Bod-Youl ou Tibet/Chapitre 1

Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (12-13p. 1-45).

BOD-YOUL OU TIBET


CHAPITRE PREMIER

Le Pays.

1. Une nation Ermite. — 2. Explorateurs européens.3. Géographie physique. — Aspect général du pays.Montagnes.Fleuves.Lacs.Climat.4. Productions naturelles. — Flore et Faune.5. Géographie politique.Gouvernement. — Administration. — Justice.

1. Une Nation Ermite. — Au centre de l’Asie, à deux pas des frontières de l’Inde anglaise et des avant-postes russes, entouré comme d’un formidable rempart par une ceinture de montagnes — les plus hautes du globe — et d’arides déserts, il est un petit peuple de quelques millions d’habitants qui, content de son sort et peu soucieux de goûter les bienfaits de notre civilisation, défie depuis plus d’un siècle les efforts tentés par les Européens pour pénétrer chez lui soit de force, soit par persuasion. Cet Ermite des nations, cette contrée, sage ou folle, que la volonté de ses habitants — mieux encore que les obstacles accumulés par la nature sur ses frontières — rend plus inaccessible que les mystérieuses profondeurs du Continent Noir, se donne le nom de Bod ou Bod-Youl « Pays de Bod », forme corrompue du mot sanscrit Bhot, selon Hodgson qui s’autorise de cette étymologie pour émettre la supposition — très hypothétique à notre avis — que les Tibétains (Bod-pa) n’avaient encore donné aucun nom à leur pays avant la venue parmi eux, au VIIe siècle de notre ère, des missionnaires bouddhistes Indous, leurs initiateurs à la civilisation[1]. Les Chinois, qui sont en relation avec elle depuis nombre de siècles, l'appellent Si-Tsang ou Ouei-Tsang (du nom de sa partie principale, la province d’Oui ou d’Ou). Les Mongols la nomment Tangout, nom adopté par les Russes, ou Borantola. Enfin, les Européens l’ont désignée successivement sous les divers noms de Tébeth (qui paraît pour la première fois dans la relation du voyage du cordelier Guillaume de Rubruquis, ambassadeur du roi de France, Louis IX, auprès de Mangou, grand khan de Tartarie)[2], Tèbet, Thobbot, Tubet et, en dernier lieu, Thibet et Tibet, dérivés probablement des expressions, tibétaines Thoub-phod « Très fort », ou Tho-Bod « Haut-Pays »[3].

Cet étrange parti-pris d’exclusion absolue à l’égard des étrangers, dont le Tibet est aujourd’hui le dernier représentant parmi les peuples à peu près civilisés, passe à juste titre pour un trait caractéristique de l’esprit politique et du tempérament des peuples de race jaune, et s’explique généralement, — au point de vue physique, par la richesse naturelle de l’immense contrée, aire de cette race, assez fertile et assez abondamment pourvue de tout ce qui est indispensable à la vie pour pouvoir se passer des apports de l’étranger ; — au point de vue moral, par une profonde divergence d’idées, de mœurs et d’institutions avec les peuples, même les plus voisins ; — au point de vue politique, par la crainte de la corruption sociale, du relâchement des mœurs qu’amène le plus souvent un développement exagéré de la richesse et du luxe, qui en est la conséquence naturelle (préoccupation qui paraît évidente dans plusieurs édits restrictifs du commerce, rendus par les anciens souverains de la Chine), et du trouble (que pourraient éventuellement apporter dans les institutions de l’État les opinions subversives, les exemples et les menées d’étrangers affluant en trop grand nombre. Cette explication — qui est celle que donnent officiellement les gouvernements de l’Extrême Orient pour excuser leur exclusivisme — s’accorde assez bien avec la haute opinion qu’ont ces peuples de la supériorité de leur antique civilisation, et le mépris profond dans lequel ils tiennent les Barbares du ciel d’Occident ; mais, pourtant, elle n’est pas absolument exacte et ne s’applique qu’à un état de choses relativement moderne. Nous savons, en effet, que pendant plusieurs siècles, loin de s’ériger en pays fermé, la Chine a multiplié ses efforts pour étendre ses relations politiques et commerciales et accueillait volontiers les étrangers aventureux qui pénétraient chez elle, à quelque race qu’ils appartinssent : nous n’en voulons pour preuve que la faveur dont jouirent les Polo et les Mandeville à la cour de la Chine, et la façon courtoise — et même jusqu’à un certain point empressée — dont furent reçus les premiers Européens qui parurent dans ses ports. Quelle peut donc être la cause d’un changement aussi profond ? Nous n’avons pas besoin, pour la découvrir, de fouiller longtemps dans les Annales de la Chine ; il nous suffit, hélas ! d’ouvrir les relations de voyage de quelques-uns de ces hardis aventuriers qui, poussés par l’auri sacra fames plus que par la passion des découvertes, portèrent dans ces mers lointaines les divers pavillons des nations de l’Europe. Leurs pirateries, leurs brigandages — qu’ils racontent naïvement comme choses les plus naturelles du monde[4] — expliquent de reste les mesures de rigueur prises à leur égard ; de même que, plus tard, le zèle inconsidéré de certains missionnaires expliquera la haine et l’ostracisme qui les poursuivront avec plus d’acharnement encore que les autres Européens.

En ce qui concerne le Tibet, situé loin des rivages visités par les flottes européennes, ces faits n’ont pu avoir sur lui qu’une action réflexe et seulement depuis qu’il est tombé définitivement sous la domination de la Chine, et nous avons à chercher d’autres causes à sa méfiance jalouse.

Au début de son existence historique, il paraît avoir fait d’énergiques efforts pour nouer des relations avec ses voisins immédiats, la Chine et l’Inde ; l’un de ses premiers rois, Srong-stan Gam-po[5] (617-698), épousa, dit-on, une princesse chinoise, fille de l’empereur Taï-Tsoung, et une fille du roi de Népaul, afin de resserrer les liens d’amitié qui l’unissaient déjà avec ces deux peuples. Il n’y eut pas de la faute du Tibet si les difficultés trop grandes du passage de l’Himâlaya rendirent à peu près nuls ses rapports avec l’Inde, et l’on ne saurait, en toute justice, l’accuser d’avoir de parti pris, fermé ses portes aux étrangers, tant que ces étrangers eux-mêmes ne lui eurent pas inspiré des craintes sérieuses pour son indépendance. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, en effet, les Européens purent y pénétrer et y séjourner avec assez de liberté ; mais, à partir de ce moment, l’appréhension d’un envahissement possible par les musulmans[6], ainsi que les ordres formels de la Chine, devenue absolument maîtresse du pays, décidèrent le gouvernement tibétain à prendre des mesures d’isolement rigoureuses, qui s’aggravèrent encore quand commença à lui arriver l’écho des conquêtes des Anglais dans l’Inde et de leurs tentatives d’empiétement, soi-disant pacifique, sur les peuples limitrophes dépendants du Tibet, Dardjiling, Sikkim, le Népaul, Ladak et le Cachemir[7]. L’annexion de ces provinces à l’empire des Indes et les progrès de la Russie dans l’Asie centrale ne lui laissent sans doute plus guère d’illusions sur la perte prochaine du semblant d’indépendance que le protectorat chinois lui a laissé, échéance fatale qu’il s’efforce de reculer par une résistance désespérée à l’intrusion de l’élément européen.

En lui-même, ce pays pauvre, nourrissant à peine cinq ou six millions d’habitants sur un territoire à peu près double de celui de la France[8], difficile d’accès et d’un séjour peu agréable, vu son altitude considérable et ses conditions climatériques, n’est pas une proie bien tentante, même en tenant compte de la richesse prétendue de ses mines, et l’on ne s’expliquerait guère la compétition dont il est l’objet, si sa position exceptionnelle au centre de l’Asie n’en faisait la clef de tout cet immense continent.

2. Explorateurs européens. — Pendant tout le moyen âge, le Tibet ne fut guère visité que par quelques marchands chinois âpres au gain, et par les missionnaires bouddhistes indous que leur zèle propagandiste faisait braver tous les obstacles. L’élévation prodigieuse des montagnes couvertes de neiges éternelles qui l’entourent et ne peuvent se franchir, même pendant les mois d’été, que par un petit nombre de passages, d’accès très difficile, à une altitude au moins égale à celle du Mont-Blanc, la rigueur de son climat, les vents violents qui y règnent presque constamment, la sécheresse insupportable de l’atmosphère, la pauvreté du sol et la rareté de ses habitants, écartaient les voyageurs. Le commerce, considérable déjà, qui se faisait à cette époque entre la Chine, la Perse, les riches provinces de Mossoul et de Bagdad, suivait la route plus facile et plus sûre de la Tartarie, passant au nord du Tibet, au pied des monts Tsong-ling et Kouen-loun. C’est cette route que suivirent, en se rendant dans l’Inde, les célèbres pèlerins chinois, Fah-hian[9] en l’an 400 (ère vulgaire), Soung-Youn en 518[10] et Hiouen-Thsang en 629[11] ; c’est celle qui servait aux voyageurs arabes et persans qui fréquentaient alors la Tartarie et la Chine[12], et que parcoururent les envoyés du pape au grand khan de Tartarie, Jean du Plan-Carpin en 1246 et Jean de Mont-Corvin en 1293, Guillaume de Rubruquis, ambassadeur de saint Louis, en 1253[13], et l’illustre Vénitien, Marco Polo, (1270 à 1291)[14]. Les moines bouddhistes, qui se rendaient de l’Inde à la Chine, prenaient de préférence la route de mer, plus rapide et moins fatigante ; et on signale seulement cinq prêtres de Ceylan qui, en 460, arrivèrent en Chine par la voie du Tibet[15].

Laissé ainsi en dehors du mouvement commercial, le Tibet — qui n’avait pas encore, pour s’imposer à l’attention du monde, la notoriété religieuse que lui donna plus tard son titre de « Terre d’Élection du Bouddhisme » et de siège de la papauté bouddhique — fut, jusqu’au xiiie siècle, presque complètement inconnu à l’Europe, fort mal renseignée du reste, malgré sa curiosité avide de merveilleux, sur tout ce qui existait en dehors de ses frontières. Les premiers renseignements que l’on possède sur ce pays, sont ceux de Rubruquis, qui n’en parle que de ouï-dire comme d’une contrée fabuleuse, et de Marco Polo.

Guillaume de Rubruquis était un moine cordelier, de l’ordre des Frères Mineurs, que Louis IX envoya en Tartarie, — du temps qu’il faisait en Syrie la guerre aux Sarrazins, — auprès d’un prince des Turcomans qu’il nomme Sartach, et qui passait pour être chrétien. Parti de Constantinople le 7 mai 1253, il arriva, le jour de Saint Pierre-aux-liens, au campement de Sartach qui, ne voulant pas risquer de se compromettre, l’envoya à son père, Baatu. Celui-ci, à son tour, crut devoir faire conduire l’envoyé du roi de France auprès du grand chef des Tartares, Mangou-khan, qui résidait alors dans la cité célèbre de Karacorum. Cette ambassade n’eut pas d’autre résultat appréciable que de fournir à Rubruquis les matériaux d’une relation intéressante et utile à consulter, mais malheureusement insignifiante en ce qui concerne le sujet qui nous occupe : le Tibet étant resté en dehors de son itinéraire, il n’en parle que deux fois[16].

