Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886 Le Navire marchant sur terre

II

le navire marchant sur terre



Il y avait, une fois, un roi bien malheureux. Pourtant, il était aussi riche que la mer. Sa fille était belle comme le jour, et sage comme une sainte.

Nuit et jour, le roi pensait :

— « Il me faut un navire, un Navire marchant sur terre. »

Par malheur, nul au monde n’était en état de lui donner contentement.

Enfin, le roi fit tambouriner dans toutes les villes et villages de son pays :

— « Ran plan plan ran plan plan ran plan plan. Vous êtes tous avertis que le roi donnera sa fille en mariage, avec sept cents métairies en dot, à l’homme qui lui fera présent d’un Navire marchant sur terre. »

En ce temps-là vivait, avec ses trois fils, une pauvre vieille veuve.

— « Mère, dit l’aîné des trois fils, vous avez entendu. Demain, je veux partir à la recherche du navire, du Navire marchant sur terre. »

Le lendemain, dès la pointe de l’aube, l’aîné partait, le bâton à la main, une petite miche de pain noir dans sa besace.

Sur les dix heures du matin, il s’assit, pour déjeuner, au bord d’une fontaine. En ce moment, un pauvre vint à passer.

— « Jeune homme, j’ai faim. Pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge Marie, donne-moi un morceau de ta petite miche de pain noir.

— Pauvre, passe ton chemin. Je n’ai pas trop à manger pour moi.

— Jeune homme, où vas-tu ? »

Le garçon haussa les épaules, en signe de mépris.

— « Je suis mon nez. Mon cul le pourchasse[1].

— Jeune homme, je te parle honnêtement. Fais comme moi.

— Eh bien, pauvre, je vais chercher des aiguillons[2].

— Des aiguillons tu trouveras. »

Le jeune homme acheva sa petite miche de pain noir, et repartit. Au coucher du soleil, il s’arrêta, crevant de faim, sur le seuil d’une métairie.

— « Un morceau de pain, métayer, s’il vous plaît, pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge Marie. Pater noster

— Décampe, fainéant. »

Et il lui lança son aiguillon.

Le jeune homme le ramassa.

— « C’est toujours autant de gagné. »

Et il repartit.

Pendant cent jours, le malheureux courut le monde, buvant aux fontaines, mangeant des herbes et des fruits sauvages. Quand il s’arrêtait, crevant de faim, sur le seuil de quelque métairie, pour y demander l’aumône, aussitôt le métayer lui criait :

— « Décampe, fainéant. »

Et il lui lançait son aiguillon.

Le jeune homme le ramassait.

— « C’est toujours autant de gagné. »

Au centième jour, le garçon avait ramassé cent aiguillons. Mais il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait.

Enfin, le malheureux retourna chez sa mère.

— « Eh bien ! mon fils, as-tu trouvé le navire, le Navire marchant sur terre ?

— Mère, je n’ai trouvé que ces cent aiguillons. Maintenant, j’ai fini de voyager. »

Alors, le cadet des trois fils parla.

— « Mère, demain je veux partir à la recherche du navire, du Navire marchant sur terre. »

Le lendemain, dès la pointe de l’aube, le cadet partait, le bâton à la main, une petite miche de pain noir dans sa besace.

Sur les dix heures du matin, il s’assit, pour déjeuner, au bord d’une fontaine. Un pauvre vint à passer.

— « Jeune homme, j’ai faim. Pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge Marie, donne-moi un morceau de ta petite miche de pain noir.

— Pauvre, passe ton chemin. Je n’ai pas trop à manger pour moi.

— Jeune homme, où vas-tu ? »

Le garçon haussa les épaules, en signe de mépris.

— « Je suis mon nez. Mon cul le pourchasse.

— Jeune homme, je te parle honnêtement. Fais comme moi.

— Eh bien, pauvre, je vais chercher des quenouilles.

— Des quenouilles tu trouveras. »

Le jeune homme acheva sa petite miche de pain noir, et repartit. Au coucher du soleil, il s’arrêta, crevant de faim, sur le seuil d’une métairie.

