Déom Frères, éditeurs (p. 360-364).


L’HERBE STÉRILE



NOVEMBRE ! Le deuil de la nature s’harmonise avec la douleur de ceux qui pleurent les chers envolés que l’espérance chrétienne nous montre vivant là-haut, comme en nos cœurs. Des veillées entières se passent à évoquer leur souvenir, à revoir par la pensée les lieux qu’ils ont animés de leur présence. Une émanation d’eux traîne encore dans l’air, comme l’atmosphère des églises reste pénétré d’encens après les offices sacrés : les meubles gardent leur empreinte. Sur les portières où s’encadraient jadis leurs formes aimées se décalquent encore leur silhouette effacée. Parfois dans les hautes glaces il semble que leurs traits se dessinent pour disparaître soudain comme la buée des lèvres sur le cristal. Accroché au mur, le violon de l’absent, pitoyable et triste, les cordes brisées : on sent que l’âme de l’instrument erre ailleurs, peut être à la suite du musicien dans quelque région éthérée.

On essaie de dégager leurs traits chéris de la brume des ans qui s’épaissit de plus en plus autour de leurs fronts pâles… Oh ! si notre rétine, comme une plaque sensible, gardait l’empreinte de leurs figures aimées !

La légende veut que chaque année les morts reviennent sur la terre, franchissant avec la rapidité de l’éclair les millions de lieues qui les séparent de notre planète pour se rendre aux appels des parents et venir consoler leurs cœurs désolés.

Pauvres morts, à quelle implacable loi obéissez-vous, en revenant sur nos bas lieux, témoins de vos souffrances, de vos luttes, de vos anxiétés passées ? Êtes-vous curieux de savoir quel sillon votre barque a creusé dans ce flot mouvant qu’elle a traversé, vous qui vibrez encore de l’angoisse du départ et du déchirement des adieux ? Toi, douce fiancée, qui croyais à l’amour éternel qu’on t’avait juré, comme en Dieu même, vois-le cet infidèle, au bras de ton amie d’enfance, la même qui sanglotait, la tête cachée dans les draps, quand ton âme brisait ses liens charnels et tombait tout effarée dans la grande ombre !

Regarde-les, tous deux, s’agenouiller sur le tertre où tu reposes, mais leurs yeux s’attirent, leurs mains se cherchent… oh ! qu’ils sont loin de ton souvenir !

Toi, mère dévouée, épouse aimante, qui vois ton enfant relégué dans une sombre alcôve, étouffant ses pleurs par la crainte d’être entendu de la marâtre, qui dort calme et souriante dans la chambre nuptiale, fière de la faveur du maître et de sa préférence sur la « morte. » Pauvre orphelin, il s’endort le soir sans un baiser, sans une douce main pour border son petit lit.

Et vous, père malheureux, qui assistez aux dissensions de votre famille, vous voyez cette fortune, amassée sou par sou, dilapidée par des mains prodigues, votre nom sans tache traîné dans la fange, votre mémoire honnie !

Oh ! ces soupirs, ces plaintes des nuits de novembre, ce sont les vôtres, ô trépassés, vous qui voyez le néant des choses, la vanité de la gloire et le vide de cette chimère qu’on appelle amour terrestre !

Pourquoi appeler morts ceux qui boivent aux sources même de la Vie, revêtus de la tunique brillante de l’immortalité ? La Vérité, la céleste amante, enfin déchire son triple voile et se montre radieuse aux yeux éblouis du chercheur qui, pour la trouver, a pâli sur de vieux bouquins, interrogeant vainement le Ciel sans qu’il s’émeuve des regards ardents fouillant sa voûte énigmatique ; la mer, qui garde le secret de ses fureurs ; la terre, ne donnant que bribe par bribe le mystère de sa formation !

« Et je ne vois rien ! rien ! » gémit le Faust de Goëthe, type éternellement vrai du penseur, du poète ou du philosophe, portant au cœur cette plaie toujours saignante, ce tourment de l’infini, qui dévora tour à tour Salomon, Platon, Augustin, plus irritant encore chez les modernes, Lamartine, Musset, Sully-Prud’homme. Leur luth, aux accents brisés, éveille en nos âmes une nostalgie étrange de quelque lointaine patrie.

« Dans son brillant exil, mon cœur en a frémi,
« Il résonne de loin dans mon âme attendrie,
« Comme les pas connus ou la voix d’un ami

chante l’auteur des « Harmonies, »

Que ne suis-je familière avec mon Dieu comme Thérèse de Jésus ! Je lui soupirerais sa tendre boutade :

« Que diriez-vous, Seigneur, si je me cachais de vous comme vous vous cachez de moi ? »

Certes, nous t’aimons, sainte Vérité, et nos âmes se délectent à l’idée des jouissances que l’Éternel réserve à ses amis : cette cour brillante de séraphins amoureux, dont le pinceau de Raphaël serait impuissant à rendre la beauté idéale ; ces flots d’harmonie, où nagent les élus. Mais, par une inconséquence inexplicable, nous nous cramponnons désespérément à la vie, pas toujours rose pourtant, avec son cortège inévitable de soucis, de maladies, de souffrances morales et physiques. S’il nous arrive de désirer des voluptés paradisiaques, ce n’est que le plus tard possible, quand nous aurons épuisé la coupe que nous tenons en main, où nous espérons toujours découvrir une goutte de miel. Le grand Inconnu, qui se dresse devant nous avec ses points d’interrogation sinistres, arrête notre essor vers les beaux pays bleus. Peu d’entre nous brûlent du désir de mourir, pour savoir le mot de la torturante énigme, le grand pourquoi des êtres et des choses !

On exhortait à la mort un malade de l’Hôtel Dieu : « Après tout, lui disait l’hospitalière, le sacrifice n’est pas si grand, laisser cette vie si triste et si misérable… »

— « Oh ! ma sœur, il y a de bons petits bouts, de temps à autre, » soupira le moribond.

Et c’est vrai !… La réponse simple et naïve de ce bonhomme mettait à néant les sophismes des pessimistes, ces oiseaux de mauvais augure, qui ne crient que douleur et malheur, dont les larges ailes noires essaient de nous voiler le bon soleil… Ces disciples de Schopenhauer, promènent sous le ciel bleu leurs rêveries maladives, le rictus amer, convulsant leur bouche, dont l’haleine empoisonnée, comme un souffle de néant, effeuille à plaisir les illusions candides, la naïve croyance au bonheur, au beau, au bien !

À l’instar de ces écorchés, que tout blesse, la souffrance est pour eux une hantise, ils la voient partout : la fleur pleure, l’oiseau soupire, la lune a le spleen, les étoiles sont des hystériques, dont les scintillements semblent des crises nerveuses, la femme est le vampire de l’humanité. Ils fouillent de leur scalpel la chair vive et n’y découvrent que maux et que hontes — l’honneur, la probité, la foi jurée sont de vains mots ! Ah ! jetez sur eux le drap lamé d’or ; ceux-là sont les morts, pleurez sur ces cendres palpitantes ; aucune flamme ne peut réchauffer ces cadavres que les vers rongent déjà, un mur de pierre enferme leur cœur, seul le souffle fait mouvoir ces automates !

« Et vous aurez vécu si vous avez aimé. »

Pauvre herbe stérile, que le Seigneur laissera de côté quand il moissonnera pour ses greniers célestes.

Et leur tertre sera désert, aucune femme en deuil ne viendra pleurer silencieusement sur leur tombeau glacé : l’éternel repos dans l’éternel oubli. Pauvres morts, que je vous plains !