Marco Polo — fils d’un marchand vénitien, honoré de la confiance de Khoubilaï-khan, conquérant de la Chine et fondateur de la dynastie mongole — quitta Venise en 1270, à l’âge de dix-neuf ans, accompagnant son père et son oncle à la cour du nouvel empereur, où il passa vingt années, chargé de nombreuses missions dans les différentes provinces de l’empire. Rentré en Europe en 1289 ou 1291, il écrivit le récit de tout ce qu’il avait vu et entendu dire au cours de ses missions et de ses voyages. Dans cette relation, il donne sur le Tibet quelques renseignements précieux, quoique souvent tant soit peu fabuleux[17].

Le premier parmi les Européens, un moine italien, Odoric de Pordenone[18] donna une description de visu d’une partie du Tibet, où il réussit à pénétrer vers 1330 : peut-être même parvint-il jusqu’à Lhasa, que l’on croit reconnaître dans la capitale dont il parle sans la nommer.

En 1624 et 1626, un jésuite, le père Antonio de Andrada, fit deux voyages d’Agra à Tchabrang (province de Ngary-Khorsoum, dans le Tibet occidental) dont le Râja le reçut avec bienveillance.

Quelques années plus tard, en 1661, deux missionnaires jésuites, Albert Dorville et Johann Grueber, entreprirent de rentrer de Pékin en Europe en traversant le Tibet, le Népaul et l’Indoustan, et accomplirent heureusement ce long et pénible voyage. Parmi les documents qu’ils rapportèrent se trouvait un portrait du Dalaï-Lama Ngavang-Lobzang, que le père Grueber avait pu dessiner pendant son séjour à Lhasa.

La cour de Rome, attachant une importance toute particulière à la propagation du christianisme dans cette forteresse du bouddhisme, encouragea vivement ses missionnaires à tenter de pénétrer au Tibet et d’y établir des missions permanentes. En 1706, ce sont deux capucins, les pères Joseph d’Ascoli et Francesco-Maria de Toune, qui partent du Bengale et arrivent sains et saufs à Lhasa ; puis, en 1716, c’est le jésuite Hippolyte Désidéri qui parvient à cette ville, après un voyage d’un an à travers le Cachemir et le Ladak. Enfin, en 1741, le père Orazio della Penna arrive à Lhasa avec cinq autres capucins et obtient de la bienveillance des autorités tibétaines d’y fonder une mission qui fut, cependant, expulsée quelques années plus tard[19].

Jusqu’à cette époque, comme on le voit, les obstacles que rencontraient les voyageurs européens au Tibet étaient d’ordre purement matériel, et les autorités du pays paraissent les avoir accueillis avec une certaine cordialité. On arrivait à Lhasa à peu près comme on voulait. Que se passa-t-il alors ? Quelles difficultés surgirent entre chrétiens et bouddhistes ? Y eut-il, comme c’est probable, une intervention énergique du gouvernement chinois pour étendre au Tibet les mesures appliquées dans tout le reste de l’empire ? Ce qui est certain, c’est qu’à partir de ce moment l’entrée du Tibet fut rigoureusement interdite aux Européens. Quand le gouverneur général du Bengale, Warren Hastings, voulut, en 1774, négocier avec le gouvernement tibétain une sorte de traité de commerce, il eut toutes les peines du monde à obtenir pour son ambassadeur, George Bogle, l’autorisation de franchir la frontière, et encore celui-ci ne put-il, malgré le caractère diplomatique dont il était revêtu, arriver jusqu’à Lhasa ; il fut obligé de s’arrêter à Tachilhounpo. Les mêmes obstacles arrêtèrent Samuel Turner, lorsqu’il fut chargé, en 1783, de reprendre la négociation où Bogle avait échoué[20]. Lui non plus ne put dépasser Tachilhounpo.

Cependant, cet excès de sévérité ne découragea pas les explorateurs. En 1811, Thomas Manning entreprend de passer de l’Inde à la Chine en traversant le Tibet, et arrive jusqu’à Lhasa ; mais on l’oblige à retourner sur ses pas. Un autre anglais Moorcroft pénétra, dit-on, jusqu’à cette capitale en 1826 et fut assassiné au retour dans la province de Ngary. Les explorations — qu’il serait trop long et fastidieux d’énumérer toutes — se multiplient dans les provinces frontières de Ladak, de Ngary-Khorsoum, de Cachemir, de Népaul, de Sikkim et de Boutan, faites, pour la plupart, par des officiers de l’armée des Indes ou des fonctionnaires anglais, dont quelques-uns parviennent à faire de courtes incursions sur le territoire interdit. De toutes, la plus intéressante et la plus fructueuse au point de vue scientifique, fut celle du Hongrois Alexandre Csoma de Körös qui partit pour le Tibet, en 1823, dans le but d’y rechercher la trace des Huns, ancêtres des Hongrois, qu’il supposait originaires de ce massif montagneux. Bien accueilli au monastère de Kanam[21], dans le Ladak, à proximité du Tibet occidental, il s’y livra à l’étude de la langue tibétaine, dont il composa la première grammaire connue. Il se disposait à pénétrer dans l’intérieur du pays, lorsqu’il mourut, en 1830, à Dardjiling. Outre sa grammaire, Csoma a laissé plusieurs travaux de grande importance sur la géographie, les mœurs et la religion du Tibet, parmi lesquels le plus remarquable est son « Analyse du Kandjour et du Tandjour[22] », volumineux recueils des Écritures sacrées du Bouddhisme.

En 1844, deux lazaristes français de la mission de Pékin, les pères Huc et Gabet, partaient de Hé-chui, dans la Mongolie septentrionale, traversaient la Mongolie, une partie du désert de Gobi et du Tangout, pénétraient au Tibet par la frontière du nord, et, après deux ans d’un pénible voyage, arrivaient en 1846 à Lhasa. Au bout d’à peine deux mois de séjour, ils furent expulsés par ordre du gouvernement chinois et ramenés au Ssé-tchuen par la route de Bathang, qui traverse dans sa plus grande largeur le Tibet oriental ou Khams. La relation de ce voyage[23] a soulevé de vives critiques ; on y a relevé de nombreuses erreurs de détails et, même, mis en doute sa réalité. Elle a, surtout, été vivement attaquée par le général Prjéwalsky, l’explorateur russe qui a refait, à quelques années de distance, une partie de l’itinéraire de Huc et Gabet, et dont la haute compétence donne à ses critiques une portée particulièrement sérieuse. Mais elle a trouvé aussi de chauds défenseurs : plusieurs missionnaires sont venus témoigner de la véracité de leur confrère ; Hermann von Schlagintweit déclare avoir rencontré au Boutan un lama qui avait habité Lhasa au moment du séjour des deux missionnaires français[24], et, tout récemment, le prince Henri d’Orléans, qui lui aussi a suivi une partie de la route de Huc, rendait hommage à la sincérité et à la fidélité de ses descriptions[25]. Sans aller jusqu’à suspecter la bonne foi du missionnaire, et tout en tenant compte de la grande valeur des témoignages apportés en sa faveur, nous croyons qu’il y a de sérieuses réserves à faire sur bien des points de son récit : la description de Lhasa, entre autres, ne nous paraît pas vue, et peut-être serait-on dans le vrai en supposant que Huc et Gabet ont été obligés de s’arrêter aux portes de la ville sainte, ou ne l’ont traversée que furtivement et sans pouvoir y séjourner ; sur certains points, l’auteur de la relation se montre d’une crédulité bien naïve, ou d’une ignorance bien grande des sujets qu’il aborde, et, sans l’accuser d’avoir voulu altérer la vérité, on peut admettre qu’il a quelquefois un peu amplifié et n’a pas toujours su résister à la tentation, si dangereuse pour les voyageurs, de rapporter comme vu ce qu’il avait seulement entendu raconter ou lu. Malgré ces critiques, son ouvrage est généralement tenu comme faisant autorité en la matière.

De 1851 à 1854, l’abbé Krick fit deux tentatives pour pénétrer dans le Tibet par la vallée du Brâhmapoutra, et, à la seconde, fut assassiné à Samé, avec son compagnon de voyage, l’abbé Bouri[26].

Trois Allemands, les frères Hermann, Adolphe et Robert von Schlagintweit, parcoururent, à peu près à la même époque (1854-1858), diverses parties du Tibet et les contrées bouddhistes de l'Himâlaya, en particulier les provinces de Ngary-Khorsoum et de Ladak. Cette exploration assez fertile en renseignements de toute nature, coûta la vie à Adolphe von Schlagintweit[27].

De 1854 à 1858, l’abbé Desgodins et l’abbé Bernard font de vains efforts pour entrer au Tibet par le Ladak, et, à la suite de cet insuccès, l’abbé Desgodins est appelé à la mission du Tibet, établie sur la frontière du Ssé-tchuen. Arrivé à son poste en 1859, il pénètre jusqu’à Tsiamdo (qu’il nomme Tchamouto), capitale de la province de Khams, et tente, en 1862, de gagner Lhasa. Arrêté en route, il se rend à la mission de Bonga, fondée et dirigée depuis 1854 par l’abbé Renou. Malgré des difficultés de tout genre et la destruction totale de la chrétienté de Bonga, l’abbé Desgodins a continué jusqu’à ces dernières années son œuvre de missionnaire doublé d’un géographe distingué[28].

Nous avons encore à signaler, à une époque plus rapprochée de nous, les quatre voyages exécutés, de 1870 à 1885, dans la Mongolie et le Tibet oriental, par le général russe Prjéwalsky ; la tentative funeste qui a coûté la vie à notre compatriote Joseph Martin, mort de fatigue et de privations au moment où il atteignait les avant-postes russes ; enfin, l’exploration heureusement accomplie de Bonvalot et du prince Henri d’Orléans qui ont pu traverser une grande partie du Tibet, du Laos et de Siam.

Au moment où cette dernière expédition rentrait en France, une autre partait pour les mêmes régions sous la conduite de Dutreuil de Rhins. La compétence reconnue de ce géographe faisait concevoir les plus légitimes espérances pour les résultats scientifiques de cette mission. Il avait réussi à traverser, après un court séjour à Léh (Ladak), la partie septentrionale du Tibet, qu’aucun Européen n’avait encore foulée, lorsqu’il périt sous les balles tibétaines à une centaine de kilomètres de la ville chinoise de Si-ning, ajoutant un nom de plus au lugubre, mais glorieux martyrologe des pionniers de la science. Son dévouement du moins ne sera pas inutile, car son vaillant compagnon, M. Grenard, s’occupe en ce moment de la publication des documents que son énergie a préservés de la destruction.

Bien qu’ils ne soient pas Européens, nous ne pouvons nous dispenser de dire un mot des travaux fructueux, au point de vue géographique surtout, des Pandits indous envoyés au Tibet par le gouvernement anglais pour suppléer, dans la limite du possible, les Européens, auxquels la prudence jalouse de la Chine ferme impitoyablement la porte de ce pays. N’excitant pas les mêmes méfiances et masquant leurs missions sous l’apparence de pèlerinages aux lieux saints du bouddhisme, — également vénérés par les Indous en raison des antiques légendes qui les rattachent au cycle mythologique du brâhmanisme, — ils ont pu rendre à la science de réels services. L’un d’eux, Naing-Sing, a fait trois voyages sur les frontières et dans l’intérieur du Tibet de 1865 à 1878 ; un autre, nommé Krishna, a pu, en 1878, pénétrer jusqu’à Lhasa, dont il a rapporté une description très complète ; et M. Sarat Chandra Dâs publie en ce moment, dans diverses Revues anglaises, les résultats de ses nombreuses missions dans la Terre sainte du Bouddhisme.

