Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886.djvu/Histoires du Curé de Lagarde

VI

histoires du curé de lagarde



Il y avait, autrefois, à Lagarde[1], un curé sur le compte duquel on a fini par mettre à peu près toutes les histoires, vraies ou fausses qui courent encore dans toutes les paroisses du diocèse[2]. Voici celles dont je me souviens.

I. — Le curé de Lagarde n’avait pas son pareil pour conjurer l’orage.

Un jour, le mauvais temps menaçait d’emporter toutes les récoltes. Par malheur, le curé n’était pas chez lui. Alors, les gens de la paroisse dirent au sonneur de cloches :

— « Sonneur de cloches, conjure l’orage. »

Tout glorieux de cette confiance, le sonneur de cloches prit une statuette de la sainte Vierge, fit ranger les gens en procession, et entonna :

— « Exsurge Domine… Prêchi prêcha… »

En ce moment, arriva le curé de Lagarde.

— « Imbécile, que fais-tu là ?

— Vous le voyez. Monsieur le curé. Je conjure l’orage.

— Animal ! Tu conjures l’orage avec la statuette de la sainte Vierge. Ceci n’est pas affaire de femmes. Va me chercher le Bon Dieu[3]. »

II. — Un autre jour, le curé de Lagarde voulait empêcher un jeune homme d’assister à une noce, où on l’avait prié comme donzellon[4].

— « Mon ami n’y va pas. Les noces sont des assemblées de perdition.

— Mais pourtant, Monsieur le curé, Notre-Seigneur Jésus-Christ assista bien aux noces de Cana.

— Crois-tu, peut-être, que ce soit la plus belle action de sa vie ? »

III. — Un autre jour, le curé de Lagarde, son clerc, et deux marguilliers, portaient le Bon Dieu[5] à un malade. Comme ils traversaient l’Ochie[6], sur un petit pont de bois, le pont se rompit. Clerc et marguilliers furent bientôt hors de danger. Tandis que le curé se débattait encore dans l’eau, ils lui criaient, du haut de la berge :

— « Monsieur le curé ! Monsieur le curé ! Au secours ! Au secours ! L’eau emporte le Bon Dieu.

— Bon ! bon ! bramait le bon homme. Le Bon Dieu nage comme un canard. Mais moi, je me noie. »

Cela ne l’empêcha pas de repêcher le Bon Dieu.

IV. — Le curé de Lagarde était parfois fort distrait.

Un jour qu’il lui fallait donner la communion à une vieille femme, il se fouilla, pour prendre la clef du tabernacle. Par malheur, il en avait une autre dans sa poche ce jour-là. Pendant un gros quart d’heure, le curé de Lagarde farfouilla dans la serrure. Il finit par perdre patience.

— « Pauvre femme, dit-il, aujourd’hui, le Bon

Dieu s’est levé du mauvais côté. Il s’est verrouillé en dedans. Revenez demain. Sa mauvaise humeur sera sans doute passée. »

V. — Malgré ses farces, le curé de Lagarde était un bon prêtre, plein de foi, grand aumônier, et prêt à faire service à chacun. Mais le maire de la commune était un homme avare, méchant, et glorieux comme un pou. Ce maire s’était mis dans la tête de se faire asperger en particulier, à son banc, tous les dimanches, pendant la bénédiction qui se fait avant la messe de paroisse.

— « Monsieur le maire, lui dit enfin le curé de Lagarde, ce n’est pas assez de vous asperger une fois. Vous méritez le triple. Dimanche prochain, vous aurez contentement. »

Le curé de Lagarde avait secrètement commandé, à un ferblantier de Lectoure, un goupillon dont la tête contenait au moins une pinte d’eau bénite. Ce goupillon fut apporté secrètement au presbytère le samedi soir.

Le lendemain, dimanche, le curé commença son aspersion avec le goupillon ordinaire.

« Asperges me, Domine, hysopo et mundahor. »

Arrivé devant le banc du maire, ce fut autre chose.

« Lavabis me… »

Vlan ! vlan ! vlan ! En trois coups de goupillon, le pauvre maire reçut, en pleine figure, trois pintes d’eau bénite.

Depuis lors, il ne songea plus à se faire asperger en particulier.

VI. — Le curé de Lagarde était royaliste. Après la Révolution de 1830, il se trouva forcé de chanter, chaque année, le jour de la fête du roi[7], « Domine, salvum fac regem nostrum Ludovicum Philippum, etc. » Voici comment le curé s’y prenait :

— « Domine, salvum fac regem nostrum… — Broum broum broum. Atchoum ! atchoum !… — et exaudi nos in die, etc. »

À l’oraison de la fin, c’était un mélange de latin et de patois.

