne sont pas à la portée de toutes les bourses. Pour la masse de la population, même riche, le mode employé est précisément celui dont tous les étrangers ont dénoncé la répugnante horreur, et certainement les Tibétains eux-mêmes n’en supporteraient pas le spectacle, s’ils n’étaient cuirassés par l’habitude et les préjugés.

Le corps, préparé comme nous l’avons dit tout à l’heure, est porté dans un lieu spécial, sorte de charnier à ciel ouvert entouré d’une assez haute muraille dans laquelle sont pratiqués au ras du sol des ouvertures qui permettent aux chiens et autres animaux voraces d’y pénétrer. Là, il est remis aux mains de découpeurs qui le dépècent et jettent la chair par morceaux aux chiens, aux vautours et aux corbeaux. Quand les os sont parfaitement dépouillés de toute chair, on les brise et on les broie dans un mortier de pierre, on les mélange avec de la farine d’orge grillée, dont on fait des boulettes que l’on donne aux chiens et aux oiseaux voraces. Ce genre de sépulture est regardé comme très honorable et profitable à l’âme dans la vie future.

Il est encore une autre manière de pratiquer ces funérailles qui, par leur esprit au moins, se rapprochent beaucoup des usages funéraires des Parsis, méthode plus économique (le dépeçage d’un cadavre coûte une quinzaine de francs, somme considérable dans le pays), si elle est moins expéditive. Elle paraît être usitée à l’exclusion de la précédente dans la province de Tsang. Voici la description qu’en donne Turner : « J’ai vu, à côté du monastère de Téchou-Loumbo (Tachilhounpo), l’endroit où les Thibétains mettent ordinairement leurs morts. C’est un charnier assez spacieux, situé à l’extrémité du roc qui est absolument perpendiculaire, et entouré des autres côtés par de hautes murailles, que l’on a sans doute construites pour épargner aux vivants le dégoût et l’horreur que pourrait leur causer la vue des objets que ce lieu renferme. On en a laissé le centre totalement découvert pour que les oiseaux de proie puissent y entrer. Dans le fond, il y a un passage étroit et bas par où les chiens et les autres animaux voraces y pénètrent. D’une éminence que le roc forme à côté s’avance une plate-forme qu’on a construite afin de pouvoir jeter facilement les cadavres dans le charnier. Là, le seul devoir que l’on rende aux morts, c’est de les placer de manière qu’ils puissent être bientôt la proie des oiseaux carnassiers et des chiens dévorants[42]. » Ces chiens sont, paraît-il, tellement habitués à leurs lugubres festins, qu’ils rôdent par troupes autour des maisons où ils sentent la mort et suivent les convois funèbres, auxquels ils font un macabre cortège.

Dans les campagnes, on ne prend pas tant de précautions. On dépose simplement les corps en plein air sur quelque rocher et on laisse aux animaux carnivores, le soin de leur donner la sépulture. Quant aux misérables qui ne peuvent ni payer des porteurs, ni acheter les prières du clergé, on jette tout bonnement leurs morts dans les rivières. Jamais on n’enterre les corps, sauf lorsque règne une épidémie de petite vérole.

Il est cependant encore un autre mode de funérailles en usage au Thibet, qui se rapproche sensiblement de ce qui se passe chez nous ; mais il n’est employé que pour les grands lamas, tenus pour être les incarnations de quelque divinité. Pour eux, en effet, le danger du Bardo n’est pas à craindre en raison de la nature divine de l’âme qui les anime. Leurs corps, après avoir subi une sorte d’embaumement superficiel, sont conservés en des châsses magnifiques exposées à la vénération des fidèles dans de splendides mausolées, moitié tombeaux et moitié temples. Lhasa, la ville sainte, est remplie de ces mausolées ; mais le plus beau, paraît-il, est celui du Téchou-Lama Erténi, monument grandiose et superbe élevé, au milieu même du palais pontifical de Tachilhounpo, aux frais du gouvernement tibétain, aidé des dons arrachés à la dévotion populaire et des subsides considérables du gouvernement chinois, qui, dit-on, avait tout intérêt à détourner par ses largesses les soupçons qu’avait fait naître la mort subite de ce grand dignitaire à l’esprit large et patriote, partisan résolu de l’ouverture du Tibet aux Européens. Turner est, jusqu’à présent, le seul Européen qui ait eu la bonne fortune de pouvoir visiter ce merveilleux mausolée, et il en a donné une longue description[43], dont nous croyons devoir reproduire ici les parties principales, ne serait-ce que pour donner une idée de ce qu’est un monument de ce genre.

« En sortant de mon appartement, dit-il, nous suivîmes le corridor, au bout duquel nous descendîmes deux étages. Après avoir traversé divers passages, sans sortir dans la rue, nous trouvâmes une petite porte qui nous conduisit dans la cour où était le grand mausolée. Cette cour est pavée et il règne sur trois de ses côtés, un péristyle destiné

Monastère de Tachilhounpo. Mausolée du quatrième Pantch’en Rinpotch’é.
Monastère de Tachilhounpo. Mausolée du quatrième Pantch’en Rinpotch’é.
Monastère de Tachilhounpo. Mausolée du quatrième Pantch’en Rinpotch’é.
à abriter les pèlerins et les dévots que la piété attire en ce lieu. Sur les murailles du péristyle, on a peint diverses figures d’une grandeur gigantesque, qui sont des emblèmes analogues à la mythologie tibétaine. Les deux principales de ces figures, peintes, avec des traits hideux, en bleu et en rouge, représentent les incarnations de Kâlî[44]. Les colonnes sont peintes en vermillon et ornées de dorures ; et sur le fronton qu’elles supportent, on voit le dragon de la Chine. Dans le centre du péristyle, il y a une grande porte qui fait face à la principale avenue du monastère. Précisément vis-à-vis de cette porte, est l’entrée du mausolée, au-dessus de laquelle il y a un trophée, assez semblable à une cotte d’armes (écu), entouré d’une balustrade. La pièce du milieu de ce trophée est une espèce de lance, dont le bout a la forme de la feuille du grand banian[45]. Elle est sur un piédestal très bas. De chaque côté, on voit un daim couchant avec le mufle fort élevé et le cou appuyé sur l’épaule d’une figure d’environ huit pieds de haut, qui est à une égale distance de l’un et de l’autre. Ces sculptures, qui sont richement dorées, occupent tout le dessus du portique et se trouvent tout à fait en avant du corps du bâtiment.

« Nous vîmes, sous le portique, un prêtre assis qui lisait dans un grand livre ouvert devant lui, et semblait ne pas s’apercevoir que nous étions là. Il était du nombre de ceux qui prient alternativement en cet endroit et qui sont chargés d’entretenir le feu sacré devant le tombeau. Il faut qu’il y ait sans cesse un de ces prêtres qui prie, et que le feu ne s’éteigne jamais. Deux pesantes portes, peintes en vermillon avec des bossages dorés, firent trembler l’édifice lorsqu’elles roulèrent sur leurs pivots, et que leurs battants massifs heurtèrent le mur. Nous reconnûmes alors que le bâtiment que nous avions pris pour le mausolée, ne servait qu’à entourer une pyramide de la plus grande beauté.

« Au pied de la pyramide, reposait le corps du Lama dans un cercueil d’or massif. Ce cercueil fut fait à Pékin, par ordre de l’empereur de la Chine, lorsque ce prince renvoya le corps du Lama à Téchou-Loumbou, où il fut conduit avec non moins de pompe que de solennité. Ses sectateurs accoururent en foule partout où il passa pour lui rendre un hommage religieux, et ils se croyaient trop heureux de pouvoir seulement toucher son cercueil, ou le poêle qui le recouvrait.

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« La statue du dernier Téchou-Lama est d’or pur. Elle est au haut de la pyramide et placée sous une très grande coquille dont les striures sont peintes alternativement en rouge et en blanc, et dont les bords en feston forment un dais qui couvre tout le corps de la statue. Cette statue est représentée assise sur des coussins, couverte d’un manteau de satin jaune qui flotte négligemment, et coiffée d’un bonnet qui ressemble à une mitre.

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« Aux bords de la coquille sont suspendus les divers chapelets dont le Lama se servait pendant sa vie, et qui, pour la plupart, sont très précieux. Il y en a en perles, en émeraudes, en rubis, en saphirs, en corail, en ambre, en cristal de roche, en lapis-lazuli. Il y en a aussi dont les grains ne sont que d’humbles ser-bou-djya. Tous ces chapelets sont arrangés avec symétrie et forment des festons.