3. Géographie physique : aspect général du pays. — Le Tibet, que les anciens Indous considéraient, non sans raison, comme le centre du monde connu ou plutôt soupçonné par eux, c’est-à-dire de l’Asie, et où ils plaçaient le mont sacré Mérou, séjour des dieux et support du ciel, — est constitué par un soulèvement de prodigieuse élévation, nœud de tout le système orographique et hydrographique du continent asiatique, compris à peu près exactement entre le 76° et le 96° degré de longitude orientale, le 28° et le 35° degré de latitude nord. Enserré entre deux principales chaînes de montagnes hérissées de pics neigeux, l’Himâlaya à l’ouest et au sud, et les monts Kouen-loun au nord, avec leurs ramifications des Bourkhan-Bouddha et des Bayan-Kara à l’est, il affecte une forme ovoïdale irrégulière, resserrée à l’ouest et s’élargissant à l’est, quelque peu semblable à un gigantesque haricot. Sa superficie est évaluée à 3,800,000 kilomètres carrés, soit sept fois la surface de la France[29], en y comprenant les pays limitrophes qui en dépendent géographiquement s’ils ont cessé, par suite de conquêtes, de lui appartenir de fait.

Le Tibet actuel est limité : à l’ouest, par l’Himâlaya Cachemirien et par le massif des monts Tsong-ling, commencement de la chaîne des Kouen-loun ; au nord, par les monts Kouen-loun et Nan-chan, par le désert de Gobi ou Chamo et par la partie sud de la Mongolie occidentale ; à l’est, par les provinces chinoises du Kan-sou, du Sse-tchuen et du Yun-nan ; au sud-est, par l’État, aujourd’hui presque indépendant, de Boutan ; au sud, par le petit royaume de Sikkim, et, au sud-ouest, par celui de Népaul, qui ont fait un moment partie de son territoire, mais sont maintenant tombés sous le protectorat britannique.

On compare souvent le Tibet à la Suisse. Cette comparaison est juste quand il s’agit de la situation géographique des deux pays, chacun au centre des ramifications montagneuses de son continent ; elle cesse de l’être, si elle s’applique à la hauteur et à la distribution des montagnes, et surtout à l’aspect général du pays. Autant la Suisse est fraîche et riante dans ses plaines et ses vallées fertiles, autant le Tibet est lugubre et désolé avec ses plateaux hérissés de blocs de pierre arrachés par le froid aux flancs des rochers environnants, couverts de marais salants et parsemés çà et là d’un maigre gazon, avec ses vallons profonds et étroits où l’industrie humaine perd ses efforts à faire pousser quelque chétive moisson d’orge ou de mauvais froment qui mûrira à grand’peine. Les montagnes de la Suisse, bien cultivées à leur base, ceintes à leur zone moyenne de belles forêts et de pâturages verdoyants, sont majestueusement grandioses sous la neige et la glace qui les couronnent ; au Tibet, les montagnes sont des roches dénudées, crevassées par l’extrême froidure, sans aucune trace de végétation, tellement rapprochées les unes des autres qu’il n’existe plus d’horizon et qu’elles semblent être les lames pétrifiées d’un océan en courroux, n’ayant pas même le prestige de leur colossale hauteur, diminuées qu’elles sont de toute l’élévation générale du sol, dont l’altitude dépasse 3,600 mètres[30].

Tout différent est l’aspect des provinces frontières situées sur les gradins occidentaux et méridionaux de l’Himâlaya. Le Boutan, par exemple, présente à la vue la plus agréable variété. Les montagnes, dénudées au sommet, sont couvertes de forêts de la plus grande magnificence, avec, pour arrière plan, dans le lointain, les cimes neigeuses de l’Himâlaya. « Tous les endroits qui ne sont pas à pic et où il se trouve un peu de terre, sont défrichés et mis en culture. On y a construit des gradins pour empêcher les éboulements. Il n’y a point de vallée, point de pente douce où l’effort de l’agriculteur ne se soit exercé. Les montagnes sont presque toutes arrosées par des cours d’eau rapides et il n’en est aucune où l’on ne voie, même sur les sommets, des villages populeux avec des jardins, des vergers et d’autres plantations[31]. » Au pied des montagnes s’étendent de vastes plaines couvertes de forêts et d’une grande puissance de végétation, mais marécageuses et malsaines[32]. La même description, à peu de chose près, peut s’appliquer au Népaul et au Sikkim.

Malgré sa grande hauteur au-dessus du niveau de la mer, le Ladak offre le même aspect agréablement varié et grandiose. Là aussi, l’industrie de l’homme s’est ingéniée à profiter des moindres parcelles de terrain favorables à la culture et a étagé sur les flancs des montagnes de magnifiques vergers où se rencontrent à peu près tous les arbres fruitiers des climats tempérés, surtout l’abricotier qui, par l’abondance et la qualité de son fruit, a valu à ce coin de terre le nom pittoresque de « Tibet des Abricots ».

Montagnes. — Le système orographique du Tibet peut être considéré, dans son ensemble général, comme formant deux vastes plateaux séparés par une région sensiblement plus basse et beaucoup moins accidentée[33]. L’un, le plateau du Tibet proprement dit, est limité au sud par l’Himâlaya, et au nord par une chaîne de moindres hauteurs qui court à peu près parallèle à la courbe que décrit l’Himâlaya. L’autre, que l’on peut appeler le plateau des Nan-chan, ou Montagnes du Sud[34], est délimité par la chaîne des Kouen-loun, au nord, et au sud par une autre chaîne courant du nord-est au sud-ouest, des monts Bayan-kara au Gandi-séri.

C’est dans l’Himâlaya, — qui décrit un demi-cercle autour du Tibet, du Cachemir aux frontières de la Chine sud-occidentale, — que se rencontrent les plus hautes montagnes de l’ancien continent : l’Aloung-Gangri, 7,600 mètres, au nord de la province de Ngary-Khorsoum ; le Kailasa, 6,164 mètres ; le Gandiséri, 6,700 mètres, situé à peu de distance du fameux lac de Mansarovar dans le Tibet occidental ; la chaîne du Samtaï-Gangri qui sépare les bassins du Gange et du Tsang-po ; le Djéring-ghina-gang-tchou-ri, 8,845 mètres, que les Anglais appellent Gaurisankar et mont Everest ; le Dévalagiri, 8,176 mètres ; le Tomba-la, qui sépare le bassin du Tsang-po de la région du lac Tengri-nour, et dont le principal col praticable, nommé Kalamba, est situé à une altitude de 5,244 mètres ; le Marzimikla, 5,560 mètres ; le Tchaptala, 5,152 mètres, etc[35].

Le plateau des Nan-chan est d’une altitude beaucoup moins considérable ; ses pics les plus élevés n’atteignent guère plus de 5,000 mètres, de même que les monts Bourkhan-Bouddha, 4,970 mètres, Tchouga, 4,760 mètres, et la chaîne des Bayan-kara qui le continuent jusque vers la frontière occidentale de la Chine.

Fleuves. — En raison de sa situation centrale et de son altitude générale, le massif de l’Himâlaya est le nœud de tout le système hydrographique de l’Asie orientale. C’est, en effet, dans le chaos de montagnes qui constituent le Tibet que se trouvent les sources et les principaux affluents des grands fleuves de l’Inde, de l’Indo-Chine et de la Chine, et, — à l’exception de l’Indus, de la Soutledj et du Gange, qui prennent leur source dans la province de Ngari et sur le versant sud-occidental de l’Himâlaya, — tous courent à peu près parallèlement de l’ouest à l’est, tant qu’ils sont sur le territoire tibétain[36].

Partant du nord-est, nous trouvons d’abord le Hoang-ho, ou fleuve Jaune (en tibétain, Ma-tch’ou ou Nak-tch’ou, et, en mongol, Kara-mouren, « Rivière noire »), qui prend sa source au pied des monts Tchouga et Bourkhan-Bouddha, entre les lacs de Djaring et d’Oring, au nord de la province de Khams, se dirige vers le sud-est jusqu’à la frontière du Kansou, remonte vers le nord pendant un certain parcours où il constitue la limite du Tibet et de la Chine, fait un crochet en Mongolie, redescend au sud à travers la province chinoise de Chen-si, puis coule résolument à l’est, entre les provinces de Chan-si et de Ho-nan, jusqu’à Kaï-foung où il se divise en deux branches, dont l’une continue à couler à l’est pour se jeter dans la mer Jaune (c’est l’ancien lit du Hoang-ho), tandis que l’autre, remontant au nord, traverse le Chan-toung et vient déboucher dans le golfe de Pé-tchi-li.

Le Kin-tcha-kiang (en mongol, Mouroui-Oussou et, en tibétain, Bourei-tch’ou et Pa-tch’ou) a ses sources entre les deux plateaux de l’Himâlaya et des Nan-chan. Il coule d’abord de l’ouest à l’est, puis au sud-est, pénètre dans le Ssé-tchuen où il reçoit comme affluents la Min, la Ya-loung-kiang (en tibétain Yar-gloung) grossie du Li-tch’ou, et le Vou-liang-ho, et, sous le nom de Yang-tsé-kiang ou Fleuve bleu, traverse toute la Chine de l’ouest à l’est.

Le Lan-tsang-kiang, ou Mékong (en tibétain, Tsa-tch’ou), dont la source se trouve au mont Barak-la-dansouk, court du nord-ouest au sud-est à travers la province de Khams, pénètre dans le Yun-nan qu’il traverse du nord au sud, continue à couler au sud entre le royaume de Siam et l’Annam, puis incline de nouveau à l’est pour aller se jeter dans la mer de Chine méridionale.

Le Lou-kiang, ou Nou-kiang (en tibétain, Oïr-tch’ou, et, en mongol, Kara-Oussou), traverse la province de Khams presque parallèlement au cours du Tsa-tch’ou, puis, se dirigeant vers le sud, coule à travers la partie occidentale du Yun-nan, la Birmanie, où il reçoit le nom de Salouen, la petite principauté de Pégou, et se jette dans le golfe de Martaban à peu de distance de l’embouchure de l’Iraouady.

L’Iraouady est celui des fleuves de cette région qui a donné lieu au plus grand nombre de controverses, tant au sujet de sa source que de son cours. Dutreuil de Rhins avait cru devoir l’assimiler au Ken-pou ou Gak-po Tsang-po, lui faisant ainsi prendre sa source dans le nord-est de la province de Khams[37]. La question est aujourd’hui tranchée par la récente exploration de M. le prince Henri d’Orléans et de M. Émile Houx, qui ont traversé les trois branches supérieures de ce fleuve, le Kiou-kiang, la Té-lo et le Nam-kiou, à peu de distance de leurs sources, situées dans la chaîne de montagnes qui borne au sud le bassin du Brahmapoutra. La source du Kiou-kiang ne serait pas à plus de 38°30 de latitude nord[38]. Il passe au nord de l’Assam, reçoit les eaux de la Nam-mou et de la Koutzé-kiang, traverse du nord au sud la Birmanie et le Pégou et vient terminer son cours dans l’océan Indien, entre le golfe de Martaban et le golfe du Bengale.

Le fleuve par excellence aux yeux des Tibétains est le Yérou Tsang-po, ou plus simplemement Tsang-po (en tibétain, gTsang-po et gTsang-tch’ou[39]). Il jouit d’une vénération pieuse, presque égale à celle que les Indous professent pour le Gange, et, de fait, cette vénération s’explique aisément ; car, si le Tsang-po n’est pas le plus grand des fleuves qui prennent leur source dans le Tibet, c’est du moins celui qui y fait le plus long parcours, et dans la partie inférieure de son cours, sous le nom de Brâhmapoutre « Fils de Brahmâ », il partage, même pour les Indous, le caractère sacré du Gange, dont on le considère comme le frère. Les Tibétains lui donnent souvent le titre de Gyal-po (rGyal-po), « roi, seigneur ».

