Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886.djvu/Le Méchant Homme
V
le méchant homme
n ne sait pas de qui on aura besoin, ni à quelle fontaine on boira.
Il y avait, une fois, dans la ville d’Agen,
un homme, pauvre comme un furet, fainéant
comme un chien, et insolent comme le valet du
bourreau. Au contraire, le frère de cet homme
avait acheté, près de Nérac, pour plus de trente
mille francs de terre. Il travaillait comme un galérien ;
et nul ne lui avait entendu dire contre
personne une méchante parole. La canaille mériterait
de mourir, et les braves gens de vivre.
C’est pourtant le contraire qui arrive. Le brave
frère mourut, sans s’être marié ; et le curé de la
paroisse envoya dire au méchant homme d’Agen
de venir à l’enterrement.
Le méchant homme partit donc, et marcha trois heures, sans s’arrêter, jusqu’au sommet d’une côte, où il y avait une fontaine au bord du chemin. Là, il but à sa soif. Cela fait, il pissa et chia dans la fontaine.
— « Mauvais sujet ! lui dit un homme qui travaillait son champ, tout proche. N’as-tu pas honte, de souiller ainsi la fontaine dont l’eau sert à tout le monde ?
— Tais-toi, imbécile. Mon frère vient de mourir ; et j’hérite de plus de trente mille francs en terres. Maintenant, j’ai de quoi, pendant toute ma vie, boire du vin, et manger du pain blanc, avec un chapon rôti à dîner, et deux pans de saucisse à souper. Je ne boirai plus à cette fontaine. »
Le méchant homme reprit son chemin, et arriva au village, où on allait enterrer son frère.
— « Notaire, c’est moi qui suis l’héritier.
— Non, ce n’est pas toi. Voici le testament du pauvre mort. Il laisse tout son bien aux pauvres de la paroisse.
— Mon frère était une canaille.
— C’est toi qui es une canaille, crièrent les gens venus pour l’enterrement. Tu es arrivé ici pour faire du scandale, et insulter le pauvre mort. File aussitôt pour ton pays, ou nous sifflons les chiens, qui te feront un brin de conduite. »
Aussitôt, le méchant homme repartit au grand galop, sans manger ni boire. Quand il arriva près de la fontaine, il était rendu de fatigue, et tirait un pan de langue.
— « Mon ami, dit-il à l’homme qui travaillait toujours son champ, tout proche, cette fontaine est souillée. Enseigne-m’en une autre. Je crève de soif.
— Mauvais sujet, c’est toi qui as souillé la fontaine. Je ne t’en enseignerai pas d’autre. Bois à celle-ci, ou crève. »
Le méchant homme fut forcé de boire de l’eau qu’il avait souillée.
On ne sait pas de qui on aura besoin, ni à quelle fontaine on boira[1].
- ↑ Dicté par Marianne Bense, du Passage-d’Agen (Lot-et-Garonne).