« Les côtés de la pyramide sont revêtus de plaques d’argent massif. Elle forme, en s’élevant, divers gradins sur lesquels sont étalés tous les objets rares et précieux qui ont appartenu au Lama, et qui proviennent des offrandes des dévots. Il y a, entres autres choses, des tabatières d’un grand prix et divers bijoux curieux qui lui avaient été donnés par l’empereur de la Chine. Il y a aussi de magnifiques porcelaines, de grands vases du Japon du plus beau bleu, et plusieurs gros fragments de lapis-lazuli. Ces différentes choses sont arrangées suivant le goût du pays et font un très bel effet.

« À la hauteur d’environ quatre pieds, la pyramide a un gradin beaucoup plus largo que les autres, sur le devant duquel sont sculptés deux lions rampants. Entre ces lions est une statue d’homme qui a des yeux d’une grandeur énorme et qui lui sortent de la tête. Son corps fait des contorsions bizarres, sa physionomie peint le trouble et l’anxiété et ses mains sont placées sur les cordes d’une espèce de guitare. Des hautbois, des trompettes, des cymbales et divers autres instruments de musique sont aux extrémités du gradin, immédiatement au-dessous des figures, et l’espace intermédiaire est rempli de vases de porcelaine de la Chine, de vases bleus du Japon et de vases d’argent.

« À droite de la pyramide est placée une seconde statue du Lama, de grandeur naturelle, qui, suivant ce que Pourounghir m’a assuré, lui ressemble singulièrement. Elle est assise dans une chaire, au-dessous d’un dais de soie et ayant un livre devant elle. Cette statue n’est point d’or massif, mais de vermeil. En face de la pyramide, il y a un autel, couvert d’un tapis de drap bleu, sur lequel on dépose les offrandes journalières telles que les fleurs, les fruits, les diverses espèces de grains et l’huile. Il y a aussi sur cet autel plusieurs lampes allumées et qu’on ne laisse jamais s’éteindre, parce que le feu en est considéré comme sacré. La fumée que produisent ces lampes et une multitude de cierges odorants remplit l’enceinte de ce lieu et répand tout autour une odeur très suave.

« De chaque côté, on a suspendu au plafond diverses pièces de satin et d’autres étoffes de soie de la plus grande beauté. Tout auprès de la pyramide, il y a deux pièces de velours noir, couvertes d’un bout à l’autre d’une broderie en perles en forme de réseau et bordées aussi d’un rang de perles. Quelques pièces de beau brocart anglais et de superbe gullbudden de Bénarès complètent ce magnifique assemblage d’étoffes. Sur les murailles on a peint, depuis le haut jusqu’en bas, des rangs de gèlongs occupés à prier.

« Le pavé est couvert de tous côtés de monceaux de livres sacrés, concernant la religion des lamas, livres que les professeurs orthodoxes de cette religion augmentent continuellement par de volumineux commentaires.

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« La coquille qui couvre la pyramide est extrêmement grande, et quand on la voit à une certaine distance, elle fait un très bel effet. Elle est placée sur le côté d’un grand rocher et élevée au-dessus de la plus grande partie du monastère, de sorte qu’on l’aperçoit de très loin..........

« Quant à la maçonnerie, le mausolée du Téchou Lama est de pierre brute et de bon mortier. Il a plus de largeur que de profondeur et il est excessivement élevé. Les murs ont plus d’épaisseur à leur base que dans le haut, ce qui leur donne une obliquité très sensible.

« Au-dessus du portique, et précisément dans le centre du bâtiment, il y a une fenêtre garnie de rideaux de moire noire. On voit, en or, sur l’extérieur des murs, le soleil, ainsi que la lune dans ses différentes phases. Ces peintures y sont même plusieurs fois répétées. Une bande de couleur brune règne tout autour du bâtiment un peu plus haut que la fenêtre. Au-dessus de cette bande, on voit sur la façade, une tablette ou l’on a écrit en grandes lettres d’or la phrase mystique : Om ! Mani padmé. Houm ! Il y a ensuite un espace en blanc et toute la partie de la façade qui est au dessus, et qui a environ douze pieds de haut, est peinte en rouge. La frise et la corniche sont peintes en blanc.

« On voit au-dessus des angles et du reste de la muraille, de distance en distance, des colonnes d’environ cinq pieds de haut et de deux ou trois pieds de circonférence. Elles sont de métal richement doré, et leur plinthe est fixée dans le centre de la muraille. Plusieurs de ces colonnes sont couvertes de drap noir et ont, de divers côtes, des bandes d’étoffe blanche, perpendiculaires et transversales, qui forment des croix fort distinctes[46]. Les colonnes sont grenues et cannelées, et on y a gravé diverses lettres. Elles sont aussi couronnées de quelques légers ornements. Des têtes de lion, bien sculptées et bien dorées, sortent des quatre angles au-dessus de la corniche et portent des cloches suspendues il leur mâchoire inférieure.

« Mais la partie la plus brillante et la plus apparente de l’édifice, celle qui couronne le tout, est un dôme magnifiquement doré qui est au-dessus du centre de la pyramide et des restes du Lama. Il est supporté par de légères colonnes et il donne à l’ensemble de l’édifice bien plus d’éclat. Ses bords se relèvent avec grâce. Son sommet est orné de dragons chinois et, tout autour, il y a un nombre immense de petites cloches qui, ayant des morceaux de bois minces et carrés attachés au battant, font, avec celles qu’on voit à toutes les autres parties avancées de l’édifice, un carillon considérable dès que le vent les agite. »

Il semblerait, d’après ce que nous avons vu de leurs usages mortuaires, qu’une fois les funérailles terminées, les Tibétains ne doivent plus guère se soucier de leurs morts. Cela est exact en ce qui concerne le corps, guenille de nulle valeur dès que l’âme l’a quitté, sauf lorsqu’il s’agit de saints personnages ; mais, en bons bouddhistes qu’ils sont, ils se préoccupent, en certaines occasions, des âmes qui peuvent ou avoir besoin de prières pour obtenir une bonne transmigration et d’offrandes pour soutenir leur existence, ou bien venir efficacement en aide aux vivants si elles ont transmigré parmi les dieux et dans la sainte classe des Lamas. Nous n’avons pu savoir si, comme dans la Chine et le Japon, ils rendent aux morts un culte journalier ou seulement anniversaire, mais ils ont une fête annuelle en l’honneur des trépassés. Cette fête se célèbre le jour anniversaire de la mort du saint Tsong-Khapa, le 25 octobre[47], ou le 29[48], c’est-à-dire presque à la même date que nos fêtes de la Toussaint et de la Commémoration des morts, au début de l’hiver, cette mort de la nature. Elle consiste en l’illumination générale de tous les temples, les monastères, les palais et les maisons d’un bout à l’autre du territoire. Très superstitieux, les Tibétains observent, avec une attention anxieuse, les phases de cette illumination ; si les lampions brûlent avec une flamme calme et un brillant éclat, c’est un présage des plus favorables ; le vent et la pluie viennent-ils à les éteindre, c’est pour eux l’augure des plus funestes calamités pendant le cours de l’année suivante. Indépendamment de ces marques solennelles de souvenir données aux morts, ils sanctifient cette fête par divers actes de bienfaisance dont ils croient que la circonstance augmente beaucoup le mérite : repas donnés aux pauvres, aumônes distribuées généreusement suivant l’état de fortune de chacun. Il est probable — bien que nous n’en ayons trouvé aucun indice certain dans les récits des voyageurs — que cette fête comporte également des offrandes de différentes sortes aux morts, ainsi que cela se pratique en Chine et, en général, dans tous les pays bouddhiques[49].

5. Habitations. — Alimentation. — Costume. — Les habitations tibétaines ne réclament pas de grands efforts d’architecture (il est bien entendu que nous ne parlons ici ni des temples, ni des monastères, ni des rares palais des hauts fonctionnaires), ce sont ou des maisons construites sans aucun souci du plus rudimentaire confort, ou de simples tentes, et, comme la population est en majorité pastorale et nomade, on peut dire que c’est la tente qui est l’abri le plus universellement adopté.

Les tentes se font selon deux modèles ; appelés, suivant M. l’abbé Desgodins[50], Gueur et Yob ; malheureusement cet auteur ne nous en donne pas une description suffisante, il se contente de dire que le Gueurn’a qu’une colonne, tandis que le Yob en a deux. À défaut de renseignements plus précis, nous croyons que le premier modèle correspond à la tente mongole et le second à la tente hexagonale décrites assez minutieusement par le père Huc, la dernière étant plus particulièrement tibétaine.