Le Tsang-po prend sa source dans le mont Tam-tchouk-kabab[40], tout près du célèbre lac Mansarovar ou Map’am-Dalaï, coule à l’est entre la chaîne des monts Gang-ri et l’Himâlaya, passe entre les lacs de Tengri-nour et de Yar-brok-mts’o ou Palti, parcourant ainsi dans sa plus grande étendue toute la partie du Tibet tenue pour sacrée, franchit l’Himâlaya par des gorges encore inexplorées au sortir desquelles, devenu le Brâhmapoutre, il traverse majestueusement, du nord-est au sud-ouest, l’Assam et le Bengale oriental pour venir enfin se réunir au Gange à quelque distance de son embouchure. Dans son parcours à travers le Tibet, il reçoit de nombreux affluents dont les principaux sont : le gTsang-tch’ou, ou rivière de Lhasa (en mongol, Galdjao-mouren « la furibonde »), le Mon-tch’ou auquel se réunit, au nord de la ville de hDam-rjong, le rLoubs-nag-tch’ou grossi du gSer-tch’ou et du dBoui-tch’ou (Oui-tch’ou), le Lopra-tch’ou, la Soubansiri, le Dihong et le Brâhmakound.

Lacs. — Le grand nombre de lacs, dont plusieurs sont salés ou du moins saumâtres, qui émaillent la surface du Tibet, a suggéré à certains auteurs l’idée que cette contrée a pu être, à un moment donné, entièrement submergée et avoir formé un immense lac, ou mer intérieure, comme celle que l’on croit avoir existé jadis sur l’emplacement du désert de Cha-mo ou Gobi. L’écoulement subit de ces eaux, déterminé par quelque cataclysme ignoré, pourrait avoir été la cause de la terrible inondation dont les Annales chinoises ont enregistré le souvenir sous le nom de Déluge de Yaô. Sans nous arrêter à rechercher ce que cette hypothèse peut avoir de fondé, nous devons signaler l’existence au Tibet d’une tradition très généralement répandue, suivant laquelle tout le pays aurait été jadis entièrement sous les eaux, à l’exception seulement de quelques sommets très élevés, sur lesquels végétaient misérablement de rares êtres humains plus semblables à des bêtes qu’à des hommes. Touché de compassion pour leurs misères, un Bouddha, dont le temple est à Gâyâ[41], fit écouler les eaux vers le Bengale et envoya à ces ancêtres des Tibétains de saints instituteurs pour leur apprendre à vivre en société et les initier à la civilisation[42].

Ces lacs sont nombreux, surtout dans la partie voisine de l’Himâlaya, ou Tibet proprement dit. Leur dimension est généralement assez médiocre, et leur altitude considérable. Parmi les principaux on peut citer : le Tengri-nour ou Nam-mts’o, le plus vaste de la région, situé au nord de Lhasa au milieu d’un cirque de hautes montagnes que dominent, à l’est, les pics de Nian-tsin-tang-la et de Sam-tang-gang-tsa, et de Ning-khor-la (7,280 mètres) au sud. Son altitude est de 4,630 mètres. Ses eaux, quoique fortement salées, gèlent pendant l’hiver. Il n’a pas de déversoir apparent.

Le Yar-brok-mts’o, ou Palti, à 90 kilomètres environ au sud de Lhasa, et à 4,176 mètres au-dessus du niveau de la mer, est indiqué, à tort, par les auteurs indigènes, comme le plus grand lac du Tibet. A son centre, se trouve une île sur laquelle s’élève le fameux temple de la déesse à tête de sanglier, P’agmo (Mâricî)[43], lieu de pèlerinage en grande vénération et très fréquenté, même par les Mongols.

Le Dangra-youm-mts’o, le plus grand des lacs du Tibet propre après le Tengri-nour.

Le P’o-mo-tchang-tang, petit lac qui n’a d’autre mérite que son altitude de 4,893 mètres.

Le Map’am-Dalaï, ou Mansarovar, au sud de la province de Ngary-Khorsoum, est situé dans la chaîne même de l’Himâlaya, à peu de distance du royaume de Népaul et à une altitude de 4,600 mètres. C’est un lieu de pèlerinage célèbre, aussi fréquenté, si ce n’est plus, par les dévots Indous que par les Tibétains. Dans son voisinage se trouve la source du Tsang-po.

Dans la partie comprise entre les plateaux de l’Himâlaya et des Nan-chan, on compte une vingtaine de lacs seulement, dont un seul, le Targout-mts’o, remarquable par ses dimensions.

Enfin, dans le plateau des Nanchan, nous avons trois lacs à signaler sur une quinzaine qu’il renferme : ceux de Djaring et d’Oring, entre lesquels le Hoang-ho prend sa source, et le célèbre Koukou-nour, ou lac Bleu, situé presque à la frontière de la Chine.

Climat. — En raison de sa proximité de l’équateur, le Tibet se trouve dans la zone des pays tempérés et même chauds (sa latitude moyenne est celle de l’Algérie) ; mais, en réalité, sa prodigieuse élévation au-dessus du niveau de la mer (3,600 mètres en moyenne) le met, sous le rapport de la température, au niveau des contrées les plus froides, telles que la Norvège, le nord de la Russie et la Sibérie. Comme dans les contrées boréales, la belle saison y est courte (de juin à septembre seulement[44]) et d’une chaleur extrême pendant le jour, quoique les gelées nocturnes persistent souvent jusqu’en juillet. Les rosées sont abondantes et les pluies rares, sauf pendant les trois premières semaines de juillet où elles tombent par grandes ondées[45], ce qui tient probablement à ce que les vapeurs qui s’élèvent de l’océan Indien sont arrêtées par le rempart de l’Himâlaya[46]. Par contre, la grêle est fréquente[47], en raison, sans doute, du refroidissement des nuages au contact des neiges éternelles, et à cause de la violence des courants d’air qui se produisent dans les vallées profondes. L’hiver, d’une rigueur extrême et accompagné de neiges abondantes, succède presque sans transition aux chaleurs de l’été[48].

De l’accord de tous les voyageurs, trois choses rendent particulièrement pénible le climat du Tibet, indépendamment de l’inclémence de la température, d’ailleurs assez supportable dans les vallées abritées[49] : l’extrême raréfaction de l’air, qui donne, surtout aux personnes non acclimatées, le malaise souvent accompagné de fièvre qu’on appelle « mal des montagnes » ; la siccité de l’atmosphère, qui dessèche et flétrit les végétaux au point que le simple frottement des doigts suffit à les réduire en poussière[50], que les meubles même les plus solidement établis se disjoignent, se fendent et éclatent[51] au point de ne pouvoir plus servir, et que les Tibétains sont obligés de couvrir d’étoffes de coton les colonnes, les chapiteaux et les portes de leurs monuments, afin de les empêcher de se fendre[52] ; enfin, la fréquence et la violence des vents qui, pendant les mois secs de l’été, soulèvent des tourbillons de poussière et de sable absolument aveuglants[53], et, en hiver, rendent le froid plus insupportable que dans n’importe quelle autre contrée. Ce froid est quelquefois tel que l’on trouve dans les champs des animaux morts, la tête fendue[54]. Néanmoins, les gens du pays supportent bien cette température si rigoureuse ; ce qui tient peut-être à la vigueur exceptionnelle de la race et à l’extrême pureté de l’air, ou bien encore à ce que, parmi les enfants, ceux-là seuls survivent qui sont assez robustes pour résister à la fois au climat et au manque de soins. A défaut de statistique, il est permis d’attribuer le peu de densité de la population à une très grande mortalité infantile.

4. Produits naturels. — Flore et Faune. — Jusqu’à présent, la géologie et la minéralogie du Tibet restent à faire ; mais, à défaut de données scientifiques exactes, on possède sur les richesses minérales que renferme son sol des renseignements dignes de foi, fournis par les habitants eux-mêmes ou par les Chinois, et, sur quelques points, corroborés par les récits des voyageurs européens. Il semble que de tout l’ancien continent ce soit la contrée la plus riche en métaux précieux, si nous en jugeons par le nombre de mines en exploitation dont M. l’abbé Desgodins signale l’existence dans le champ restreint où s’est exercée son activité de missionnaire[55]. Il ne relève pas moins de quarante-neuf mines d’or, d’argent, de cuivre, de mercure, de fer dans les parties qu’il connaît des bassins du Yang-tsé-kiang (fleuve Bleu) et du Lang-tsang-kiang (Mékong). Sans entrer dans des détails aussi précis, Turner faisait, il y a une centaine d’années, les mêmes constatations pour la province de Tsang[56], ajoutant à la liste de l’abbé Desgodins le plomb argentifère, et en remarquant que le fer est plus abondant et de meilleure qualité au Boutan que dans cette partie du Tibet. On y rencontre également le zinc en petite quantité et le cristal de roche ; mais, chose singulière, le charbon est absolument inconnu, soit qu’il n’en existe pas de gisements, soit, ce qui paraît plus probable, que l’on n’ait pas encore reconnu les propriétés de cette matière, qui serait pourtant si précieuse dans un pays presque totalement dépourvu de bois. Malgré leur richesse, toutes ces mines sont de médiocre rendement par suite de leur mauvaise exploitation, du manque de routes, et, dans le Haut-Tibet, de la pénurie de combustible.

De tous les métaux précieux, l’or est le plus abondant. En dehors des mines, on le trouve en quantités appréciables dans le sable de la plupart des rivières, et même souvent à fleur de terre. Ce fait, connu des anciens, n’a pas peu contribué à valoir au Tibet la réputation de terre miraculeuse, dont le bon Rubruquis se fait l’écho avec sa naïve crédulité ordinaire : « Leur pays, dit-il, est abondant en or, si bien que celui qui en a besoin n’a qu’à fouir en terre et en prendre tant qu’il veut, puis y recacher le reste. S’ils le serraient en un coffre ou cabinet pour en faire un trésor, ils croiraient que Dieu leur oterait l’autre qui est dans la terre[57]. »

Parmi les autres productions minérales naturelles, on trouve : le cobalt, le soufre, le salpêtre, le borax (en tibétain tinkal) fourni par plusieurs lacs, et, au premier rang, le sel gemme et naturel. Ce dernier se récolte en grande abondance, pendant l’été, sur les bords desséchés des lacs salés, et, pour une moindre quantité, s’extrait par évaporation de sources salines très nombreuses dans le massif de l’Himâlaya. Le sel et le borax sont l’objet d’un commerce important.

Flore. — Si le Tibet est d’une richesse merveilleuse au point de vue minéral, il est, par contre, d’une pauvreté qui touche à la stérilité sous le rapport végétal. D’ailleurs, étant donné ce que nous savons de sa configuration, de l’élévation prodigieuse de ses montagnes, de son altitude générale et de son climat, il n’y a là rien qui doive nous étonner, et même, si nous songeons qu’en Europe la végétation s’arrête sur les montagnes à la hauteur de 2,800 mètres, nous devons admirer qu’on en trouve encore des traces à près de 3,600 mètres. C’est un miracle dû à la bienfaisante ardeur du soleil des tropiques.

