Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886.djvu/Le Lévrier et la Merlesse

VI

le lévrier et la merlesse[1]



Il fut un temps où les bêtes parlaient. En ce temps-là, vivait, au Brana[2], un métayer nommé Bertrand. Ce Bertrand avait un lévrier, qui dit un soir à son maître :

— « Maître, je veux aller demain à la foire de Lamontjoie[3].

— Lévrier, n’y va pas. Tu y attraperais quelque coup de bâton.

— Maître, j’y attraperai plutôt quelques os, sous les tables des auberges.

— Lévrier, fais donc à ta volonté. »

Le lendemain matin, le Lévrier partit de bonne heure. Près de Garcin[4], il aperçut un nid de merle dans un buisson.

— « Lévrier, dit la Merlesse, ne mange pas mes petits.

— Merlesse, j’en ai pourtant bien envie.

— Lévrier, si tu ne les manges pas, je t’accompagne à la foire de Lamontjoie. Là, je me charge de te faire boire et manger pour rien, tant que tu voudras.

— Merlesse, c’est convenu. Partons. »

En face du château d’Escalup[5], le Lévrier et la Merlesse aperçurent une marchande de gâteaux d’Astaffort[6], portant sur sa tête, à la foire, une corbeille de tortillons[7]. Aussitôt, la Merlesse partit, en volant bas et court, comme font les oiseaux blessés.

Que fit alors la marchande ? Elle posa sa corbeille, pour courir après la Merlesse. Le Lévrier profita vite, vite de l’occasion, et bâfra les tortillons jusqu’au dernier.

Quand la marchande revint, il n’était plus temps. Toute confuse, la pauvre femme ramassa sa corbeille vide, et reprit le chemin d’Astaffort. Mais le Lévrier avait trop mangé sans boire.

— « Merlesse, dit-il, je crève de soif. »

En ce moment, un bouvier arrivait tout proche des communs du château d’Empelle[8], conduisant une charrette chargée d’une barrique de vin blanc. Aussitôt, la Merlesse s’envola sur le fosset.

Que fit alors le bouvier ? Il lança un grand coup d’aiguillon à la Merlesse. Mais la rusée commère se gara de tout mal, et partit, en volant bas et court, comme font les oiseaux blessés.

Le bouvier courut après, sans prendre garde que son coup d’aiguillon avait enlevé le fosset. Le Lévrier profita vite, vite de l’occasion, et avala le vin blanc à la régalade, jusqu’à la dernière goutte.

Quand le bouvier revint, il n’était plus temps. Tout confus, le pauvre homme repartit, avec sa barrique vide. Mais le Lévrier était ivre comme une soupe.

— « Merlesse, j’ai la bouche sèche. Où trouverai-je à boire un peu d’eau ?

— Lévrier, voici le puits des communs du château d’Empelle[9]. Je vais te tenir fort et ferme par la queue, tandis que tu boiras tout ton soûl, pendu la tête en bas.

— Merlesse, c’est dit. Quand je crierai : « Happe ! » ne manque pas de me relever.

— Lévrier, compte sur moi. »

Le Lévrier se hasarda donc dans le puits, pendu la tête en bas. Quand il eut bu de l’eau tout son soûl, il cria :

— « Happe[10] !

— La queue m’échappe. »

Pour répondre, la Merlesse était bien forcée d’ouvrir le bec. C’est pourquoi le Lévrier tomba dans le puits, et s’y noya[11].

  1. Femelle du merle.
  2. Métairie de la commune du Pergain-Taillac (Gers).
  3. Commune du Lot-et-Garonne, contiguë à celle du Pergain-Taillac.
  4. Métairie de la commune de Lamontjoie.
  5. Situé dans la commune de Lamontjoie (Lot-et-Garonne).
  6. Chef-lieu de canton du département de Lot-et-Garonne.
  7. J’ai déjà parlé plus haut de cette pâtisserie locale.
  8. Château de la commune de Pergain-Taillac (Gers).
  9. Ce puits a plus de vingt mètres de profondeur.
  10. En gascon :

    Happo !
    La cùo m’escapo.

  11. Dicté par Émile Rizon, du Pergain-Taillac (Gers).