« La tente mongole, nous dit ce missionnaire[51], affecte la forme cylindrique depuis le sol jusqu’à mi-hauteur d’homme. Sur ce cylindre, de 8 à 10 pieds de diamètre, est ajusté un cône tronqué qui représente assez bien le chapeau d’un quinquet. La charpente de la tente se compose, pour la partie inférieure, d’un treillis fait avec des barreaux croisés les uns sur les autres de manière à pouvoir se resserrer et s’étendre comme un filet. Des barres de bois partent de la circonférence conique et vont se réunir au sommet, à peu près comme les baleines d’un parapluie. Cette charpente est ensuite enveloppée d’un ou de plusieurs tapis épais de laine grossièrement foulée. La porte est basse, étroite, mais pourtant elle a deux battants ; une traverse de bois assez élevée en forme le seuil, de sorte que, pour entrer dans la tente, il faut en même temps lever le pied et baisser la tête[52]. Outre la porte, il y a une autre ouverture pratiquée au-dessus du cône. C’est par là que s’échappe la fumée du foyer. Un morceau de feutre peut la fermer à volonté par le moyen d’une corde dont l’extrémité est attachée sur le devant de la porte.

« L’intérieur de la tente est comme divisé en deux parties : le côté gauche, en entrant, est réservé aux hommes ; c’est là que doivent se rendre les étrangers. Un homme qui passerait par le côté droit commettrait plus qu’une grossière inconvenance. La droite est occupée par les femmes, et c’est là que se trouvent réunis tous les ustensiles du ménage : une grande cruche en terre cuite pour conserver la provision d’eau, des troncs d’arbres de diverses grosseurs creusés en forme de seaux et destinés à renfermer le laitage, suivant les différentes transformations qu’on lui fait subir. Au centre de la tente est un large trépied planté dans la terre et toujours prêt à recevoir une grande marmite que l’on peut placer et retirer à volonté. Cette marmite est en fer et de la forme d’une cloche. » Cette tente, est, paraît-il, très chaude et relativement confortable.

Il n’en est pas de même de la tente tibétaine, dite tente noire, et recouverte d’une simple toile : « Les grandes tentes qu’ils se construisent avec de la toile noire sont ordinairement de forme hexagone ; à l’intérieur, on ne voit ni colonne ni charpente pour leur servir d’appui, les six angles du bas sont retenus au sol avec des clous et le haut est soutenu par des cordages qui, à une certaine distance de la tente, reposent d’abord horizontalement sur de longues perches, et vont ensuite, en s’inclinant, s’attacher à des anneaux fixés en terre. Avec ce bizarre arrangement de perches et de cordages, la tente noire des nomades Thibétains ne ressemble pas mal à une araignée monstrueuse qui se tiendrait immobile sur ses hautes et maigres jambes, mais de manière à ce que son gros abdomen fût au niveau du sol. Les tentes noires sont loin de valoir les yourtes des Mongols ; elles ne sont ni plus chaudes ni plus solides que de simples tentes de voyage. Le froid y est extrême et la violence du vent les jette facilement à terre. On peut dire, cependant, que sous un certain rapport les Si-Fan[53] paraissent plus avancés que les Mongols ; ils semblent avoir quelque velléité de se rapprocher des mœurs des peuples sédentaires. Quand ils ont choisi un campement, ils ont l’habitude d’élever tout autour une muraille de quatre à cinq pieds. Dans l’intérieur de leurs tentes, ils construisent des fourneaux qui ne manquent ni de goût ni de solidité[54]. »

Les villages sont rares au Tibet, espacés souvent à plusieurs journées de marche, et se composent généralement d’un très petit nombre de maisons groupées autour d’un monastère. Les hameaux n’existent pas ; mais en place, dans les lieux favorables à la culture, on aperçoit de nombreuses et grandes fermes dispersées de tous côtés. Ferme, maison de ville ou de village, l’habitation tibétaine affecte toujours la forme d’un rectangle, ordinairement long et de peu de largeur, que Turner compare à un four à briques[55]. Les murs en sont faits de terre battue (pisé) ou en pierres plates posées les unes sur les autres sans mortier pour les relier ; dans les villes, cependant, on fait usage de mortier au moins pour les constructions un peu soignées. Les murs, très épais à leur base, vont en diminuant à mesure qu’ils s’élèvent et présentent extérieurement une assez forte inclinaison. Les toits plats, rendus imperméables par une couche de terre battue, forment terrasse et sont surmontés d’une tourelle ressemblant à un pigeonnier, au dessus de laquelle flottent des banderoles multicolores surchargées d’inscriptions, ou bien supportent une ou plusieurs piles de pierres servant de base à une longue perche ornée de lambeaux d’étoffe, ou quelquefois de drapeaux, remplacée chez les plus pauvres par une simple branche d’arbre vert. Ils sont entourés d’un parapet, de soixante à quatre-vingt-dix centimètres de hauteur, fait avec des fascines empilées et dépassant un peu le bord du mur, usage adopté sans doute pour faciliter l’écoulement des eaux de pluie ou de celles provenant de la fonte des neiges. Lorsque, dans les campagnes, le toit est fait simplement en planches, on le charge de grosses pierres afin d’offrir plus de résistance au vent violent de ces hautes vallées. Les maisons, même les plus pauvres, ont toujours au moins un étage sur rez-de-chaussée et souvent jusqu’à trois dans les villes. Le rez-de-chaussée n’est jamais habité, il sert d’étable, d’écurie et de magasin pour les marchandises et les provisions. On accède aux étages supérieurs au moyen d’un escalier fait d’un gros tronc d’arbre dans lequel sont taillées des encoches, à peine suffisantes pour y poser le bout du pied, très raide et rarement muni d’une rampe rudimentaire. Presque partout les façades sont enduites d’une sorte de crépissage au lait de chaux et ornées, à une certaine distance du toit, d’une large bande brune ou rouge qui se répète autour des fenêtres et de la porte. Cette peinture, renouvelée chaque année, donne à toutes les maisons un agréable aspect de propreté, malheureusement tout extérieur, car à l’intérieur elles sont universellement d’une malpropreté révoltante.

Au Boutan, où le bois abonde, les habitations sont généralement construites en bois de sapin et élevées sur des pilotis, à environ un mètre cinquante ou deux mètres du sol. Cet usage, qui se comprend dans les vallées basses et marécageuses, ne s’explique en pays sec et sur les montagnes que par une habitude irraisonnée.

Un trait caractéristique de la maison tibétaine, c’est la rareté des ouvertures ; les plus vastes n’ont pas plus de trois ou quatre fenêtres à chaque étage, à peine le strict nécessaire pour donner de l’air et du jour, afin, disent les habitants, de se mieux défendre du froid et du vent. Le verre à vitre étant inconnu dans ces régions, les fenêtres sont fermées seulement par des volets de bois à l’extérieur et par des rideaux d’étoffe à l’intérieur, quelquefois aussi on les garnit de châssis de fort papier huilé qui laissent filtrer quelques rayons d’une lumière douteuse.

Les chambres, ordinairement assez spacieuses , sont quelquefois planchéiées et le plus souvent carrelées avec des dalles de pierre. Elles n’ont point de cheminées. Le feu s’allume au milieu de la pièce sur une large dalle et la fumée, n’ayant d’autre issue que les fenêtres, recouvre bientôt les murs d’une épaisse couche noire de suie. Les pièces situées à l’étage supérieur ont au-dessus de ce foyer primitif une ouverture pratiquée dans le toit, s’ouvrant et se fermant à volonté au moyen d’une trappe, pour permettre à la fumée de s’échapper. À Lhasa, ce foyer est remplacé par un vase de terre ou de métal dans lequel on fait brûler du fumier séché, seul chauffage de la grande masse de la population. Dans les villes, les cuisines sont ordinairement pourvues d’un fourneau en maçonnerie.

Rien de plus simple et de plus rudimentaire que le mobilier tibétain. Point de sièges : on s’asseoit par terre, à même le sol, sur des nattes, des tapis et des coussins, dont on empile plusieurs s’il s’agit de préparer une place d’honneur pour quelque personnage important. En fait de lit, le Tibétain — qui, été comme hiver, se couche tout habillé — n’a qu’un matelas, composé de deux coussins d’égale dimension réunis par une toile de façon à pouvoir se replier pendant le jour et servir de siège, sur lequel on jette quelques fourrures tenant lieu de draps et de couvertures. Quelques coffres pour serrer les provisions, les vêtements et les objets précieux, quelques rayonnages et étagères supportant des images de Bouddhas, quelques peintures représentant les principales divinités ou des scènes religieuses, complètent l’ameublement d’un intérieur tibétain.