Dans le Tibet proprement dit, c’est-à-dire dans les provinces de Khams, d’Ou et de Tsang, non seulement on ne rencontre pas une seule forêt, mais l’arbre manque presque totalement. Même dans les vallons bien abrités, les seuls représentants des essences forestières ne sont guère que la ronce, le houx, l’églantier, l’airelle, le sureau. Sur les pentes des vallées profondes, croissent, isolés ou en petits groupes, le sapin, le bouleau, l’if, le cyprès, le tremble, le noyer, quelquefois l’orme, rarement le frêne, et dans les fonds un peu humides, le long des ruisseaux et rivières, le saule. Aucun voyageur ne signale l’existence du chêne. Par-ci, par-là, autour des villages, se voient quelques vergers où poussent, objets de soins assidus, le poirier, le prunier et, dans les coins bien exposés, le pêcher et l’abricotier.

Les autres provinces sont mieux partagées. Ngary-khorsoum et le Ladak possèdent de magnifiques vergers, admirablement soignés, où, jusqu’à l’altitude de 3,000 mètres, vivent et prospèrent des essences réputées délicates dans nos contrées, l’amandier et l’abricotier, par exemple, ce dernier arbre surtout dont les fruits jouissent dans tout le Tibet d’une grande et, paraît-il, légitime réputation. Les montagnes du Boutan sont couvertes, presque jusqu’à leur sommet, de belles forêts, principalement de sapins, tandis que, dans les jardins de ses couvents et palais royaux, poussent et mûrissent l’orange, le cédrat, le citron, la grenade[58]. Enfin, dans le sud du Tibet oriental, près de la frontière du Sse-tchuen, on trouve le grenadier, la vigne cultivée en treilles soutenues par de longues perches, le mûrier sauvage et le bananier[59].

Les végétaux comestibles, céréales et plantes légumineuses, sont en petit nombre. Parmi les céréales, on cultive avant tout trois espèces d’orge, surtout l’orge grise, dont la farine grillée, appelée tsampa, fait le fond de la nourriture de toute la population ; puis quatre espèces de froment, aliment de luxe d’un usage beaucoup plus restreint, et qui n’arrive pas partout à maturité ; dans les hautes vallées on le récolte en herbe pour servir de fourrage aux bestiaux pendant la saison d’hiver. Le maïs, le millet et le sarrazin viennent bien dans les vallées chaudes, mais sont peu estimés, tandis qu’on recherche beaucoup le pois, d’autant plus apprécié qu’il est plus gros et plus dur ; concassé il sert pendant l’hiver à la nourriture des bestiaux. Le riz n’est pas cultivé ; on le fait venir du Boutan et de la Chine Quant aux légumineuses, elles se réduisent à huit ou neuf espèces : le navet, le radis, l’oignon, l’échalotte et l’ail dont on fait une grande consommation, le melon, la citrouille, le concombre et l’aubergine qui sont beaucoup moins recherchés.

La flore sauvage est peu riche ; on y remarque, comme dans nos régions, la coloquinte, la bruyère, la grande marguerite, la violette, le fraisier, le saxifrage et un grand nombre de plantes médicinales, telles que la rhubarbe, l’aconit, etc., que les lamas-médecins recueillent précieusement et dont ils font un grand usage.

La vraie richesse végétale du Tibet c’est ses pâturages. Aussitôt que la neige a disparu, les vallées basses se couvrent d’une herbe épaisse, grasse et haute, qui permet d’élever d’immenses troupeaux, tandis que, sur les plateaux et dans les hauts vallons, les pluies de juin font pousser un gazon court et très touffu, bientôt flétri et desséché, à la vérité, par la sécheresse de juillet et le vent, mais si savoureux, paraît-il, que même desséché tous les herbivores, domestiques ou sauvages, le recherchent de préférence à l’herbe des plus gras pâturages.

Faune. — Autant le Tibet est pauvre en fait de végétaux, autant, malgré la rudesse de son climat, il est riche en animaux de tous genres, sauvages et domestiques. Ses troupeaux sont la fortune de la plus grande partie de la population, bergers semi-nomades vivant sous la tente et ne venant de loin en loin dans les villes que pour échanger le beurre, la laine, le poil et les peaux de leurs animaux contre la farine d’orge et le thé en brique nécessaires à leur subsistance.

À part un petit nombre de bœufs indous à bosse, ou zébus, la race bovine est exclusivement représentée dans ces troupeaux par une espèce spéciale au Tibet, le Yak, nommé bos gruniens par les naturalistes parce qu’il grogne au lieu de mugir comme ses congénères. Cet animal est de taille peu élevée, couvert d’une toison longue et épaisse qui descend jusqu’à ses jarrets et lui donne un aspect lourd en contradiction complète avec la vivacité de son tempérament. Sa tête est courte avec le front bombé, les yeux gros, le muffle petit et arqué. Ses cornes, polies et très aiguës, se développent en demi-cercle avec leurs pointes un peu retournées en dehors. Son cou est court, et sur ses épaules s’élève une bosse, semblable à celle du zébu, couverte de poils plus longs que ceux du reste du corps qui lui font comme une sorte de crinière. Sa queue, longue et touffue, sert à faire des chasse-mouches, nommés dans l'Inde choury, que les prêtres supérieurs et les grands personnages portent comme insignes de leur rang. Yak est le nom tibétain du mâle ; la femelle est appelée dhé. L’accouplement du taureau ou de la vache du Tibet avec leurs congénères indous produit un métis appelé dzo, dont le mâle ne se reproduit pas. Le yak est employé, presque à l’exclusion de toute autre bête de somme, pour le transport des marchandises ; quoiqu’il ne soit pas capable de porter une très lourde charge, sa sobriété et la sûreté de son pied le font fort apprécier dans ce pays accidenté et stérile. Sa chair est, dit-on, savoureuse ; mais les Tibétains estiment trop les services qu’il leur rend pour le sacrifier à leur gourmandise. La vache fournit beaucoup de lait, d’une excellente qualité, avec lequel on fait un beurre très estimé dont il se consomme de grandes quantités.

Après le yak l’animal le plus utile est, sans contredit, le mouton, appelé en thibétain loug. Ce mouton, de petite taille, a la tête petite et, par contre, une queue énorme qui passe pour le morceau le plus délicat de l’animal. Sa chair est très estimée. Dans le Tibet occidental on utilise quelquefois le mouton comme bête de somme, pour porter sa propre laine sur les marchés après la tonte, et aussi pour porter les provisions en voyage ; comme on ne peut lui imposer un bien gros fardeau, il faut tout un troupeau lorsque le voyage doit être un peu long ; mais, en compensation, le voyageur a du moins la ressource de manger ses porteurs, à mesure que leur charge est consommée. La peau du mouton est employée pour doubler les vêtements d’hiver ; celles d’agneaux sont particulièrement estimées. Pour les obtenir plus fines et plus douces, on tue les brebis quelques jours avant qu’elles soient sur le point de mettre bas[60].

Une autre ressource du berger tibétain, c’est la fameuse chèvre à longue laine soyeuse dont la toison sert à tisser les riches étoffes du Cachemir. C’est une espèce d’antilope nommée tsod dans le pays[61]. On la trouve aussi, paraît-il, à l’état sauvage.

Les chevaux (rta) sont en assez grand nombre autour des tentes des pasteurs ; leur taille est petite et leur caractère très vif. Turner en signale une race, fort appréciée de son temps, dans le Bengale, sous le nom de Tangout ; mais qui parait plutôt être de provenance mongole. Sur la frontière de la Mongolie, dans le voisinage du désert de Gobi, on trouve aussi l’âne, le mulet et un chameau à longs poils, auxiliaire précieux pour la traversée des steppes sablonneuses. N’oublions pas, enfin, parmi les utiles commensaux de l’homme, le porc (p’ag) qui pullule dans les villages, et le chien (kyi), énorme molosse à l’aspect féroce, mais, à ce qu’il paraît, plus aboyeur que réellement terrible[62].

Aucun voyageur, à notre connaissance, ne signale l’existence au Tibet d’autres oiseaux de basse-cour que la poule ; il y existe cependant aussi quelques canards. A l’état sauvage, on y trouve plusieurs espèces d’aigles, l’épervier, la buse, le vautour, la corneille et le corbeau, la pintade, la caille, la perdrix, le faisan, l’oie, le canard, la sarcelle, la cigogne et une grue de grande taille, appelée saura, dont l’œuf est de la grosseur de celui de la dinde.

Toutefois les oiseaux sont en général très rares dans la partie septentrionale du Tibet, au dire de M. Grenard.

La faune tibétaine est particulièrement riche en animaux sauvages et en fauves. C’est ainsi que l’on y signale deux espèces d’ours, l’une brune et l’autre jaune, le lynx, le loup, le renard, la loutre et, malgré la rigueur du climat, le léopard[63] (tag), la marmotte, l’écureuil, le chevreuil ou le daim, le daim musqué, le cerf, l’hémione, cheval sauvage à longues oreilles d’âne, absolument rétif à la domestication et que l’on chasse pour sa chair réputée très délicate. Mais le plus extraordinaire des hôtes de ce pays, est la fameuse licorne que les Tibétains nomment sérou. Ils la décrivent comme une antilope, de la grosseur d’un cheval, armée d’une seule corne droite placée au milieu du front. Cet animal est considéré en quelque sorte comme divin. Selon une légende mongole, comme Gengis-Khan, après avoir conquis le Tibet, prenait la route de l’Inde, qu’il se proposait de soumettre, il fut arrêté au passage du mont Djadanaring, par une licorne qui « se mit trois fois à genoux devant lui, comme pour lui témoigner son respect ». Frappé de ce prodige, le conquérant rebroussa chemin et l’Inde fut sauvée[64]. On doute, et non sans raison, de l’existence de cet animal étrange, malgré les dires des Tibétains, des Mongols et des Chinois, sur la foi de qui tous les voyageurs ont parlé de la licorne, sans jamais l’avoir aperçue. Voici, entre autres, ce qu’en dit Turner : « Le râja (du Boutan) me dit qu’il possédait un animal très curieux ; c’était un cheval avec une corne dans le milieu du front. Il en avait un autre de la même espèce qui était mort. À toutes les questions que je lui fis sur le pays d’où venait le cheval, il répondit seulement qu’il venait de très loin. Je dis au râja que nous avions des tableaux où étaient représentés des animaux pareils à celui dont il me parlait, mais qu’on les regardait comme fabuleux et je lui témoignai vivement le désir d’en voir un. Alors il m’assura de nouveau que le sien était tel qu’il le disait, et il me promit de me le montrer. Cet animal était à quelque distance de Tassisoudon, et les Boutaniens avaient pour lui une vénération religieuse. Il ne m’a pas été possible de le voir[65]. »

Si l’on songe qu’en dehors des livres chinois, dont la valeur scientifique ne fait plus illusion, ce renseignement est avec celui d’Hodgson le plus précis que nous possédions, on jugera comme nous qu’il est prudent, tant que son existence ne sera pas scientifiquement constatée, de tenir cet animal pour ce qu’il est, sans doute, un produit de l’imagination et de la crédulité orientales.

