Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886.djvu/Le Diable dupé

IV

le diable dupé



Il y avait, une fois, un jeune homme qui avait épousé une fille belle comme le jour, sage comme une sainte, avisée plus que personne. Tous deux s’aimaient mieux qu’on ne peut dire. Après trois ans de mariage, ils avaient déjà trois jolis enfants.

Pourtant, l’homme n’était pas content, et il pensait nuit et jour :

— « Ah ! Pourquoi faut-il que je sois si pauvre ? Je gagne tout juste ma vie et celle des miens. Si j’étais riche, bien riche, je ferais bâtir une belle maison, et j’y vivrais heureux, avec ma femme et mes trois enfants. »

Un soir que l’homme revenait de son travail, en pensant comme de coutume, il trouva le Diable assis au bord d’un chemin.

— « Homme, je connais ta pensée. Nuit et jour tu penses : « Ah ! pourquoi faut-il que je sois si pauvre ? Je gagne tout juste ma vie et celle des miens. Si j’étais riche, bien riche, je ferais bâtir une belle maison, et j’y vivrais heureux, avec ma femme et mes trois enfants. »

— Diable, tu as dit la vérité.

— Homme, écoute. Veux-tu avoir ta belle maison ? Dis seulement : « Diable, je suis à toi, si tu me bâtis ma belle maison, depuis minuit jusqu’au premier chant du coq. »

— Diable, je suis à toi, si tu me bâtis ma belle maison, depuis minuit jusqu’au premier chant du coq. »

Le Diable partit, et l’homme rentra chez lui.

— « Qu’as-tu, mon homme ? lui dit sa femme. Tu es pâle comme un mort.

— Je n’ai rien.

— Tiens, mon homme, avale cette assiette de soupe.

— Je n’ai pas faim.

— Tiens, mon homme, avale au moins ce verre de vin.

— Je n’ai pas soif.

— Mon homme, tu es malade. Mets-toi au lit. Je ne tarderai guère à me coucher près de toi.

— Tu as raison. »

L’homme se mit donc au lit, et sa femme ne tarda guère à se coucher près de lui. Mais la fine chatte se méfiait, en faisant semblant de dormir.

Quand minuit fut proche, l’homme se leva doucement, doucement, ouvrit la fenêtre, et regarda dans la campagne. La lune brillait dans son plein. L’homme était si bourrelé de ses pensées, qu’il n’entendit pas sa femme sauter du lit doucement, doucement, et venir regarder derrière lui.

Sur le premier coup de minuit, le Diable arriva, avec force mauvais esprits, chargés de pierres, de briques, de bois, de chaux, de sable, enfin de tout ce qu’il faut pour bâtir une belle maison. Les bons outils ne manquaient pas aux ouvriers. Aussi, la bâtisse montait, montait d’heure en heure.

Et pendant que la bâtisse montait, montait d’heure en heure, l’homme regardait toujours et disait :

— « Ah ! mon Dieu. Je suis damné. Le travail sera fini avant que le coq ne chante. Malheur ! J’ai dit au Diable : « Diable, je suis à toi, si tu me bâtis une belle maison, depuis minuit jusqu’au premier chant du coq. »

Mais la femme ne faisait que rire, et pensait :

— « Pauvre homme, tu n’es guère avisé. Travaille, Diable. Travaillez, mauvais esprits. Si vous comptez vous payer sur l’âme et le corps de mon mari, je sais comment vous faire banqueroute. »

Déjà, le Diable et les mauvais esprits avaient presque couvert la maison, et travaillaient à poser les dernières tuiles. Aussitôt, la femme courut ouvrir toute grande la porte de son poulailler.

— « Kikiriki. »

Au premier cri du coq, le Diable et les mauvais esprits détalèrent, juste au moment où ils n’avaient plus qu’une seule tuile à poser. Voilà comment la femme dupa le Diable, et lui fit bâtir pour rien la maison où elle vécut heureuse, avec son mari et ses enfants[1].

  1. Cette légende, plus ou moins modifiée dans ses détails, est populaire, non seulement dans la Gascogne, mais dans tout le Midi de la France. Je l’ai écrite sous la dictée de Pauline Lacaze, de Panassac (Gers).