Pour s’éclairer, on se sert de lampes de terre ou de métal garnies, en place d’huile, de beurre ou de graisse, et quelquefois de lanternes à vitres de corne. Ces lampes ont souvent la forme d’un soulier recourbé du bout, en mémoire, dit-on, de la chaussure que portait la sainte princesse chinoise Lha-chis-dgong-mtch’og[56], épouse du roi Srong-stan-gam-po[57], qui avait pris à sa charge l’entretien des lampes du sanctuaire de Lhasai-mtchhod-khang[58].

Alimentation. — « Ils vivent de chace et de venoison et de bestail et de fruit que ils traient de la terre », dit Marco Polo des Tibétains de son temps[59], et ces lignes écrites à la fin du XIIIe siècle peuvent encore s’appliquer à ceux d’aujourd’hui, sauf en ce qui concerne le gibier dont, malgré son extrême abondance, l’usage alimentaire est, maintenant, non seulement dédaigné, mais même considéré comme impur et criminel. Ce ne sont que les individus des plus basses classes de la population, trop misérables ou trop paresseux pour gagner leur vie par une occupation honnête, et trop orgueilleux pour exercer la profession de mendiant, qui se livrent à la chasse et se nourrissent de la chair des animaux sauvages, au mépris des saintes malédictions des lamas[60] ; car cette défaveur d’un aliment, qui pourrait constituer une ressource précieuse dans un pays pauvre, est le résultat des doctrines et des superstitions bouddhiques.

Et cependant ce n’est pas le précepte sacré de l’Ahimsa ou « Respect de la vie des êtres », qui retient les Tibétains, car ils sont grands amateurs de viande, et les lamas eux-mêmes s’en régalent sans scrupules toutes les fois que l’occasion s’en présente, à la seule condition de ne pas « contribuer directement à la transmigration » de l’animal, c’est-à-dire, de ne pas l’abattre de leurs propres mains, — manière assez jésuitique, il faut le reconnaître, de tourner l’interdiction formulée par le fondateur de leur religion[61]. Ce scrupule est, du reste, général, et les bouchers forment, parmi la basse population, une classe à part et peu estimée.

Le poisson, absolument interdit par les superstitions religieuses, et la volaille méprisée, sont exclus de toutes les tables. Le porc est peu estimé, à moins qu’il ne soit très gras. Le bœuf, trop cher, ne figure que dans les menus des riches. Le mouton, dont la chair est, du reste, particulièrement savoureuse, est, pour ainsi dire, la seule viande qui entre dans l’alimentation des Tibétains, à quelque classe qu’ils appartiennent, et ils en font une consommation énorme. Sans lui, il n’est pas de bon festin de fête. Ils le mangent bouilli, cru ou gelé sans aucune préparation, souvent même sans sel, ou bien en hachis assaisonné d’épices ; mais c’est surtout sa chair crue et saignante qui fait leurs délices. Les intestins bouillis et le boudin de sang de mouton sont, paraît-il, les plats les plus estimés de la cuisine populaire.

Mais même le mouton, qui se paie couramment une once d’argent (environ huit francs) lorsqu’il est un peu gras, est un régal bien coûteux que les pauvres Tibétains ne peuvent s’offrir que dans les grandes occasions, et ne saurait constituer la base de leur alimentation habituelle. Pour la masse de la population, la nourriture journalière se compose exclusivement de tsampa et de thé.

Le tsampa est la farine d’orge grise grillée. Quelquefois on en fait une sorte de bouillie en la délayant dans du lait ; mais le plus souvent la préparation en est beaucoup plus sommaire et plus expéditive. Dans une tasse de thé à l’eau, au lait ou beurré, on jette une poignée de tsampa, on remue la farine avec un petit couteau, ou spatule, spécial, fait en os, en ivoire ou en bois, que tout Tibétain porte à sa ceinture à cet usage, ou bien simplement avec le doigt, et lorsqu’elle est bien délayée on la presse entre les doigts de manière à en faire une grosse boulette que l’on avale en arrosant cette bouchée de pâte, ni cuite ni crue, du contenu de la tasse de thé. Cette opération se renouvelle trois ou quatre fois de suite, et le repas est terminé.

Le froment, dont le Tibet produit une certaine quantité, et le riz, que l’on importe de la Chine, du Boutan et du Bengale, sont des aliments de luxe. Le riz se mange bouilli, ou rôti. Avec la farine de froment, pétrie sans levain avec un peu de sel, on fait des petits pains assez semblables comme goût aux pains azymes des Juifs[62] ; ou bien, en la pétrissant avec du beurre et des œufs, on prépare des gâteaux dont les Tibétains sont très friands. Le père Huc parle aussi de gâteaux farcis de cassonade et de viande hachée[63], et Klaproth de pâtés, dont il ne donne pas la description[64].

Le Tibétain se soucie peu des végétaux, dont il ne cultive et consomme qu’un très petit nombre d’espèces, principalement l’oignon, l’ail, le navet et la citrouille. Par contre, il est grand amateur de fruits, dont le pays produit des qualités excellentes[65], et surtout de fruits secs qu’il prépare lui-même ou fait venir de l’Inde et de la Chine[66], raisins, dattes, abricots, figues, noix, amandes, etc. Un plateau de fruits secs et un autre de gâteaux au beurre et aux œufs accompagnent obligatoirement la tasse de thé que l’on offre à tout visiteur de distinction.

Le thé est un objet de première nécessité pour le Tibétain, qui ne boit jamais d’eau pure par principe d’hygiène ; on prétend même qu’il tomberait malade s’il était trop longtemps privé de sa boisson accoutumée[67] ; mais il ne ressemble guère à celui que l’on consomme en Europe, en Chine et au Japon. C’est un thé commun et grossier fait avec les grosses feuilles, trop dures pour être utilisées dans les qualités même de choix secondaire, que l’on ne se donne pas la peine de séparer des brindilles auxquelles elles sont attachées, et même que l’on mélange quelquefois de petites branches de l’arbrisseau d’une assez forte dimension, pour obtenir une qualité de prix inférieur. La première qualité se nomme Joug-ma et la seconde Ching-kia[68] ou « thé de bois », dénomination qui lui convient admirablement. Ce mélange, humecté d’eau de riz pour l’agglomérer, est comprimé en pains (pa-ka) en forme de briques, de 25 centimètres de longueur, 20 centimètres de largeur et 10 d’épaisseur[69] et pesant à peu près régulièrement cinq livres chinoises[70]. Naturellement, un thé aussi grossier ne peut se préparer de la même façon que celui que nous connaissons : une simple infusion serait insuffisante pour en extraire le parfum, la saveur et les principes toniques et digestifs que l’on recherche en lui, et la décoction s’impose[71]. Le procédé de préparation le plus habituel, au Tibet et dans la Mongolie, consiste à jeter un fragment de brique de thé, préalablement émietté, dans de l’eau froide et de faire bouillir le tout ensemble pendant une vingtaine de minutes. Chez les gens riches, on filtre la décoction que l’on verse ensuite dans une théière, le plus souvent en métal (cuivre ou argent) ; dans le peuple, on se contente de puiser à même la marmite. C’est ce qu’on appelle le Tchatchoch « eau de thé ». Toutes les fois qu’on le peut, on additionne ce thé de lait et souvent de beurre.

Le Tcha (Ja) est un thé d’une préparation beaucoup plus compliquée, la véritable gourmandise des Tibétains. À ce titre, nous croyons intéressant d’en indiquer la recette. — Le thé étant mélangé avec environ moitié de son volume de soude, appelée en tibétain p’ouli, la mixture est jetée dans une marmite renfermant la quantité d’eau froide nécessaire suivant le nombre des convives. Quand l’eau est sur le point de bouillir, on remue le mélange jusqu’à ce que l’ébullition soit parfaite. On filtre alors le thé, à travers un linge, dans un cylindre en bois de 9 à 12 centimètres de diamètre et de 60 à 90 centimètres de hauteur, assez semblable aux barattes à faire le beurre, et on l’agite vigoureusement avec un moussoir en bois appelé gourgour, comme l’on fait chez nous pour le chocolat ; on y ajoute un bon morceau de beurre (ordinairement le double du volume du thé), du sel, et on continue à agiter. Enfin, on additionne le mélange de lait et on remet le tout sur le feu pour le réchauffer, car il doit se prendre bouillant. Ainsi préparé, le thé ressemble à une sorte de gruau et se sert avec de la viande et des pâtisseries. Le tcha, aliment substantiel plutôt que boisson, est interdit aux lamas pendant les cérémonies religieuses et les jours de jeûne[72], tandis que le tchatchoch leur est permis en tout temps et en toutes circonstances, à condition d’être bu sans lait, ni beurre.