5. Géographie politique.Gouvernement. Administration. Justice. — « Ceste province de Tebet est une grandisme province...... Elle est si grant province que il y a VIII royaumes et grant quantité de citez et chasteaus[66]. » Tels sont les termes dans lesquels Marco Polo nous présente le Tibet à la fin du XIIIe siècle. À cette époque, il était déjà tributaire de l’empire chinois, — « de cest Tebet entendez que il est au grant Kaan », a soin de dire notre auteur, — mais il avait sans doute conservé encore son intégrité territoriale. Il a bien déchu depuis. À la suite de ses démêlés perpétuels avec le gouvernement chinois, de ses nombreuses tentatives de révolte et de ses dissensions intestines, qui donnèrent à son puissant voisin de fréquentes occasions d’intervenir, il perdit d’abord, à la fin du siècle dernier, la plus belle partie de sa province orientale, annexée, sous le règne de l’empereur Kien-long, aux provinces chinoises de Kan-sou et de Sse-tchuen. Cinquante ans plus tard, le roi de Cachemir lui enlevait, à l’ouest, la province de Ladak, et, depuis une trentaine d’années, la politique anglaise lui faisait perdre toute influence sur la principauté de Sikkim, aujourd’hui tombée entièrement sous la domination britannique. Des huit royaumes qu’il possédait au temps de Marco Polo, il ne lui reste plus que les quatre provinces d’Ou, de Tsang, de Ngari et de Khams. À ces provinces, nous ajouterons le district d’Amdo, au nord-est, resté absolument tibétain bien qu’il fasse maintenant partie du Kan-sou, et l’état de Boutan, au sud, qui, s’il est politiquement indépendant, dépend de fait du Tibet par les mœurs, la religion et l’organisation sociale.

La province d’Ou (dBous), — désignée quelquefois sous les noms de Vou et Oui, — est située à peu près exactement au centre du Tibet, ainsi, du reste, que l’indique son nom dbous « centre ». Elle a pour limite à l’est, le cours du Gakpo Tsang-po ou Kenpou, et à l’ouest un tracé arbitraire passant à peu de distance à l’occident des lacs Tengrinour et Palti[67]. Sa principale ville est Lhasa, la « Rome bouddhique », résidence du Dalai-Lama et capitale du Tibet.

Lhasa « terre des dieux » (Lha « esprit, dieu » et Sa « terre ») — qu’on orthographie souvent, mais à tort, Lhassa et Hlassa — est située dans une grande plaine orientée de l’ouest à l’est, d’environ 100 kilomètres de longueur sur 10 ou 12 de largeur[68], sur le bord d’une rivière impétueuse, appelée Ki, affluent de gauche du Tsang-po. Elle fut fondée en 758 (ère vulgaire) par le roi Thi-srong dé Tsan (Khri-srong-ldé-bstan) qui l’entoura de murs, comme il était d’usage en ces temps pour toutes les cités de quelque importance. En 1640, le célèbre Nga-vang Lobzang (Ngag-dbang-blo-bzang-rgya-mts’o[69]), cinquième Dala’i-Lama, y transporta le siège de la papauté bouddhique, après avoir renversé le roi du Tibet avec l’aide d’une armée mongole. Sous le règne de l’empereur Khang-hi, en 1722, les Chinois s’emparèrent de Lhasa et rasèrent ses murailles, dont les matériaux furent utilisés à construire une digue de 8 kilomètres de longueur, entre les montagnes de Lang-lou et de Dziag-ri-bidoung, destinée à préserver la ville des ravages fréquents de la rivière. Cette digue, que les Tibétains nomment sacrée, est entretenue au moyen d’une corvée imposée à tous les lamas qui se rendent à Lhasa pour les fêtes du premier mois de l’année. Chacun de ces pèlerins est tenu d’apporter sur la chaussée une charge de terre et de pierres[70].

Vue d’une certaine distance, du haut des montagnes qui la dominent, Lhasa se présente d’une façon féerique, d’autant plus saisissante, sans doute, que le contraste est plus grand avec les régions désolées que le voyageur a parcourues. « Cette multitude d’arbres séculaires qui entourent la ville comme d’une ceinture de feuillage, ces grandes maisons blanches terminées en plate-forme et surmontées de tourelles, ces temples nombreux aux toits dorés, ce Bouddha-La[71], au-dessus duquel s’élève le palais du Talé-Lama[72]…., tout donne à Lhasa un aspect majestueux et imposant[73] ». Seulement, à mesure que l’on en approche, le mirage s’évanouit et fait place à une réalité beaucoup moins attrayante. Des faubourgs remplis, il est vrai, de jardins

Porte du monastère de Bar-Tch’oiden à Lhasa.
Porte du monastère de Bar-Tch’oiden à Lhasa.
Porte du monastère de Bar-Tch’oiden à Lhasa.
avec de beaux arbres, mais sales et puants[74] ; des rues assez larges, mais pas entretenues ; des maisons à façades blanches, bordées au faîte d’une large bande peinte en brun, rouge ou jaune, avec des encadrements pareils autour des fenêtres et des portes, mais sordides et repoussantes à l’intérieur ; tel est le portrait peu séduisant qu’ont tracé de Lhasa les rares explorateurs européens à qui leur bonne fortune a permis d’y pénétrer.

Toute capitale qu’elle est, Lhasa ne peut prétendre au titre de grande ville, ni pour sa superficie, ni pour sa population, au sujet desquelles, il faut bien l’avouer, les voyageurs ne sont pas d’accord. Suivant les uns, elle n’aurait que 4 kilomètres de circonférence[75], tandis que d’autres lui en attribuent huit[76]. De même, au point de vue de la population, les appréciations varient de 15,000[77] à 80,000[78] habitants. Sur ce dernier point, ces divergences peuvent aisément s’expliquer par l’affluence d’une population flottante considérable à certains moments, principalement à l’occasion des fêtes religieuses, toujours accompagnées de foires avec des divertissements de toutes sortes. Au centre de la ville, s’élève le temple et monastère de Tsoum-dzé Khang, qui servait autrefois de résidence d’hiver au Dala’i Lama[79], et est entouré d’un immense bazar. À peu de distance de Lhasa, environ deux kilomètres, dans la direction du nord-ouest, se dressent les trois sommets du fameux mont Potala, appelés Marpo-ri, Dziag-ri et P’a-mo-ri. Sur le Dziag-ri est construit le monastère de Dziag-ri-bidoung, et sur le Marpo-ri s’élève le monastère, ou plutôt la réunion de monastères, qui sert de palais au Dala’i-Lama et donne asile, prétend-on, à près de dix mille lamas. Ce palais porte le nom de Pobrang-mabrou ou Peroun-mabrou « ville rouge » à cause de la couleur de ses édifices[80] ; mais on le désigne habituellement sous le nom de la montagne qui le supporte, Potala.

Lhasa est le centre de l’instruction religieuse, non seulement pour le Tibet, mais pour toute la Mongolie ; c’est là que viennent prendre leurs grades en théologie tous les lamas ambitieux de s’élever au-dessus de la foule des simples Gélongs[81] ; aussi possède-t-elle deux écoles d’enseignement supérieur et plusieurs imprimeries. Son industrie principale consiste dans la teinture des étoffes de laine qu’on tisse dans le pays.

On rencontre encore, dans cette même province d’Ou, une trentaine de villes réputées importantes. Pour nous, elles n’ont rien de particulièrement intéressant, et nous nous contenterons de signaler la cité de Djachi, à 5 kilomètres à l’est de Lhasa, où tient garnison la partie principale du corps d’occupation chinois.

La province de Tsang (gTsang) — que les voyageurs européens et les géographes chinois appellent tantôt Dzang, tantôt Zang ou Zzang — s’étend au sud-ouest du Tibet, de l’Himâlaya occidental (monts Maryoung) jusqu’à la frontière ouest de celle d’Ou. Ces deux provinces constituent le Tibet central, ou Tibet proprement dit ; c’est la région que les géographes et les historiens chinois désignent sous le nom d’Ous-Zzang « Ou et Tsang ». Le Tsang possède dix-sept centres de population assez importants pour mériter le nom de villes, surtout dans un pays aussi peu peuplé que le Tibet. Sa capitale, Digartchi (orthographié aussi Chigatsé et Jikadzé), cité de 15,000 à 20,000 habitants[82], est située, au pied de hautes montagnes escarpées et dénudées, dans la longue vallée en grande partie stérile et déserte de Païnom[83], sur la rive droite du Tsangpo, et à environ 210 kilomètres au sud-ouest de Lhasa. Bien que Digartchi soit le siège officiel du gouvernement de la province, cette cité est presque complètement éclipsée par la petite ville de Tachilhounpo[84] (bKra-shis-lhoun-po), résidence du Pantch’en Rinpotch’é[85], second chef spirituel du Tibet. À proprement parler, Tachilhounpo n’est pas une ville, ni même une bourgade, mais un immense monastère composé de nombreux temples et mausolées, et de trois ou quatre cents maisons, groupées autour du palais du Pantch’en Rinpotch’é, habitées par les lamas et quelques industriels ou commerçants attirés par l’espoir du gain que leur promettaient le voisinage du couvent et les nombreux pèlerinages qui s’y font chaque année[86]. Le monastère est édifié dans une vallée encaissée entre des rochers, longue de 28 kilomètres, orientée du sud au nord, que longe le Païnom-tch’ou pour aller se jeter, à peu de distance de là, dans le Tsang-po. La vallée, large de près de 10 kilomètres à son extrémité sud, se rétrécit vers le nord ne laissant plus qu’un étroit défilé par lequel s’échappe la rivière. C’est à ce point, à mi-côte d’un rocher abrupt qui ferme la vallée, que se trouve le monastère, exposé en plein midi et défendu des vents du nord par le rocher auquel il s’adosse[87]. Tachilhounpo est renommée pour les petites statuettes qui s’y fabriquent sous la direction des chefs du monastère[88].

Ngari (mNga-ri) est le nom de la province occidentale du Tibet. Elle est divisée en trois circonscriptions ou districts : Loudauk ou Routhok, Gougué et Pourang. Le territoire de Ladak dépendait jadis de cette province, avant qu’il fut conquis par les Cachemiriens. Ses villes les plus importantes sont : Pourang-dakla dans le district de Pourang, Tchabrang dans celui de Gougué, et Garthok où se tient chaque année une foire importante[89]. La partie orientale de cette province est parcourue par les Mongols Khor, pasteurs et nomades.

La province de Khams, située à l’est, confine à la Chine. Elle est encore la plus vaste du Tibet, malgré l’amputation qu’elle a subie, il y a une centaine d’années, de ses riches districts orientaux de Bathang, Lithang et Ta-tsien-lou, annexés aux provinces chinoises de Ssé-tchuen et de Kan-sou. Ses villes les plus importantes actuellement sont : Ki-yé-dzong et Po-dzong, dans le bassin du Kanpou ; Lhoroung-dzong, Tchabando, Dar-dzong et Sok-dzong, dans le bassin de la Salouen ; Sourmang et Tsiamdo dans celui du Mékong[90]. Sa capitale est Tsiamdo, autrefois nommée Kham, ville jadis grande et florissante et maintenant presque totalement ruinée, située au milieu de hautes montagnes à proximité du point ou le Mékong (Tse-tch’ou) prend ses deux principales sources[91].

À cette province appartenait jadis le district d’Amdo (Khams-mdo) célèbre pour avoir donnée le jour à Tsongkhapa et où se trouve le fameux monastère de Kounboum, ainsi que la partie du Koukou-nour appelée Niag-mts’o. Ils font partie maintenant de la province chinoise de Kansou.

