Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886 Jean le Paresseux

I

jean le paresseux



Il y avait, une fois, un maître fort avare, et fort glorieux, qui prit un jour à son service un métayer si fainéant, si fainéant, qu’on l’appelait Jean le Paresseux. Quelques temps après, le maître voulut aller voir ce qui se passait à la métairie. Il monta donc à cheval, arriva jusqu’à la porte du chauffoir[1], et trouva Jean le Paresseux couché en travers du foyer.

— « Bonjour, maître.

— Bonjour, Jean le Paresseux. Es-tu seul à la métairie ?

— Non, maître. J’y vois la moitié de deux bêtes à quatre pieds.

— Insolent ! Et que fais-tu là, couché comme un chien, quand tu devrais être à travailler ?

— Maître, je fais cuire ceux qui vont et qui s’en reviennent.

— Que veux-tu dire, bête ? Où est ton frère ?

— Maître, mon frère est allé à une chasse où il jette tout le gibier qu’il prend, et emporte celui qu’il ne peut atteindre.

— Tu es en train de dire des sottises. Où est ta mère ?

— Maître, ce matin, ma mère tranchait la tête à ceux qui se portaient bien, pour guérir les malades. Maintenant, elle donne des coups de bâton aux affamés, et fait manger ceux qui n’ont pas faim.

— Que dis-tu là, tête de porc ? Est-ce là tout ce que ta mère a fait aujourd’hui ?

— Non, maître. Elle s’est aussi levée avant le jour, pour faire cuire le pain que nous avons mangé la semaine passée.

— Ah ! l’animal ! Je n’en tirerai rien. Où est ton père ?

— Maître, mon père est à la vigne, et il y fait le bien et le mal.

— Eh bien ! puisqu’il est à la vigne, je vais l’y trouver. Je lui conterai toutes tes mauvaises réponses. »

Le maître s’en alla donc à la vigne, et trouva le père de Jean le Paresseux, qui taillait les sarments.

— « Il faut dire, mon ami, que ton fils est un grand imbécile, un grand insolent. Tout-à-l’heure, je n’en ai tiré que de mauvaises réponses.

— Oh ! maître, je ne l’en aurais pas cru capable. Et que vous a-t-il dit ?

— Je lui ai demandé s’il était seul à la métairie. Il m’a répondu : « J’y vois la moitié d’une bête à quatre pieds. »

— Maître, il a dit la vérité. Vous n’avez que deux jambes ; et votre cheval avançait les deux pieds de devant dans le chauffoir. Vous faisiez donc, ensemble, la moitié d’une bête à quatre pieds.

— Cela se peut. Mais quand je lui ai demandé ce qu’il faisait, il m’a répondu : « Je fais cuire ceux qui vont et qui s’en retournent. »

— Maître, il a dit encore la vérité. Mon fils, faisait cuire des haricots. Les haricots montent et descendent dans la marmite. Ils vont, et s’en reviennent.

— Mais quand je lui ai demandé : « Où est ton frère ? » il m’a répondu : « Mon frère est allé à une chasse où il jette tout le gibier qu’il prend, et emporte celui qu’il ne peut atteindre. »

— Maître, il a dit encore la vérité. Son frère se peignait, et jetait les poux qu’il avait pris. Pourtant, il a été forcé d’emporter sur sa tête ceux qui ont échappé au peigne.

— Mais quand je lui ai demandé : « Où est ta mère ? » il m’a répondu : « Ce matin, ma mère tranchait la tête à ceux qui se portaient bien, pour guérir les malades. Maintenant, elle donne des coups de bâton aux affamés, et fait manger par force ceux qui n’ont pas faim. »

— Maître, il a dit encore la vérité. Sa mère a tué, ce matin, deux poulets, pour faire du bouillon à un malade. Ensuite, elle a chassé, avec un bâton, les poules qui venaient manger le millet, pendant qu’elle gorgeait les oies.

— Mais il m’a dit aussi : « Ma mère s’est levée avant le jour, pour faire cuire le pain que nous avons mangé la semaine passée. »

— Maître, il a dit encore la vérité. Ma femme a fait au four, avant l’aube, pour rendre aux voisins le pain qu’il nous ont prêté la semaine dernière.

— Mais quand je lui ai demandé : « Où est ton père ? » il m’a répondu : « Il est à la vigne, et il y fait le bien et le mal. »

— Maître, il a dit encore la vérité. Je suis venu tailler la vigne. Je fais le bien quand je taille bien, et le mal quand je taille mal.

— C’est égal. Jean le Paresseux est un insolent. Je vous chasse tous de la métairie, s’il ne fait pas trois choses que je vais lui commander. D’abord, il mangera plus de bouillie de mais que le plus grand mangeur du pays. Ensuite, il jettera, avec sa fronde, une pierre plus loin que ne le ferait l’homme le plus habile. Enfin, il tirera du sang d’un chêne.

— Eh bien ! maître, mon fils tâchera de vous contenter. »

Le père s’en alla trouver Jean le Paresseux, et lui conta ce qui en était.

— « Soyez tranquille, père. Je ferai tout ce qui m’est commandé. »

Le maître manda donc le plus grand mangeur du pays ; et il fit remplir bien également deux grandes terrines de bouillie de maïs, avec une cuiller dans chacune. Mais, pendant que le grand mangeur se bourrait tant qu’il pouvait, Jean le Paresseux jetait adroitement la bouillie de maïs sous la table, de façon qu’il accula son compagnon.

— « Et maintenant, dit le maître, tu vas jeter, avec ta fronde, une pierre plus loin que ne le ferait l’homme le plus habile. »

Le maître manda donc un tireur de fronde fort habile, qui jeta sa pierre presque à perte de vue. Mais Jean le Paresseux avait mis un pigeon dans sa fronde. Quand il lança son coup, le pigeon vola plus loin que les yeux ne purent le suivre.

— « Et maintenant, dit le maître, tu vas tirer du sang d’un chêne. »

Jean le Paresseux fit semblant de ramasser une pierre, pour la jeter contre un chêne. Mais il avait dans sa poche un œuf couvi ; et il le jeta contre l’arbre, de façon qu’on aurait cru que le sang était sorti sur le coup.

— « Maître, dit alors Jean le Paresseux, j’ai fait ce que vous m’avez commandé. Pourtant j’abandonne la métairie, car j’ai pris un autre métier. »

En effet, Jean le Paresseux partit avec les siens, Quelques jours après, son maître le rencontra vêtu comme un prince.

— « Quel métier fais-tu donc à présent, Jean le Paresseux, pour être si bien vêtu ?

— Maître, je me suis mis marchand de choses qui ne coûtent rien.

— Que veux-tu dire ?

— Je veux dire que je me suis mis voleur. Ce que je vends ne me coûte rien. Votre cheval vaut cinquante pistoles. Dans trois jours, je vous l’aurai volé, et je vous le rendrai pour vingt-cinq.

— Nous verrons cela, Jean le Paresseux. Je vais faire bonne garde dans l’écurie, avec mon fusil et mon épée ; et je te promets que, si je t’y prends, je te tuerai comme un chien. »

Le maître prit donc son fusil et son épée, et s’en alla guetter à l’écurie. Mais au bout de deux jours, il finit par s’endormir. Alors, Jean le Paresseux entra doucement, doucement, amena le cheval sellé et bridé, et le rendit au maître le lendemain, pour vingt-cinq pistoles[2].

  1. En gascon lou cauhadè, pièce principale des habitations rustiques.
  2. Raconté par Isidore Escarnot, de Bivès (Gers).