Les tasses qui servent à prendre le thé, sont généralement en bois laqué ou simplement verni, et l’usage veut que chacun porte toujours sa tasse sur soi, enveloppée dans un morceau d’étoffe de soie ou renfermée dans un étui de cuir. Leur prix varie suivant la qualité du bois et la perfection du travail. Une belle tasse vaut facilement plusieurs onces d’argent. Chez les gens riches et dans l’aristocratie, où l’on a adopté les usages chinois, le thé se sert dans des tasses de porcelaine de Chine. Celles qui servent aux Grands Lamas sont d’une sorte toute particulière. Ce sont des bols évasés en porcelaine blanche très fine, du genre appelé « coquille d’œuf », décorés d’un dragon impérial[73] dessiné dans la pâte de façon à n’être visible que par transparence[74].

Concurremment avec le thé, les Tibétains, qui sont grands buveurs et n’ont pas pour les liqueurs fermentées les mêmes scrupules que les Indous, emploient une autre boisson qu’ils appellent tchong. C’est une sorte de bière légèrement acide et peu enivrante que l’on prépare avec du riz, du froment, ou de l’orge et qu’on boit toujours chaude. Pour faire le tchong, le grain (le plus souvent de l’orge) est mis dans un vase avec une quantité d’eau suffisante pour le couvrir et on lui fait subir une légère ébullition, après quoi on verse l’eau et on étend le grain sur une natte ou sur une toile pour le faire refroidir. Lorsqu’il est froid, on y mélange un ferment, appelé bakka, dans la proportion du volume d’une noix pour un kilogramme de grain, puis on le met dans des paniers garnis de feuilles, on le presse pour en exprimer l’eau qui peut être restée, et les paniers, bien couverts de feuilles et de toile, de manière à empêcher l’air d’y pénétrer, sont placés pendant trois jours dans une pièce un peu chaude. Au bout de ce temps, la préparation, additionnée d’un quart de litre d’eau froide par quatre litres de grains, est versée dans des jarres en terre hermétiquement fermées et lutées avec de l’argile. Il faut dix jours, au moins, pour que le moult ainsi préparé puisse être employé. Quand on veut boire le tchong, on met dans un vase une certaine quantité de ce grain fermenté, et on y verse de l’eau bouillante. Un moment après, on enfonce dans le vase un petit panier d’osier tressé très serré à travers lequel filtre la liqueur et d’où on la puise avec une poche en bois. Cette boisson est saine et agréable, mais ne peut se conserver plus de quelques heures. En distillant le tchong, on obtient une liqueur très alcoolique que l’on appelle arra[75] ou arrak.

Supportant facilement la faim et la soif, le Tibétain est très tempérant d’ordinaire ; mais on peut dire que c’est par force, à cause de sa pauvreté et du peu de ressources de son pays. Chaque fois que l’occasion s’en présente, et il tâche que ce soit souvent, il se dédommage sans retenue de ses abstinences obligées et se livre à de véritables débauches de nourriture et de boisson. L’ivresse n’est pas considérée comme honteuse chez lui, et les moines eux-mêmes ne se font aucun scrupule de fêter plus que de raison le tchong et l’arra au mépris des règles sévères de la discipline bouddhique. Toutes les fêtes religieuses ou civiles sont l’occasion de festins simples ou fastueux selon le rang et la fortune de l’amphitryon, mais toujours fort copieux et largement arrosés, qui se prolongent quelquefois pendant plusieurs jours. La description suivante d’un repas auquel Klaproth assista à Pékin, en 1818, peut donner une idée de ce qu’est un festin tibétain.

« Dans une chambre carrée étaient placées des tables longues et peu élevées ; sur chacune était un sac de peau contenant une quinzaine de livres de tsam-pa. Des matelas et des tapis de feutre furent étendus devant les tables. Les convives se placèrent suivant leur âge et s’assirent les jambes croisées. Quand il en arrivait un, on commençait par lui offrir un plat de tsam-pa dans lequel des morceaux de beurre étaient plongés. Le convive prenait alors une bouchée de tsam-pa, la jetait et en goûtait une autre. Quand tout le monde fut assemblé, du vin[76] fut offert aux convives et ensuite du thé. Avant de manger, ils ôtèrent leur chapeau et récitèrent une courte prière ; s’étant recouverts, ils commencèrent à boire du thé en mangeant du tsam-pa. Après le thé, on se mit à boire du vin. Ensuite, on apporta à chaque convive une jatte de gruau et de riz assaisonné de beurre et de sucre. On récita de rechef une prière et on recommença à manger le gruau[77] avec les doigts ; puis on revint au vin. Après ce service tout le monde alla se promener dans la cour ; de retour au bout d’un quart d’heure, on s’assit comme auparavant et de la viande crue, hachée et assaisonnée de sel, de poivre et d’ail, fut alors servie. On en offrit une jatte à chaque convive. En même temps on plaça sur chaque table plusieurs plats avec de grands morceaux de viande de bœuf crue et gelée. Les convives, ayant récité encore une prière, tirèrent les couteaux qu’ils portaient sur eux, coupèrent la viande par morceaux et la mangèrent en la couvrant d’abord d’un hachis fort salé ; puis on continua à boire du vin comme auparavant. Après ce service on alla encore se promener. De retour dans l’appartement, on recommença à boire du vin. Bientôt parut un baquet de touba, gruau mêlé de vermicelle et de viande de bœuf hachée. On en présenta à chacun une jatte. Les convives, ayant récité une prière, prirent leurs petits bâtons et commencèrent à manger. Enfin, on apporta des petits pâtés qu’on enveloppa dans des serviettes pour les envoyer chez les convives. Par là finit le repas qui dura plus d’une demi journée. Après s’être promené dans la cour, tout le monde rentra dans l’appartement et l’on but de nouveau. À cet instant le maître de la maison et les convives chantèrent et dansèrent. La danse des Tibétains consiste à sauter sans bouger de place[78]. »

Grand amateur de tabac, toutes les fois qu’il le peut le Tibétain complète son repas, alors même qu’il ne se compose que d’une poignée de tsampa délayée dans un bol de thé, en fumant quelques pipes ou en absorbant deux ou trois prises. Il se sert généralement de la petite pipe chinoise de métal, munie d’un long tuyau. Son tabac à fumer lui vient du Boutan et celui à priser de Chine. Ce dernier est le tabac fin et aromatisé que les Chinois exportent dans de petits flacons de porcelaine, de verre, d’agate, de cornaline et même de jade, assez semblables aux flacons à sels et à parfums dont se servent les Européennes[79]. Comme il coûte fort cher, on le ménage avec le plus grand soin ; la prise ne consiste guère qu’en quelques grains de tabac parcimonieusement répandus sur l’ongle du pouce, et même on se contente souvent d’aspirer voluptueusement le parfum du précieux flacon, sans en rien verser.

Disons encore en passant que l’usage de fumer et de manger l’opium, ou les diverses préparations du chanvre, paraît être totalement inconnu à la population tibétaine.

Costume. — Le costume est, à peu de chose près, uniformément le même dans toute l’étendue du pays ; on ne signale de différences bien sensibles que dans les districts frontières, principalement ceux de l’est et du nord où les influences chinoise et mongole ont prévalu.

Très économe pour son habillement, peu soucieux de l’élégance et tout ce qu’il y a de moins délicat sous le rapport de la propreté, le Tibétain du peuple porte son vêtement jour et nuit sans désemparer — sauf, bien entendu, les jours de fêtes religieuses et de gala, qui sont des occasions de grande toilette — jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un haillon sans nom, dont la couleur a disparu sous une épaisse couche de graisse, incapable de le couvrir. Aussi, ce qu’il demande avant tout, c’est que son vêtement lui tienne chaud et qu’il dure longtemps ; pourvu que ces deux qualités soient assurées, peu lui importe l’épaisseur et la pesanteur de l’étoffe dont est fait son habit.