Au sud du Tibet, et le séparant du Bengale, se trouve en plein massif Himâlayen la principauté de Boutan (’Brougpa), politiquement indépendante, mais subissant en fait l’influence du Dala’i-Lama, à cause de ses attaches religieuses. Le Boutan est divisé en trois provinces dénommées Paro, Tongsa et Tacca. Entassement presque chaotique de montagnes et de vallées étroites, le Boutan ne possède que peu de villes, si même on peut donner ce titre à des bourgades comme Tassisoudon et Panouka, ainsi qu’on en peut juger par cette description : « On a choisi pour placer la capitale du Boutan un coin de pays plat de 3 à 4 milles de long et n’ayant pas plus d’un mille dans sa plus grande largeur……. Il n’y a point de ville à Tassisoudon ; et, excepté la maison que nous habitons, toutes les autres sont à plus d’un mille du palais. Il y en a différents groupes semés çà et là dans la vallée, et les yeux se fixent avec plaisir sur ces habitations lorsqu’ils sont fatigués de contempler l’aspect sauvage et varié des montagnes, et que l’âme a besoin de remplacer les idées sombres que fait naître cette espèce de chaos, par celles que produit la vue des cantons habités et des succès de l’agriculture. Le palais de Tassisoudon s’élève au milieu de la vallée[92]. »

Gouvernement. Administration. Justice. — Le gouvernement du Tibet est une théocratie, absolue en droit, en fait tempérée par l’action ouverte ou occulte du protectorat chinois. Les institutions actuelles ne sont pas bien anciennes ; elles datent seulement de 1751, époque où l’empereur Kien-long consolida le pouvoir entre les mains du Dala’i-Lama, après la défaite et la mort du prince révolté ’Gyour-med-rNam-rgyal, et resserra les liens qui le tiennent sous la dépendance de la Chine. Le Dala’i-Lama, ou Gyelba-Rinpotch’é (rGyal-ba-Rin-po-tch’é)[93], chef suprême de la religion, est également investi du pouvoir temporel, qu’il exerce autocratiquement, avec l’assistance d’un conseil de grands lamas, appelés Khanpos (mKhan-po), assez semblables aux cardinaux de l’Église romaine. En cas de mort du Dala’i-Lama et pendant la minorité de son successeur, la régence appartient de droit au Pantch’en Rinpotch’é[94]. Le Dala’i-Lama et le Pantch’en Rinpotch’é sont choisis par les Khanpos parmi des enfants remplissant certaines conditions ; mais leur élection n’est définitive qu’après ratification du gouvernement chinois. Bien que le Dala’i-Lama soit investi du pouvoir suprême, il ne s’occupe directement ni des affaires étrangères ni des affaires civiles qui sont du ressort d’un très haut fonctionnaire, sorte de vice-roi, nommé Nomékhan ou Dé-sri, assisté de quatre ministres appelés Kalons. Tous cinq sont nommés par le Dala’i-Lama, mais leur promotion doit être ratifiée par le gouvernement chinois, dont ils reçoivent un traitement, de même, d’ailleurs, que le Dala’i lui-même, le Pantch’en et quelques autres des principaux fonctionnaires. Ces traitements sont prélevés sur le tribut annuel que le Tibet paye à la Chine. Chaque Kalon a sous ses ordres quatre Nierbas (gNier-ba) ou directeurs des services de son ministère. À la tête de chaque province est un gouverneur, Dé-pa, nommé par le Nomékhan, sous les ordres duquel sont placés les employés de rang inférieur chargés de l’administration, de la vérification des comptes, de la rentrée des impôts, de la justice, de l’armée, etc., tous nommés par les Kalons. Tous ces fonctionnaires, quel que soit leur rang, peuvent être choisis parmi les laïques ; mais, la plupart du temps, ces charges sont confiées à des Lamas, de sorte que l’administration est absolument à la dévotion et sous l’influence de la classe sacerdotale.

Le protectorat chinois est représenté à la cour de Lhasa par deux Kin-tchaï, ou résidents, qui surveillent les agissements du gouvernement tibétain, rendent compte de ses actes à Pékin et lui transmettent les ordres qu’ils reçoivent du ministère de l’intérieur. Ils sont aussi chargés de l’administration de quatre principautés enclavées dans le territoire tibétain et qui relèvent néanmoins directement de l’empereur de la Chine, celles de Tra-ya, de Tsiamdo, de Tachilhounpo, et de Sakya-kong-ma[95]. Ils exercent même un contrôle actif et une action directe sur les Dé-pas. L’armée d’occupation, peu nombreuse d’ailleurs et répartie en faibles garnisons sur divers points du pays, est placée sous le commandement de deux colonels (Tong-ling) chinois, résidant l’un à Lhasa et l’autre à Tsiamdo. En cas de guerre, celui de Tsiamdo est chargé du commandement en chef[96]. En temps de paix, ils ont dans leurs attributions le service de la poste et celui de la police. Quatre Léang-taï (trésoriers-payeurs) résidant à Tsiamdo, La-ly, Lhasa et Tachilhounpo[97], et un certain nombre de sous-intendants répartis dans les villes de garnison de quelque importance, assurent le service de la solde et de la subsistance de l’armée.

Les impôts ne sont fixés par aucune loi ; aussi règne-t-il un désordre et un arbitraire inouï. Sous le prétexte que tout le territoire appartient au Dala’i-Lama et que les habitants ne sont que des possesseurs temporaires, les Tsiak-dzo (percepteurs) se livrent sans contrôle aux exactions les plus criantes, sans que le contribuable ait aucun moyen de défense légale, et le non-paiement de l’impôt ou le refus de la corvée est fréquemment puni par l’expropriation totale du délinquant, condamné à la mendicité par autorité de justice. Cette pénalité, apparemment très productive pour le corps judiciaire, est si souvent appliquée que les mendiants de cette catégorie constituent dans l’État une classe à part, légalement reconnue, sous le nom de Tchonglong[98].

L’impôt se perçoit en nature : animaux domestiques, grains, laines, fourrures, étoffes, fromages, beurre, suivant la spécialité de la contrée ou la profession du contribuable, et ces denrées diverses sont versées dans les magasins publics, ou Tchantchang. Les droits de douane, les taxes d’octroi et les amendes (source de revenu très productive), payés en numéraire, servent aux dépenses d’utilité publique et à l’entretien des lamas et du culte. La corvée, Oulag, est obligatoire pour toute personne qui n’est pas notoirement indigente, même pour les étrangers en résidence temporaire. Elle est fixée par les Dé-pas et les maires (anciens) suivant la fortune présumée de l’habitant. « On prend dans un hameau trois, quatre et jusqu’à dix hommes. Les familles peu nombreuses prennent des pauvres comme remplaçants moyennant un salaire, ou paient par jour une somme déterminée, soit environ cinq centièmes d’once d’argent. Ceux qui ont passé l’âge de soixante ans sont exempts de toute charge. Si le service public l’exige, on requiert des bœufs, des chevaux, des ânes et des mulets dans les maisons riches ; les pauvres se réunissent, et trois ou quatre maisons donnent une seule bête[99]. »

Le code tibétain est rédigé en quarante et un articles, formant un ensemble de trois volumes. Il est extrêmement sévère pour les criminels, et, contrairement au principe généralement admis par les peuples civilisés de l’Occident, tout accusé est tenu pour coupable, alors même qu’on ne relève contre lui que des présomptions. Quel que soit le crime ou le délit dont il est prévenu, il est tenu en prison pieds et poings liés jusqu’au moment du jugement et de l’exécution de la sentence, et l’on essaie par toutes sortes de tortures de lui faire avouer le fait qui lui est imputé. S’il meurt pendant ces tortures son corps est jeté à l’eau ; s’il résiste et persiste à soutenir son innocence, on le met en liberté lorsqu’aucune preuve ne peut être fournie de sa culpabilité ; mais si le crime est prouvé, son entêtement à le nier augmente la rigueur du châtiment. Le meurtre dans une rixe est puni d’une amende, dont une moitié est acquise au trésor et l’autre remise comme compensation à la famille du mort. Le brigandage et l’assassinat entraînent la peine de mort pour les coupables et leurs complices. Le voleur doit payer le double de ce qu’il a détourné, puis on lui crève les yeux, ou bien on lui coupe le nez, les pieds ou les mains. La peine des adultères est une amende et l’exposition sur la place publique, dans un état de complète nudité[100]. Mais si le code est sévère, il est avec la justice des accommodements et un cadeau offert à propos est plus efficace à blanchir un accusé que toute l’éloquence du meilleur avocat, à supposer qu’il y en ait au Tibet ; car la vénalité des juges y est presque un article de loi. « À Lhasa, le droit d’appliquer la justice est mis aux enchères, dans le monastère de Débang, au commencement de chaque nouvelle année. Celui des lamas (car les juges appartiennent presque toujours au clergé) qui est assez riche pour acheter la charge, est proclamé juge, et lui-même, armé d’une canne d’argent, vient annoncer sa nouvelle dignité aux habitants de la ville. C’est le signal d’une fuite générale chez tous les artisans aisés, car, pendant vingt-trois jours, le juge impose les amendes à son gré et s’en attribue le profit[101]. »

L’État indépendant de Boutan (’Broug-pa) possède deux souverains : l’un spirituel, appelé Dharma-râja « Roi de la Loi », et l’autre temporel, le Dépa-râja ou Déb-râja. Le Dharma-râja, quoique véritablement investi de la toute puissance, en sa qualité d’incarnation d’un être divin, ne s’occupe guère des affaires temporelles, et, sur ce point, abandonne l’autorité suprême au Déb-râja. Celui-ci est assisté et tenu en lisière par un conseil composé des Pilos (gouverneurs) des deux provinces de Paro et de Tongsa[102], des Tsoumpos (commandants) des palais fortifiés de Tassisoudon, de Panouka et d’Ouandipore, et du Lama-tsimpé, conseiller intime du Dépa-râja. Chaque province est divisée en districts administrés par des Soubahs, qui exercent sur leur territoire une juridiction presque sans limite. Au-dessous de ces derniers, se trouvent quatre classes de fonctionnaires subalternes pouvant s’élever par leur mérite aux postes supérieurs et même devenir Dépas. Le Dépa-râja est élu par le conseil et choisi généralement parmi les Pilos ; on a vu cependant des fonctionnaires du rang le plus humble élevés d’emblée à la dignité suprême. Malgré le relief qu’elle donne, cette haute magistrature est peu enviée ; d’abord, parce que le contrôle du conseil lui enlève presque tout pouvoir, et ensuite parce que sa durée légale ne peut excéder trois ans. En général, tous les efforts des Dépa-râjas, tendent à éluder cette prescription gênante et à faire proroger leurs pouvoirs, fût-ce au prix d’une guerre civile ; résultat qu’ils ne peuvent obtenir qu’à la condition d’avoir pour eux l’un des Pilos de Paro ou de Tongsa et l’appui de la majorité des fonctionnaires. Aussi, dès leur entrée en charge, se hâtent-ils de remplacer par leurs créatures les titulaires de hauts emplois dont ils craignent l’hostilité ou l’indifférence. Il en résulte naturellement une instabilité fâcheuse dans la possession des charges publiques, et, du haut en bas de la hiérarchie administrative, le fonctionnaire sachant son avenir incertain, n’a plus pour but unique que de s’enrichir par tous les moyens possibles, par la brigue, l’intrigue, l’exploitation et le pillage de ses administrés[103].