— « Qæsumus, ut famulus tuus Ludovicus Philippus, rex noster, — o be, plan[8], — qui tua miseratione suscepit regni gubernacula, — qu’es pas lou soun[9], — virtutum etiam omnium percipiat incrementa, — n’a plan besoun[10], — quibus decenter ornatus, etc. »

Le maire, chargé de surveiller le curé, ne se méfiait de rien, et prenait tout cela pour du latin.

VII. — Un dimanche, le curé de Lagarde prêchait sur la tentation de Jésus-Christ.

— « Alors, mes bien chers frères, le Démon transporta Notre-Seigneur sur une haute montagne, et mit à ses pieds tous les royaumes de la terre.

— « Prends l’Europe, lui disait-il. Prends l’Asie. Prends l’Afrique et l’Amérique. Prends Toulouse et Bordeaux. Prends Lectoure et Condom[11]. Prends Larroumieu, Laroque et Marsolan[12]. Mais Lagarde, tu ne l’auras pas. Je me la réserve. C’est mon paradis. »

VIII. — Un autre jour, le curé de Lagarde prêchait sur le Jugement dernier.

— « Alors, mes bien chers frères, nous serons tous jugés dans la vallée de Josaphat. Écoutez bien. Nous serons tous jugés. Mauvaise affaire, mes bien chers frères. Mauvaise affaire. Moi qui vous parle, je serai jugé comme les autres. Le Bon Dieu m’appellera.

— Hô ! curé de Lagarde ! Hô ! hô ! hô !

— Mais je ne répondrai pas, et je me cacherai dans un trou. »

Et le curé de Lagarde disparaissait derrière l’appui de la chaire.

— « Hô ! curé de Lagarde ! Hô ! hô ! hô ! »

Et le curé de Lagarde se taisait, toujours caché derrière l’appui de la chaire.

— « Hô ! curé de Lagarde ! Hô ! hô ! hô ! Je te vois. Attends ! attends ! »

Et le curé de Lagarde s’empoignait des deux mains par les cheveux, comme pour se ramener à la vue du peuple.

— « Par force, il me faudra comparaître. Alors, le Bon Dieu me dira :

— Curé de Lagarde ! Curé de Lagarde ! Qu’as-tu fait de tes ouailles ?

— Et moi je répondrai :

— Bon Dieu, bêtes vous me les avez données. Bêtes je vous les rends. »

IX. — Un autre jour, le curé de Lagarde prêchait sur le mystère de la Sainte-Trinité.

— « Comment, disait-il, comment, mes bien chers frères, ne comprenez-vous pas que trois personnes, ou que trois choses n’en fassent qu’une ? Écoutez-moi bien.

— « Pieds nus comme un loup, barbu comme un bouc, sanglé comme un âne.

— « Qu’est cela ? Répondez, mes bien chers frères. Vous ne devinez pas ? Écoutez.

— « Qui va pieds nus comme un loup ? — Un capucin.

— Qui porte la barbe comme un bouc ? — Un capucin.

— Qui va sanglé comme un âne ? — Un capucin.

— Pieds nus comme un loup, barbu comme un bouc, sanglé comme un âne, ne font pourtant qu’un capucin.

« Autre exemple :

« Prenez un morceau de jambon.

« Il y a du maigre.

« Il y a du gras.

« Il y a de la couenne.

« Maigre, gras, couenne, ne font pourtant qu’un morceau de jambon. »

X. — Un jour de clôture de mission, à Marsolan[13], le curé de Lagarde se rendait utile. En attendant de prêcher en plein air, le soir, après la procession, dans un cuvier, proprement arrangé pour cette occasion, le brave homme confessait, à l’église, depuis le lever du soleil, les hommes convertis par les sermons des missionnaires[14]. Bon travail, car les hommes sont bien plus difficiles à ramener que les femmes.

Tandis que le curé confessait, confessait, arrivèrent douze ou quinze dévotes, vêtues de blanc. Elles venaient répéter, encore une fois, un beau cantique, pour la procession du soir. Voici le refrain :

— « Dans la Terre promise,
De loin je vois Moïse[15]. »

Ce cantique troublait le confesseur et ses pénitents. Le curé de Lagarde parut, en surplis, sur la porte du confessionnal, et fit signe aux dévotes de se taire.

— « Chût ! chût ! »

Les dévotes se mirent à chanter plus fort :

— « Dans la Terre promise,
De loin je vois Moïse. »

Le curé de Lagarde reparut.

— « Chût ! chût ! »

Mais les dévotes ne voulaient pas en avoir le démenti.

