Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886/Le Cœur mangé

III

le cœur mangé



Un soir de carnaval, un galant dit à sa belle :

— « Belle, quand m’aimerez-vous ?

— Je t’aimerai quand tu m’auras donné la Fleur Dorée, la fleur qui chante au soleil levant.

— Adieu, belle. Attendez-moi le soir de la Saint-Philippe[1], sur le seuil de votre maison.»

Le soir de la Saint-Philippe, la belle attendait son galant sur le seuil de sa maison.

— « Bonjour, belle. Voici la Fleur Dorée, la fleur qui chante au soleil levant. Belle, dites-moi que vous m’aimez.

— Galant, je t’aime. Mon Dieu ! comme tu es pâle.

— Pâle, j’ai bien raison d’être pâle. Cent loups noirs gardaient la Fleur Dorée, la fleur qui chante au soleil levant. Ils m’ont tant et tant mordu, que j’ai perdu la moitié de mon sang. Belle, dites-moi quand nous fiancerons.

— Galant, nous fiancerons quand tu m’auras donné l’Oiseau Bleu, l’oiseau qui parle et qui raisonne comme un chrétien.

— Adieu, belle. Attendez-moi, le soir de la Saint-Roch[2], sur le seuil de votre maison. »

Le soir de la Saint-Roch, la belle attendait son galant sur le seuil de sa maison.

— « Bonsoir, belle. Voici l’Oiseau Bleu, l’oiseau qui parle et qui raisonne comme un chrétien. Dites-moi quand nous épouserons.

— Galant, nous épouserons, quand tu m’auras donné le Roi des Aigles, le Roi des Aigles prisonnier dans une cage de fer. Mon Dieu, galant, comme tu es triste.

— Triste, j’ai bien raison d’être triste. L’Oiseau Bleu, l’oiseau qui parle et qui raisonne comme un chrétien, dit que vous ne m’aimez pas.

— Oiseau Bleu, tu en as menti. Tout-à-l’heure je te plumerai, je te ferai cuire tout vif.

— Adieu, belle. Attendez-moi, le soir de la Saint-Luc[3], sur le seuil de votre maison. »

Le soir de la Saint-Luc, la belle attendait sur le seuil de sa maison.

— « Mère, mère, mon galant ne revient pas.

— À table, ma fille. Ton galant arrivera pendant le souper. »

Après souper, la belle attendait sur le seuil de sa maison.

— « Mère, mère, mon galant ne revient pas.

— Au lit, ma fille. Ton galant arrivera demain matin. »

La belle alla se coucher. Mais à minuit, elle se leva doucement, bien doucement, et attendit sur le seuil de sa maison.

— « Bonsoir, belle. Le Roi des Aigles est plus fort que moi. Cherchez qui vous le donne, prisonnier dans une cage de fer.

— Galant, quel est ce trou rouge à ta poitrine ?

— Belle, c’est la place de mon cœur. Le Roi des Aigles l’a mangé. Nous n’épouserons jamais, jamais. »

Et le galant s’en alla dans la nuit noire. Le lendemain, la belle se rendit religieuse dans un couvent de Carmélites, et porta le voile noir jusqu’à la mort[4].

  1. Le 1er mai.
  2. Le 16 août.
  3. Le 18 octobre.
  4. Dicté par Catherine Sustrac, de Sainte-Eulalie, commune de Cauzac, canton de Beauville (Lot-et-Garonne). Je ne suis pas le premier à constater que cette légende diffère, par le fonds et par la forme, de la généralité de nos traditions gasconnes. Je l’ai pourtant rencontrée en Lomagne, en Fezensaguet, en Bruilhois, et en Bazadais, à peu près telle que me l’a fournie Catherine Sustrac. Mais Le Cœur mangé est accepté par la moitié des narrateurs comme un Conte, et par l’autre comme une Superstition.