  1. B.-H. Hodgson, Essays on the language, literature and religion of Nepál and Tibet, p. 9, in-8o. Londres, 1874.
  2. Voyages de Benjamin de Tudelle, de Jean du Plan-Carpin, du frère Ascelin et de ses compagnons, de Guillaume de Rubruquis, etc., p. 328, in-8o. Paris, 1830.
  3. Léon Feer, Le Tibet, p. 6, in-18. Paris, 1886. — Selon Hodgson (l. c.), le mot Tibet serait d’origine persane.
  4. Voir les Voyages aventureux de Fernand Mindez Pinto, in-4o. Paris 1628.
  5. Et non Loung-dzang, comme l’écrit Dutreuil de Rhins (Asie Centrale, p. 10), ou Lo-zong, suivant l’abbé Desgodins, dans son Bouddhisme thibétain (Revue des Religions, 1890, p. 200).
  6. Samuel Turner, Ambassade au Tibet et au Boutan, vol. I, pp. 1 et 3 ; 2 vol. in-8o. Paris, 1830.
  7. Dès 1854, l'abbé Desgodins signalait l’inquiétude des provinces tibétaines menacées par l’ambition anglaise (Mission du Thibet, p. 21, in-8o. Paris, 1872).
  8. Dutreuil de Rhins, Asie Centrale, p. 8, in-4o. Paris, 1889.
  9. Abel Rémusat, Foé-Koué-Ki, ou Relations des royaumes bouddhiques, in-4o. Paris, 1836.
  10. Samuel Beal, Travels of Fah-hian and Sung-Yun, in-8o. Londres, 1869.
  11. Stanislas Julien, Histoire de la vie de Hiouen-Thsang et de ses voyages dans l’Inde, in-8o. Paris, 1853.
  12. Reinaud, Relations des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l’Inde et à la Chine au ixe siècle ; 2 vol. in-32. Paris, 1845.
  13. Voyages de Benjamin de Tudelle, etc., in-8o. Paris, 1830.
  14. G. Pauthier, Le Livre de Marco Polo, 2 vol. in-8o. Paris, 1865.
  15. Samuel Beal, Travels of Fah-hian and Sung-Yun, introd. p. xxxiii.
  16. Voyage remarquable de Guillaume de Rubruquis, envoyé en ambassade par le roi Louis IX en différentes parties de l’Orient, principalement en Tartarie et à la Chine, l’an de N. S. MCC.LIII ; contenant des récits très singuliers et surprenants, écrits par l’ambassadeur lui-même. Traduit par le sr Bergeron, in-8o. Paris, 1830.
  17. G. Pauthier, Le livre de Marco Polo, 2 vol. in-8o. Paris, 1865.
  18. Henri Cordier : Voyages en Asie du frère Odoric de Pordenone.
  19. Orazio della Penna, Noticia del regno di gran Thibet. Rome, 1762. Georgi, Alphabetum Thibetanum. Rome, 1762.
  20. S. Turner, Ambassade au Tibet et au Boutan. Traduit de l’anglais par J. Castéra ; 2 vol. in-8o. Paris, an IX.
  21. L’abbé Desgodins raconte avoir visité dans ce monastère la cellule de Csoma, en 1857 (Mission du Thibet, p. 29).
  22. Traduite en français, revue et annotée par Léon Feer (Annales du Musée Guimet, t. II, in-4o. Paris, 1881).
  23. Huc, Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet, 2 vol. in-18. Paris, 1857.
  24. Émile de Schlagintweit, Le Bouddhisme au Tibet, p. 63 (Annales du Musée Guimet, t. III, in-4o. Paris, 1881).
  25. Henri-Ph. d’Orléans, Le père Huc et ses critiques, in-18. Paris, 1893.
  26. Deux voyages à la frontière sud-est du Thibet, par les P. P. Krick et Bouri, in-8o. Paris, 1854.
  27. Émile de Schlagintweit, Le Bouddhisme au Tibet.
  28. G.-H. Desgodins, La mission du Thibet, in-8o. Paris, 1872.
  29. Dutreuil de Rhins, Asie Centrale, p. 1.
  30. Dutreuil de Rhins, Asie Centrale, p. 7.
  31. Samuel Turner, Ambassade au Tibet et au Boutan, vol. I, p. 323.
  32. Id., p. 27.
  33. Dutreuil de Rhins, Asie Centrale, p. 583.
  34. C’est la dénomination chinoise ; les Nan-chan forment la frontière sud de la Mongolie chinoise.
  35. Pour plus de détails, voir : Dutreuil de Rhins, Asie Centrale, pp. 485-521.
  36. Les géographes, tant de l’Europe que de la Chine, n’ont pu jusqu’à présent se mettre d’accord relativement à l’identification et au parcours de ces fleuves, dont une partie du cours est encore inconnue. En présence de leurs contradictions, nous avons cru devoir suivre l’ouvrage le plus récent et le plus consciencieux, celui de Dutreuil de Rhins, Asie Centrale.
  37. Asie Centrale, p. 180.
  38. Communication verbale de M. le prince Henri d’Orléans.
  39. Dans la traduction donnée par Klaproth de la Description du Tubet du P. Hyacinthe Pitchourinskii (Nouveau Journal Asiatique, t. IV, p. 113), Tsang-po est orthographié, en caractères tibétains, KhTsang-po. Nous croyons néanmoins qu’il faut lire gTsang-po, d’abord parce que nous ne connaissons pas d’exemple du kha comme consonne muette, et, ensuite, parce que, dans le même ouvrage, la province de Tsang, à laquelle le fleuve a donné ou emprunté son nom, est appelée gTsangs. Il doit y avoir là une simple faute d’impression ; le kha, mis pour ga.
  40. Dutreuil de Rhins, Asie Centrale, p. 3.
  41. Buddha-Gâyâ, une des résidences favorites du Bouddha Çâkya-mouni.
  42. S. Turner, Ambassade au Tibet et au Boutan, vol. I, p. 335.
  43. Cette déesse, d’origine çivaïque, est ordinairement représentée avec trois têtes : celle du milieu, belle et souriante ; celle de droite, grimaçante et terrible et, à gauche, une hure de sanglier, en tibétain p’ag.
  44. Suivant le P. Huc (Voyage en Tartarie et au Thibet, t. II, p. 170), dans le district d’Amdo, au nord de la province de Khams, il tombe encore de la neige en juin, et le froid est si piquant qu’on ne peut, sans imprudence, se dépouiller des vêtements de fourrure.
  45. Huc, l.c., p. 170.
  46. Sur le versant méridional de l'Himâlaya, qui reçoit directement les vapeurs de l’océan Indien pendant toute la saison chaude, les pluies et les orages sont fréquents (S. Turner, Ambassade au Tibet, vol. I, p. 22).
  47. Klaproth, Description du Tubet ; Nouveau Journal Asiatique, t. IV, p. 138.
  48. Il doit y avoir des variations assez sensibles selon les localités, car l’auteur chinois de la Description du Tubet dit que « les quatre saisons se succèdent comme en Chine » (Klaproth, Description du Tubet ; Nouveau Journal Asiatique, t. IV. p. 138).
  49. Klaproth, l. c.
  50. S. Turner, Ambassade au Tibet, t. I, p. 810.
  51. S. Turner, t. II, p. 248.
  52. S. Turner, Ambassade, p. 76.
  53. Id., p. 151.
  54. W. Griffith, Journal of the Mission which visited Bootan in 1837-38 ; Journal of the As. Soc. of Bengal, 1839, p. 253 ; — et S. Turner, Ambassade au Tibet, t. 1, p. 314. Turner dit aussi (Ambassade, t. II, p. 248) que ce terrible vent d’hiver occasionne la chute des donts incisives.
  55. G.-H. Desgodins, Mission du Thibet, p. 335.
  56. S. Turner : Ambassade au Tibet, t. II, p. 251.
  57. Voyages de Benjamin de Tudelle, etc., p. 328.
  58. S. Turner, Ambassade du Tibet, t. I, p. 214.
  59. G.-H. Desgodins, Mission du Thibet, p. 291.
  60. S. Turner, Ambassade au Tibet, t. II, p. 76.
  61. Léon Feer, Le Tibet, p. 15.
  62. S. Turner, Ambassade au Tibet, t. I, p. 322.
  63. Le léopard et même le tigre existent en Corée, sous une latitude bien plus septentrionale.
  64. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 423.
  65. S. Turner, Ambassade au Tibet, t. I, p. 241.
  66. G. Pauthier, Le Livre de Marco Polo, t. II, p. 377.
  67. Dutreuil de Rhins, Asie Centrale, p. 6.
  68. Klaproth, Description du Tubet, Nouveau Journal Asiatique, VI, p. 238.
  69. mTs’o, « océan, lac ». Le titre honorifique de rGya-mts’o, « Grand océan », est réservé exclusivement aux Dala’i-Lamas.
  70. Klaproth, Description du Tubet, Nouveau Journal Asiatique, t. VI, p. 239.
  71. Potala, colline sur laquelle est construit le palais-monastère du Dala’i-Lama.
  72. On dit habituellement, Dala’i-Lama, l’orthographe réelle de ce nom est Tala’i bLama.
  73. Huc, Voyage en Tartarie et au Thibet, t. II, p. 248.
  74. Huc signale, dans un de ces faubourgs, l’existence de maisons, construites avec des cornes de bœufs et de moutons, d’un aspect assez agréable : « Les cornes des bœufs étant lisses et blanchâtres, et celles des moutons étant au contraire noires et raboteuses, ces matériaux étranges se prêtent merveilleusement à une foule de combinaisons et forment sur les murs des dessins d’une nettelé infinie ; les interstices qui se trouvent entre les cornes, sont remplies avec du mortier. » (Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 254.) Cette description fait songer à la « capitale aux maisons noires et blanches » d’Odoric de Pordenone.
  75. Léon Feer, Le Tibet, p. 22.
  76. Huc, Voyage dans la Tartarie et le Thibet, t. II, p. 253.
  77. Léon Feer, Le Tibet, p. 22.
  78. Dubeux, Tartarie, p. 266.
  79. Id., id.
  80. Klaproth, Description du Tubet, Nouveau Journal Asiatique, t. VI, p. 244.
  81. d-slong, prêtre ordonné.
  82. D’après Dubeux, Tartarie, p. 266. — M. Léon Feer (Le Tibet, p. 21) ne lui en accorde que 9,000.
  83. S. Turner, Ambassade au Tibet et au Boutan, t. I, p. 334.
  84. Appelée aussi Djachu-loumbo, Teschou-lombou et Tissou-lombou.
  85. Appelé aussi Techou-Lama.
  86. S. Turner, Ambassade au Tibet et au Boutan, t. II, p. 60.
  87. S. Turner, Ambassade au Tibet et au Boutan, t. II, p. 63.
  88. S. Turner, Ambassade au Tibet et au Boutan, t. II, p. 32.
  89. Léon Feer, Le Tibet, p. 20.
  90. Dutreuil de Rhins, Asie Centrale, p. 25.
  91. Léon Feer, Le Tibet, p. 25.
  92. S. Turner, Ambassade au Tibet et au Boutan, t. II, pp. 141-142.
  93. « Précieuse Majesté ».
  94. « Grand joyau maître ». — Ainsi qu’on le verra au chapitre V, ces deux grands dignitaires sont des incarnations de Tchanrési (Spyan-ras-gzigs) et de Jamjang (’Jam-dbyangs) et, après leur mort, ces deux divinités se réincarnent en un enfant dont la nature divine se révèle par certains miracles, qui le désignent au choix des lamas chargés de l’élection du nouveau Dala’i ou Pantch’en.
  95. C.-H. Desgodins, Mission du Thibet, p. 204.
  96. Id., id., p. 205.
  97. Id., id., p. 206.
  98. Élysée Reclus, Tibet, p. 99.
  99. Klaproth, Description du Tubet, Nouveau Journal Asiatique, t. IV, p. 156.
  100. Klaproth, Description du Tubet, Nouveau Journal Asiatique, t. IV. p. 152.
  101. Élysée Reclus, Tibet, p. 99.
  102. Le Pilo de Tacca, inférieur en rang aux deux autres, n’est pas admis au conseil. Le Pilo de Paro a le pas sur celui de Tongsa.
  103. D. Scott, Account of Bhûtan ; Asiatic Researches, t. XV, p. 150 et suiv.