— « Un morceau de pain, métayère, s’il vous plaît, pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge Marie. Pater noster

— Décampe, fainéant. »

Et elle lui lança sa quenouille.

Le jeune homme la ramassa.

— « C’est toujours autant de gagné. »

Et il repartit.

Pendant cent jours, le malheureux courut le monde, buvant aux fontaines, mangeant des herbes et des fruits sauvages. Quand il s’arrêtait, crevant de faim, sur le seuil de quelque métairie, pour y demander l’aumône, aussitôt la métayère lui criait :

— « Décampe, fainéant. »

Et elle lui lançait sa quenouille dans les jambes.

Le jeune homme la ramassait.

— « C’est toujours autant de gagné. »

Au centième jour, le garçon avait ramassé cent quenouilles. Mais il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait.

Enfin, le malheureux retourna chez sa mère.

— « Eh bien ! mon fils, as-tu trouvé le navire, le Navire marchant sur terre ?

— Mère, je n’ai trouvé que ces cent quenouilles. Maintenant, j’ai fini de voyager. »

Alors, le dernier des trois fils parla.

— « Mère, demain je veux partir à la recherche du navire, du Navire marchant sur terre. »

Le lendemain, dès la pointe de l’aube, le dernier des trois fils partait, le bâton à la main, une petite miche de pain noir dans sa besace.

Sur les dix heures du matin, il s’assit, pour déjeuner, au bord d’une fontaine. Un pauvre vint à passer.

— « Jeune homme, j’ai faim. Pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge Marie, donne-moi un morceau de ta petite miche de pain noir.

— Avec plaisir, pauvre. Tiens, mange-la tout entière.

— Merci, mon ami. Toi, mange toute celle-ci. »

Et le pauvre tira de sa besace une grosse miche de pain, blanche comme la neige, tendre comme la rosée.

— « Jeune homme, où vas-tu ?

— Pauvre, je vais à la recherche du Navire marchant sur terre.

— Jeune homme, couche-toi là, et dors. Quand je te réveillerai, tu auras contentement. »

Le garçon obéit. Une heure après, son compagnon le réveilla.

— « Assez dormi, jeune homme. Regarde. »

Le navire, le Navire marchant sur terre était là, peint de toutes couleurs, avec des mâts d’argent, des cordages d’or, et des voiles de soie rouge.

— « Jeune homme, commande. Le navire, le Navire marchant sur terre t’obéira. »

Ce qui fut dit fut fait.

— « Navire, avance. »

Le navire, le Navire marchant sur terre avança.

— « Navire, recule. »

Le navire, le Navire marchant sur terre recula.

— « Navire, tourne. »

Le navire, le Navire marchant sur terre tourna.

— « Jeune homme, écoute. Je suis le Bon Dieu. Tu m’as fait la charité. Moi, je te donne ce navire, ce Navire marchant sur terre. Monte dedans, et pars. Surtout, n’oublie pas de prendre avec toi tous ceux que tu rencontreras. »

Le jeune homme salua le Bon Dieu, et monta dans le navire, qui partit aussi vite que le vent.

Au bout de cent lieues, il vit un homme qui rongeait un cep de vigne.

— « Navire, arrête. »

Le navire, le Navire marchant sur terre s’arrêta.

— « Mon ami, que fais-tu là ?

— Jeune homme, tu le vois. Cette année, le vin est cher. Je suis pauvre. Faute de mieux, je ronge ce cep de vigne. Cela me rappelle le goût du vin.

— Mon ami, viens avec moi. »

L’homme obéit, et monta dans le navire, qui repartit aussi vite que le vent.

Cent lieues plus loin, tous deux virent un homme qui rongeait un os de vache, blanc comme neige.

— « Navire, arrête. »

Le navire, le Navire marchant sur terre s’arrêta.

— « Mon ami, que fais-tu là ?

— Jeune homme, tu le vois. Cette année la viande est chère. Je suis pauvre. Faute de mieux, je ronge cet os de vache. Cela me rappelle le goût de la viande.

— Mon ami, viens avec moi. »

L’homme obéit, et monta dans le navire qui repartit aussi vite que le vent.