La pièce essentielle du costume des hommes est une robe large, descendant presque jusqu’à la cheville, croisant du côté droit où elle se ferme par quatre agrafes. Cette robe, que les voyageurs chinois et européens nomment djouba et tchoupa, mais dont le véritable nom tibétain est gos[80], se fait, pour l’été, en une grosse étoffe de laine appelée p’rouh (p’rug)[81] ou trouk[82]. Le p’rouh est une sorte de drap non foulé, velu, très épais, presque imperméable et pourtant très souple, — en raison de la qualité soyeuse de la laine du Tibet, — qu’on teint généralement en brun, rouge, violet ou bleu, et les robes faites avec ce drap sont à la fois chaudes et inusables. Le djouba d’hiver se confectionne en peau de mouton, la laine en dedans, que les gens un peu aisés recouvrent d’un drap léger, rouge ou violet, ordinairement importé de Russie. Cette robe se serre à la taille au moyen d’une ceinture de cuir — quelquefois remplacée par une écharpe de laine, de soie, ou simplement de coton — qui supporte un couteau, un briquet, deux petites bourses, une pochette en cuir renfermant l’inséparable écuelle de bois, quand on ne la met pas tout simplement sur sa poitrine, une écritoire en cuivre, et dans laquelle est passé un grand sabre à lame droite, appelé ralgri. Les jambes et les pieds sont protégés par une culotte large, que l’on appelle bhov (bhob), en drap de même genre que celui du djouba, serrée autour du corps par une coulisse ou un cordon, et par des bottes, lham, de cuir ou de drap rouge ou violet, à épaisses semelles de cuir ou de feutre, ou bien par des souliers appelés khang.

Les Tibétains portent les cheveux longs et flottant sur les épaules. Leur coiffure est de toutes les parties de leur costume celle qui comporte le plus de variété ; ils portent tantôt une toque bleue avec un large rebord de drap ou de velours noir, tantôt un chapeau rouge, en feutre, à larges bords entourés d’une frange, ou de feutre blanc à forme basse et toujours à très larges bords, retenu sur la tête au moyen d’un cordon noué sous le menton, ou bien encore un bonnet de fourrure. Enfin, leur parure se complète par une grande boucle d’argent ornée de turquoises, qu’ils suspendent à leur oreille gauche, ou, s’ils sont trop pauvres, un anneau de fer garni de petites plaques de même métal, ou d’étain, par un reliquaire (gaou) qui pend sur la poitrine attaché au moyen d’un cordon de cuir, et par un chapelet à grains de bois enroulé autour de leur cou.

Dans deux districts seulement le costume diffère du tout au tout de celui que nous venons de décrire ; c’est le district de Bathang, aujourd’hui annexé au Ssé-tchuen, à l’est de la province de Khams, où les grands et le peuple ont adopté les modes chinoises, et celui de Bi-tsiou ou Mouroui-oussou, au nord-est de la même province, où dominent le vêtement et la coiffure des Mongols. À part cela, les différences sont insignifiantes ; ainsi, à Li-thang, la coiffure générale est le bonnet (jva) de feutre gris avec un rebord en peau de mouton teinte en jaune et garni de cordons de chanvre rouges ; à Djaya, le gris est la couleur préférée pour les djoubas ; et, dans la province de Ngari, le bonnet de cérémonie (bou-jva) est de satin broché, haut de plus de 30 centimètres, avec un rebord assez étroit et garni de cordons.

Nous n’avons parlé jusqu’à présent que du costume du peuple et de la classe moyenne ; celui de l’aristocratie, exactement semblable de forme, ne diffère que par la qualité des étoffes et des fourrures et l’abondance des bijoux. Pour leurs djoubas d’été, les riches emploient le p’rouh le plus fin et le plus soyeux, pour ceux d’hiver les belles fourrures de Sibérie et de la Mongolie et pour leurs habits de cérémonie, tsio-gho (tchhos-gos), les soieries de la Chine et les fins tissus du cachemir. Leurs boîtes à amulettes sont richement ciselées et enrichies de turquoises (gyou), de coraux (byi-rou), et autres pierres précieuses ; leurs boucles d’oreilles, grands anneaux d’or ou d’argent de la grosseur d’une plume d’oie, sont ornées d’une pierre fine ; leur chapelet de cou a des grains de pierres de couleur. Enfin, au lieu de laisser leur chevelure flotter sur leurs épaules, ils la tressent, à la façon des Chinois, en une queue qu’ils enjolivent d’anneaux d’or ou d’argent incrustés de turquoises, de perles, ou de grains de corail. Quant aux personnages qui remplissent de hautes fonctions publiques, leur costume est presque un uniforme. Les ministres (Kalon) et les directeurs (Deibon), relèvent leurs cheveux et les lient en une touffe au sommet de la tête, et sur cette coiffure mettent un chapeau plat, sans bords, garni de peau de renard ou de satin et surmonté d’une houppe de soie ou de peau de loutre. Leur robe, nazâ (na-bzâ), de soie ou du drap le plus fin, est serrée par une ceinture de cuir. Les gouverneurs et autres grands fonctionnaires ont les cheveux roulés et réunis en touffe ; leur bonnet, sans bords, est couvert d’une sorte de gaze blanche ; leur robe est large avec des manches étroites garnies de peau de loutre et bordées d’un galon de laine à cinq couleurs ; une ceinture de satin rouge supporte un couteau dans une gaine richement ornée ; au lieu de culottes, ils ont une sorte de tablier plissé, en une étoffe noire ressemblant à de l’étamine, appelé kozé ; leurs bottes sont en peau avec des semelles de feutre blanc bordées d’une étoffe rouge. Ils portent deux boucles d’oreilles : celle de gauche, nommée sotzi, se compose d’une très grosse turquoise montée en or ; celle de droite, djouri, est faite de deux morceaux de corail sertis en or[83].

Le costume féminin offre beaucoup plus de variété et diffère même presque totalement d’une province à l’autre.

Dans le Tibet oriental le vêtement des femmes se compose d’une longue pièce d’étoffe de laine plissée qui s’attache par devant en croisant quelque peu et fait une sorte de jupe, et d’un gilet sans manches par dessus lequel elles portent une casaque à manches[84]. Dans le Tibet central et occidental, leur robe est semblable au djouba des hommes, mais un peu plus longue, et recouverte d’une tunique courte sans manches, ordinairement multicolore[85]. Dans l’est de la province de Khams, les femmes portent une robe courte sans manches, sur laquelle se met une tunique à manches. Dans le centre de cette même province, leur costume comporte : un djouba en laine blanche, une jupe (doung-po) de drap noir ou rouge brodée de svastikas, un tablier (bandaï) de laine rouge ou de soie garni d’une bordure de fleurs brodées, une tunique ajustée, à manches courtes (vondziou), de soie, de coton ou de drap ; un petit châle de laine, appelé dzan. Enfin, dans le Ngari, sur une tunique longue, elles portent un djouba à grand collet et à larges manches.

La coiffure est, sans contredit, en tous lieux, la partie la plus importante de la toilette d’une femme, celle à laquelle elle apporte le plus de soins. Au Tibet, les femmes mariées partagent en deux leurs cheveux sur le sommet de la tête, en font une multitude de petites tresses à peine grosses comme une forte ficelle et les réunissent ensuite en deux longues nattes qu’elles laissent prendre sur leur dos. Par là-dessus, les femmes du peuple posent un petit bonnet de laine rouge ou jaune, pointu d’en haut et ayant quelque ressemblance avec le bonnet phrygien, appelé young-lé-dja. Les femmes riches ornent leur chevelure de rangs de perles et de corail retenus au sommet de la tête par un crochet d’argent, et d’une couronne de perles fines ou de coquillages nacrés. Pour sortir, elles portent ou des bonnets de feutre enrichis de torsades de perles et de pierreries, ou de grands chapeaux rouges, à fond de bois verni surmonté d’une turquoise, et recouverts à profusion de torsades de perles, qu’on nomme vaïdzia. Les femmes âgées portent sur le front une plaque ronde en or garnie de turquoises. Les femmes non mariées, quelle que soit leur condition, tressent leurs cheveux en trois nattes, au lieu de deux, et ne les ornent d’aucun bijou ; mais, à partir du jour de leurs fiançailles, elles portent sur le front une plaque d’argent ou d’or enrichie de turquoises, qui s’appelle sédzia. Dans le district de Lhari, cette plaque affecte la forme d’une fleur de corail et se nomme du nom chinois de yu-lao.

