Déom Frères, éditeurs (p. 365-366).


PRÉEXISTENCE


J’ai vague souvenir d’antiques existences,
Où le reflet pâli des vieux siècles lointains,
S’efface jour par jour, éphémères fusains
Dont le dessin se brouille au moment des naissances.

J’ai transmigré jadis sous d’impalpables formes :
Atôme lumineux, nouveau-né des soleils :
Sur mon berceau d’azur tressé de fils vermeils
Un long voile lacté couvrait mes traits informes.

Oui, j’ai vécu toujours en la vie infinie,
Ainsi que dans la mer roule la goutte d’eau,
Au ciel d’hier succède un rivage nouveau
Je retourne à la mer, ma première patrie.

J’ai souvenance encor quand le doute m’oppresse
Du chaos primitif, d’où mon être est sorti :
La terre était si triste aux jours d’Adonaï
Si blême le soleil, si lourde la détresse.


Lorsque la neige blanche enlinceule la terre,
L’Hiver gémit en moi, car jadis bête ou fleur,
J’ai dû souffrir du froid et trembler de frayeur,
Seule dans les grands bois au fond de ma tanière.

Mon âme comme un arbre a plongé dans le sol
Sa racine vivace et quand le sombre automne
Éparpille dans l’air sa brillante couronne,
De mes illusions, je pleure aussi le vol !

Mais des rêves dorés, l’intime floraison
Reverdit au printemps, à la brise nouvelle,
Alors que sur les toits gémit la tourterelle,
Quand les nids en amour soupirent leur chanson.

J’ai dû vivre autrefois en d’étranges pays.
Ah ! oui, je me souviens… j’étais une fleurette
Au fin corselet vert, à blanche collerette
À qui le doux zéphyr disait des mots gentils.

Une main criminelle effeuilla mon calice.
Brisant la coupe d’or où buvait le rayon ;
Jalouse des baisers du brillant papillon,
Jalouse de l’amour et de son pur délice !

Mon cœur souffre à jamais de cette meurtrissure
Et chaque trahison voile mes yeux de pleurs.
Le sang coule toujours de l’antique blessure.
Grâce pour nos tourments, ne brisez pas les fleurs !