Au bout de cent lieues, tous trois virent un bûcheron portant sur son dos la moitié de la coupe d’une forêt.

— « Navire, arrête. »

Le navire, le Navire marchant sur terre s’arrêta.

— « Mon ami, que fais-tu là ?

— Jeune homme, tu le vois. Ma marâtre me crie toujours : « Tu ne me rapportes jamais assez de bois. » Alors, j’ai chargé sur mon dos la moitié de la coupe d’une forêt.

— Mon ami, viens avec nous. »

Le bûcheron obéit, et monta dans le navire, qui repartit aussi vite que le vent.

Cent lieues plus loin, tous quatre virent un homme qui tenait un soufflet grand comme une église, et soufflait ferme vers les nuages.

— « Navire, arrête. »

Le navire, le Navire marchant sur terre s’arrêta.

— « Mon ami, que fais-tu là ?

— Jeune homme, tu le vois. Je souffle, pour chasser le mauvais temps et la grêle, qui emporteraient nos récoltes.

— Mon ami, viens avec moi. »

L’homme obéit, et monta dans le navire, qui repartit aussi vite que le vent.

Cent lieues plus loin, tous cinq débarquaient au château du roi.

— « Bonjour, roi. Voici le navire, le Navire marchant sur terre. Et maintenant, il me faut votre fille en mariage, avec sept cents métairies en dot.

— Jeune homme, je te donnerai ma fille, avec sept cents métairies en dot, quand tu m’auras fait voir un homme capable de lamper, dans une heure, sept bordelaises de vin[3].

— Roi, vous aurez contentement. Valets, vite, apportez ici sept bordelaises de vin, et défoncez-les par le haut. »

Les valets obéirent.

Alors, le garçon appela l’homme qu’il avait trouvé rongeant un cep de vigne.

— « Hardi ! mon ami. »

Dans une heure, l’homme avait lampé les sept bordelaises de vin.

— « Roi, voilà qui est fait. Et maintenant, il me faut votre fille en mariage, avec sept cent métairies en dot.

— Jeune homme, je te donnerai ma fille, avec sept cents métairies en dot, quand tu m’auras fait voir un homme capable d’avaler, dans une heure, la viande de sept bœufs.

— Roi, vous aurez contentement. Cuisiniers, vite, apportez ici la viande de sept bœufs. »

Les cuisiniers obéirent.

Alors, le garçon appela l’homme qu’il avait trouvé rongeant un os de vache blanc comme neige.

— « Hardi ! mon ami. »

Dans une heure, l’homme avait avalé la viande de sept bœufs.

— « Roi, voilà qui est fait. Et maintenant, il me faut votre fille en mariage, avec sept cents métairies en dot.

— Jeune homme, ma fille ne veut pas de toi.

— Roi, vous en avez menti. Faisons bataille. »

Alors, le roi manda ses soldats, et partit en guerre. Mais le jeune homme appela le bûcheron, et l’homme au soufflet grand comme une église.

— « Hardi ! mes amis. »

À grands coups de hache, le bûcheron couchait morts les soldats du roi par centaines. Avec le soufflet grand comme une église, son compagnon faisait voler à sept lieues les balles, les pierres, et les boulets de fer.

Le roi vit qu’il n’était pas le plus fort.

— « Jeune homme, faisons la paix. Renvoie vite ces gens-là. Je te donne ma fille en mariage, avec sept cents métairies en dot. »

Ce qui fut dit fut fait. Le jeune homme renvoya ses quatre amis chargés de présents. Il épousa la fille du roi. Tous deux vécurent longtemps riches et heureux[4].

  1. En gascon : Siègui lou nas. Lou cu l’acasso.
  2. Des aiguillons à bœufs, en gascon toucaderos.
  3. La barrique bordelaise jauge un quart de tonneau maritime, soit 225 litres.
  4. Dicté par Pauline Lacaze, de Panassac (Gers). Ce conte est encore assez répandu dans la Gascogne. M. Lacroix, receveur de l’enregistrement à Agen, en a recueilli, dans le département de l’Ariège, et de la bouche d’un meunier, une leçon dont le fond est à peu près identique à celle de Pauline Lacaze.