— « Dans la Terre promise,
De loin je vois Moïse. »

Cette fois, le curé de Lagarde n’y tint plus. Il s’élança du confessionnal, et tira sa révérence aux

dévotes en chantant :

« Faites-lui bien mes compliments.
Faites-lui bien mes compliments[16].  »

Cette fois, les dévotes se turent, et s’en allèrent répéter ailleurs leur beau cantique.

XI. — Le même soir, le curé de Lagarde prêcha, en plein air, sur le Jugement dernier.

— « Alors, disait-il, mes bien chers frères, le Bon Dieu séparera les brebis des boucs, les bons des méchants. Moi, je serai parmi les justes, et vous parmi les damnés. Quand les Diables arriveront pour vous emporter en enfer, vous me crierez trop tard :

— « Curé de Lagarde ! Curé de Lagarde ! »

— Et moi, je me frotterai les mains, à la droite du Bon Dieu. Je vous crierai : « Tant mieux. C’est bien fait. Il fallait m’écouter, quand je prêchais dans le cuvier, qui me servait de chaire, à Marsolan. »

XII. — Chaque fois qu’il mourait un de ses paroissiens, le curé de Lagarde ne manquait pas, le dimanche suivant, d’en faire l’éloge public en chaire.

Un dimanche, il fit l’éloge du pauvre Rapet.

Assise au pied de la chaire, la Rapete[17] en deuil lui répondait.

— « Mes bien chers frères, disait le curé, le pauvre Rapet est mort.

— Quel malheur ! Monsieur le curé. Quel malheur !

— Dans son jeune temps, le pauvre Rapet fut un beau garçon.

— Roux comme une poire, Monsieur le curé. Gras comme un melon.

— Le pauvre Rapet marchait droit, en vrai chrétien. Il maintenait les siens dans le bon chemin.

— À grands coups de trique, Monsieur le curé. À grands coups de trique.

— Le pauvre Rapet était charitable.

— Oh ! oui, Monsieur le curé. Tout le pain moisi, j’avais ordre de le donner aux pauvres.

— Le pauvre Rapet était laborieux.

— Oh ! oui. Monsieur le curé. Nuit et jour, il me faisait travailler.

— Le pauvre Rapet était bon laboureur, bon jardinier.

— Oh ! oui. Monsieur le curé. Gare à moi, si je n’arrosais pas les choux.

— Le pauvre Rapet aimait sa femme.

— Oh ! oui. Monsieur le curé. Un soir, nous mangions un œuf à la coque ensemble. Toujours, il me disait : « Trempe, mie. Trempe[18]. »

XIII. — Un jour, le curé de Lagarde apprit que cinq à six mauvais garnements de la paroisse étaient allés le dénoncer à l’archevêque, et qu’il les avait renvoyés tout confus.

Le dimanche suivant, le curé ne manqua pas d’en parler en chaire.

— « Mes bien chers frères, nul ne peut être au goût de tout le monde. Il paraît que je ne plais pas à quelques-uns de mes paroissiens. Ces braves gens sont allés trouver l’archevêque. Ils lui ont dit que j’étais un imbécile.

« L’archevêque le savait, mes bien chers frères. Voilà pourquoi il m’a fait curé de Lagarde. Si j’avais été homme d’esprit, il m’aurait nommé curé de Lectoure.

« Mais, imbécile ou homme d’esprit, je suis ici par la volonté de l’archevêque ; et quand je serais le Diable, je vous représente le Bon Dieu[19]. »

  1. Lagarde-Fimarcon, commune du canton de Lectoure (Gers).
  2. Le diocèse actuel d’Auch.
  3. Va me chercher la croix.
  4. Garçon d’honneur.
  5. Le viatique.
  6. Petit affluent du Gers, rive gauche.
  7. Le 1er mai, jour de la Saint-Philippe.
  8. Oui, bien.
  9. Le royaume n’est pas à lui.
  10. Il en a bien besoin.
  11. Chefs-lieux d’arrondissement, dans le département du Gers.
  12. Trois communes voisines de Lagarde.
  13. Commune du canton de Lectoure (Gers), voisine de Lagarde.
  14. Les missionnaires diocésains.
  15. Ces deux vers en français, dans le récit traduit du gascon.
  16. Ceci en français.
  17. La veuve de Rapet.
  18. Trempe la mouillette.
  19. Dicté par divers curés du département du Gers, et notamment par mon oncle, l’abbé Bladé, curé de Pergain-Taillac. On met aussi ces anecdotes sur le compte du curé de Ruquepine, du curé de Saint-Giny, près Lectoure, etc. L’historiette n° III m’a été confirmée par M. Faugére-Dubourg, de Nérac.