Ceci constitue, pourrait-on dire, l’ordonnance générale de la coiffure féminine ; mais il y a, selon les provinces et même les villes, de nombreuses variantes tant dans la disposition des cheveux que dans les ornements dont la tête des femmes est surchargée. À Ta-tsian-lou, par exemple, les deux tresses, au lieu de pendre dans le dos, sont nouées au sommet de la tête par une écharpe de soie ou de laine rouge et la partie postérieure de la tête est ornée d’une plaque d’argent et de bijoux de corail, de turquoise, de coquillages ou de pièces de monnaie. À Lithang la chevelure des femmes est divisée en un grand nombre de tresses flottantes et le sommet de la tête est couvert d’une plaque d’argent imitant une grande coquille. Les femmes de Chi-pan-kéou nouent leurs cheveux sur leur tête en en faisant deux boucles, tandis que celles de Djaya, de Patang et de Loumaling en font une seule tresse, et que celles de Tsiamdo ornent leur tête de deux marguerites de corail. Enfin, les élégantes des tribus pastorales du Mouroui-oussou couvrent leur tête de coquillages, de perles et de pierreries et laissent pendre jusqu’à leurs pieds leurs longues tresses entremêlées d’anneaux et de grelots dont le clair tintement annonce au loin leur approche.

L’amour des bijoux est le péché mignon de toutes les femmes et les Tibétaines sont possédées de cette passion plus que toutes les autres peut-être. Non contentes d’en surcharger leur tête, elles en mettent partout. Elles ont des colliers de verroterie, de corail ou de perles, et de plus, suspendu à leur cou, une petite boîte ou reliquaire, ordinairement d’argent, renfermant ou une image de leur divinité tutélaire, ou quelque charme tout puissant contre les maladies et les accidents. Sur leur poitrine une boucle d’argent, digra, garnie de turquoises et de perles et d’où pendent deux petites chaînes, sert à fixer leur châle. À leurs oreilles sont attachés des anneaux longs d’or ou d’argent, généralement garnis de turquoises. Sur leurs épaules s’étalent de longs rangs de perles et de corail, nommés djoumdza, et, dans la province de Khams, elles ornent même leur dos de grandes bretelles de cuir brodées de perles ou de pierreries. Leurs doigts sont chargés de bagues de corail monté en argent, appelées thsougou. Elles portent au moins deux bracelets : au poignet droit, un bracelet de coquillages de 5 à 6 centimètres de largeur, appelé thoumgou, et au poignet gauche, un autre bracelet en argent, nommé dzédoung. Ces bracelets, qui se mettent dès l’enfance et ne se quittent jamais à moins qu’ils ne se rompent d’eux-mêmes par suite d’un long usage, doivent empêcher, dit-on, leur propriétaire de s’égarer après sa mort. Les autres sont généralement massifs, la plupart du temps joliment ciselés, car il y a de véritables artistes parmi les orfèvres tibétains. La forme la plus recherchée est celle d’un serpent dont la tête est faite d’une turquoise, d’un rubis ou d’un lapis-lazuli. N’oublions pas enfin — car ici la religion se mêle à tout, même à la coquetterie — deux chapelets dont les grains sont faits d’ambre, de jade, de corail ou de lapis-lazuli, qui, à volonté, se portent à la main, se mettent au cou en guise de collier ou s’enroulent autour du bras.

De ce qui précède, il est facile de conclure que les Tibétaines, en fait de coquetterie, ne le cèdent en rien, à leur manière, à leurs sœurs des pays plus civilisés. Pourtant, si elles sont coquettes et s’ingénient à paraître belles, elles ont le courage de faire à leurs sentiments religieux ou à la coutume traditionnelle un sacrifice auquel se résigneraient difficilement, nous en sommes certains, les plus laides des femmes d’Europe, et qui rappelle les iniques sentences du moyen âge condamnant certaines beautés trop irrésistibles à ne se montrer en public que le visage couvert d’un masque. Filles ou femmes, jeunes et vieilles, quand elles sortent de chez elles, les Tibétaines doivent se barbouiller la figure d’un enduit noir ou rouge destiné à les rendre absolument horribles à voir ; prescription cruelle, à laquelle, paraît-il, elles se plient consciencieusement[86]. Cependant, l’auteur chinois de la Description du Tubet semble restreindre cette obligation désagréable au cas particulier d’une visite à quelque membre du clergé : « Toute femme ou fille, qui doit se présenter devant un lama, se barbouille la figure avec du sucre rouge ou avec les feuilles de thé qui restent dans la théière ; si elle ne le fait pas, on dit que par sa beauté elle veut séduire un ecclésiastique ; et c’est une chose qu’on ne lui pardonne jamais[87]. » Mais peut-être aussi a-t-on étendu la prévention « d’attentat à la chasteté des lamas » au simple fait de se promener en public à visage découvert, en raison du grand nombre de ces moines qui déambulent continuellement par les rues et les chemins, et sans doute aussi à cause de leur faiblesse de résistance au péché de luxure.

Selon le père Huc, cette mesure draconienne fut prise, il y a quelques siècles seulement, par un Nomékhan, ou vice-roi du Tibet, afin de mettre un terme aux ravages que causait dans les monastères la coquetterie féminine[88] ; mais cet usage paraît être beaucoup plus ancien que l’époque de la domination bouddhique dans ce pays, si nous pouvons ajouter foi aux récits historiques de l’auteur de la Description du Tubet. Il nous apprend, en effet, qu’en 634, lorsque le roi du Tibet, Srong-tsan Gam-po, ayant obtenu la main de la princesse Wen-tchhing-koung-tchou, fille de l’empereur Taï-tsoung de la dynastie Thang — la même qui fut déifiée sous le nom de Dolma, — amena sa jeune épouse dans son royaume, « la reine vit avec dégoût l’usage qu’avaient les habitants du pays de se peindre le visage en rouge ». Or, il ne pouvait pas être question à ce moment d’une mesure déjà ancienne prise pour protéger la pudeur du clergé bouddhique, puisque ce fut seulement sous le règne de ce Srong-tsan Gam-po que le bouddhisme s’implanta définitivement au Tibet ; et, d’un autre côté, si ce roi avait été l’auteur de cette prescription — ce qu’expliquerait à la rigueur son zèle de néophyte, — cet usage n’aurait pas encore eu le temps de se généraliser, comme l’indique la phrase du chroniqueur ; le roi n’aurait sans doute pas consenti à donner « aux personnes de sa cour l’ordre de renoncer momentanément à cet usage[89] », et la reine elle-même, fervente bouddhiste comme elle l’était, eût sans doute fait taire son dégoût en considération de l’intérêt de la religion. Nous pouvons, croyons-nous, avancer à coup sûr qu’il s’agit en cette affaire d’une survivance de l’ancien usage qu’avaient les peuples barbares de se peindre le visage, et peut-être faut-il chercher la raison de cette survivance dans quelque antique observance hygiénique : la nature onctueuse de cet enduit devant préserver l’épiderme du visage des gerçures produites par l’action excoriante du vent et du froid terrible de la contrée.


  1. Dutreuil de Rhins, Asie Centrale, p. 8.
  2. Id., id., p. 1, note 2.
  3. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 260.
  4. S. Turner, Ambassade au Tibet et au Boutan, t. I, pp. 240-241.
  5. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 256.
  6. Peut-être à la race Thaï, dont les Birmans et les Siamois sont les représentants. Il existe certaines similitudes curieuses entre le tibétain et le birman. En tout cas la langue tibétaine ne paraît pas être exclusivement mongolique.
  7. C.-H. Desgodins, Mission du Thibet, pp. 227-231. — M. l’abbé Desgodins met au premier rang la classe des fonctionnaires, qu’il qualifie mandarins. Il nous paraît en cela commettre une erreur ; car, si tous les lamas ne sont pas fonctionnaires, la plupart des fonctionnaires sont lamas, et tout au Tibet se fait sous l’influence ouverte on occulte du clergé. Les seuls véritables maîtres du pays sont les lamas. À ces six classes, M. Desgodins en ajoute une septième, à laquelle nous doutons fort qu’on ait jamais reconnu une existence officielle : celle des brigands, les Kia-pa.
  8. G. Pauthier, Le Livre de Marco Polo, t. II, p. 375.
  9. C.-H. Desgodins, Mission du Thibet, p. 231.
  10. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 256.
  11. Id., id., t. II, p. 260.
  12. S. Turner, Ambassade au Tibet, t. I, p. 312.
  13. Id., id., t. II, p. 145.
  14. Id., id., t. II, p. 5.
  15. Id., id., t. II, p. 50.
  16. Dutreuil de Rhins, Asie Centrale, p. 8.
  17. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. I, p. 66.
  18. S. Turner, Ambassade au Tibet, t. I, p. 136.
  19. C.-H. Desgodins, Mission du Thibet, p. 225.
  20. Id., id., p. 225.
  21. G. Pauthier, Le Livre de Marco Polo, t. II, p. 373.
  22. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 260.
  23. S. Turner, Ambassade au Tibet, t. II, p. 145.
  24. C.-H. Desgodins, Mission du Thibet, p. 226.
  25. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 266.
  26. Farine d’orge grillée.
  27. D’après Schlagintweit, Le Bouddhisme au Tibet, Annales du Musée Guimet, t. III, p. 122.
  28. Selon Klaproth, Description du Tubet, Nouveau Journal Asiatique, t. IV, p. 151.
  29. « Ô ! Le Joyau dans le lotus. Amen ! » Invocation qui s’adresse au Bodhisattva Tchanrési ou Padmapâni, dieu protecteur du Tibet.
  30. Sorte de bière faite avec de l’orge fermenté.
  31. Ceci est en désaccord avec l’assertion que le mari achète sa femme (voir Klaproth, Description du Tubet ; Nouveau Journal asiatique, t. IV, p. 251).
  32. Klaproth, Description du Tubet ; Nouveau Journal asiatique, t. IV, p. 251.
  33. Id., id.
  34. S. Turner, Ambassade au Thibet, t. II, p. 148.
  35. Id., id., t. II, p. 148.
  36. Voir à ce sujet S. Turner, Ambassade au Thibet, t. II, p. 143 ; — Griffith, Mission du capitaine Pemberton au Boutan, Journal of the Asiatic Society of Bengal, t. VIII, pp. 261-265 ; — C.-H. Desgodins, Mission du Thibet, p. 225 ; — Élysée Reclus, Tibet, p. 83.
  37. Klaproth, Description du Tubet ; Nouveau Journal asiatique, t. IV, p. 253. — Cet usage paraît être un atavisme d’animalité.
  38. Guillaume de Rubruquis, dans Voyages de Benjamin de Tudelle etc., p. 328.
  39. Hérodote, Histoires, livre IV, paragraphe 65.
  40. S. Turner, Ambassade au Thibet, t. II, p. 9.
  41. C.-H. Desgodins, Mission du Thibet, p. 400.
  42. S. Turner, Ambassade au Thibet, t. II, p. 96.
  43. S. Turner, Ambassade au Thibet, t. II, pp. 7 et suiv.
  44. Il est très difficile d’identifier les personnages dont parle Turner ; très probablement ici il s’agit de la reine des Dakinis, appelée en tibétain mKha-sgro-ma, ou de la déesse Lha-mo.
  45. Le figuier sacré des bouddhistes.
  46. Schlagintweit constate également l’existence de ces croix blanches sur fond noir, comme décorations des cylindres à prières et des fenêtres des monastères. Il y voit le symbole du calme et de la paix (Le Bouddhisme au Tibet ; Annales du Musée Guimet, t. III, p. 116).
  47. Selon Klaproth, Description du Tubet ; Nouveau Journal Asiatique, t. IV, p. 148.
  48. Suivant Turner, Ambassade au Thibet, t. Il, p. 98.
  49. Voir de Groot, Les fêtes annuelles des Chinois, Annales du musée Guimet, t. XI, p. 16, 405, 413 ; t. XII, p. 563, et Paulus et Bouinais : Le culte des morts dans le Céleste Empire et l’Annam, p. 101, In-18, Paris, 1893.
  50. Desgodins, Mission du Thibet, p. 263.
  51. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. I, p. 62.
  52. Heurter du pied, en entrant, la traverse de la porte est considéré comme un présage des plus funestes.
  53. Nom chinois des Tibétains orientaux, ou de la province de Khams.
  54. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 158.
  55. S. Turner, Ambassade au Tibet, t. I, p. 321.
  56. En chinois Wen-tchhing-koung-tchou ; on l’appelle aussi sgRolma ou Dolma.
  57. Klaproth, Description du Tubet, Nouveau journal asiatique, t. VI, p. 168.
  58. Ou bLa-brang, à environ 8 kilomètres au sud-est de Lhasa.
  59. G. Pauthier, Le Livre de Marco Polo, t. II, p. 375.
  60. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 166.
  61. D’après les règles de discipline promulguées dans le Vinaya, il est interdit aux moines de manger la chair de quoi que ce soit qui ait eu vie. L’usage de la viande est toléré pour les laïques ; mais il est bien stipulé que cela les met dans un état d’infériorité religieuse et constitue un obstacle au salut.
  62. Émile de Schlagintweit, Le Bouddhisme au Tibet, Annales du Musée Guimet, t. III, p. 107.
  63. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 316.
  64. Klaproth : Description du Tubet, Nouveau journal asiatique, t. IV, p. 248, note.
  65. Voir plus haut, page 27.
  66. Les fruits secs constituent une partie importante de l’importation de la Chine au Tibet.
  67. C.-H. Desgodins, Mission du Thibet, p. 299.
  68. Id.
  69. Id.
  70. Soit 2 kil. 1/4 environ. — La grande consommation que l’on fait de ce thé, la régularité du poids des pains et son peu de variation de prix font que l’on emploie couramment la brique ou pain de thé en guise de monnaie d’échange.
  71. Cependant Schlagintweit dit formellement que le thé appelé tchatchoch est une infusion préparée comme on le fait en Europe (Le Bouddhisme au Tibet ; Annales du Musée Guimet, t. III, p. 107).
  72. Émile de Schlagintweit, Le Bouddhisme au Tibet, Annales du Musée Guimet, t. III, p. 107. — Voir aussi S. Turner, Ambassade au Tibet et au Boutan, t. I, p. 113.
  73. Le dragon impérial se reconnait à ce qu’il a cinq griffes à chaque patte.
  74. S. Turner, Ambassade au Tibet et au Boutan, t. I, p.
  75. S. Turner, Ambassade au Tibet et au Boutan, t. I, p. 48.
  76. Il est probable que ce n’est pas de vin qu’il s’agit ici, mais de tchong ou de bière de riz que les Chinois désignent habituellement sous le nom de vin.
  77. Probablement du tcha.
  78. Klaproth, Description du Tubet, Nouveau journal asiatique, t. IV, p. 247, note.
  79. Ce tabac à priser, très estimé des peuples orientaux, fit, dès le moyen âge, l’objet d’un commerce étendu et les marchands arabes l’introduisirent jusqu’en Égypte, où l’on a trouvé des flacons ayant servi à le contenir aux alentours de tombes royales violées par les chercheurs de trésors. On se rappelle l’amusante méprise dans laquelle les premiers de ces flacons découverts firent tomber l’égyptologue Rosellini, qui, s’appuyant sur ces trouvailles, bâtit un merveilleux édifice de savantes considérations sur les relations existant entre la Chine et l’Égypte dès l’époque de la construction de ces tombeaux, c’est-à-dire, dès le XVe ou le XVIe siècle avant l’ère vulgaire, et l’antiquité de la fabrication et de l’usage de la porcelaine en Chine. Par malheur pour lui, un certain nombre de ces flacons furent reconnus pour être de la porcelaine dite de famille verte dont la fabrication ne commença qu’au milieu du XIVe siècle de notre ère, et portaient comme inscriptions des fragments de poésies de l’époque des Thang et des Soung (VIe au XIIIe siècle) écrits avec le caractère qui fut adopté en Chine vers le Xe siècle de notre ère.
  80. Il est difficile de mettre une telle différence de noms sur le compte de la prononciation, quelque fantaisiste que soit celle des Tibétains.
  81. Selon Klaproth (Description du Tubet, Nouveau journal asiatique, t. IV, p. 244) le p’rouh serait un drap de qualité supérieure, et il appelle camelot le drap commun employé par le peuple, sans donner son équivalent tibétain. Turner également (Ambassade au Thibet, t. II, p. 338) laisse à entendre que ce drap est cher et hors de la portée des petites bourses.
  82. W. W. Rockhil : Notes on the Ethnography of Tibet ; Report of the National Museum, p. 685 ; Washington, 1895.
  83. Klaproth, Description du Tubet ; Nouveau journal asiatique, t. IV, p. 243.
  84. C.-H. Desgodins, Mission du Thibet, p. 226.
  85. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 257.
  86. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 258.
  87. Klaproth, Description du Tubet ; Nouveau journal asiatique, t. IV, p. 247.
  88. Huc, Voyage dans la Tartarie et au Thibet, t. II, p. 258.
  89. Klaproth, Description du Tubet ; Nouveau journal asiatique, t. IV, p. 107.