Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886.djvu/L’Homme Vert
III
l’homme Vert
l y a toujours eu, il y aura toujours, à
Lectoure, un Homme Vert, qui garde les
oiseaux, et qui est le maître de toutes les
bêtes volantes. L’Homme Vert ne fait ni ne veut
de mal à personne. Jamais on ne l’a vu manger
ni boire. Presque toujours, il vit caché. Quand il
se fait voir, l’Homme Vert choisit toujours un
endroit où nul ne peut atteindre. J’ai connu de
vieilles gens qui l’avaient aperçu plus d’une fois
sur les Rochers des Bohêmes[1], et sur ceux de l’Hôpital[2]. Quand j’étais petit, on disait déjà que l’Homme Vert ne se montrait plus aussi souvent qu’au temps passé. Pourtant, je l’ai vu
deux fois, et je me souviens de tout.
Un soir, mon pauvre père (Dieu lui pardonne !), avait affaire au Pont-de-Pile.
— « Enfant, me dit-il, tu vas venir avec moi. Peut-être, en passant sous les Rochers de l’Hôpital, verrons-nous l’Homme Vert, qui garde les oiseaux, et qui est le maître de toutes les bêtes volantes. »
Nous partîmes, vers les quatre heures du soir. Le temps était superbe. Sous les Rochers de l’Hôpital, mon pauvre père s’arrêta, et me dit :
— « Regarde. »
Je fis ce que mon pauvre père me commandait, et je vis l’Homme Vert, qui garde les oiseaux, et qui est le maître de toutes les bêtes volantes. Il était assis au sommet d’un vieux rempart. L’Homme Vert ne disait rien. Mais il agitait son bras droit, comme un semeur qui secoue du blé.
— « Bonsoir, Homme Vert, dit mon pauvre père.
— Bonsoir, Homme Vert, dis-je aussi. »
L’Homme Vert nous regarda, du haut du vieux rempart, et répondit :
— « Bonsoir, père Cazaux. Bonsoir, petit Cazaux. »
Nous passâmes. Vingt pas plus loin, je me retournai. L’Homme Vert n’était plus là.
Je pouvais avoir alors dix ou onze ans. Jamais moi et mon pauvre père n’avons dit mot, même entre nous, de ce que nous avions vu tous deux. Mais je voulais revoir l’Homme Vert. Bien souvent, je m’en allai seul, sous les Rochers des Bohèmes et de l’Hôpital. Pendant tout un mois, j’espérai, sans rien voir ni rien entendre. Pourtant, je pensais toujours :
— « Il faut que je revoie l’Homme Vert. »
Un soir, vers les deux heures, j’avais grimpé, comme un chat, jusqu’au haut des Rochers de l’Hôpital, où j’avais vu l’Homme Vert. Là, je m’étendis à l’ombre, au pied du vieux rempart, et je m’endormis.
Le bruit de l’orage me réveilla. Je regardai le ciel. Il était noir comme l’âtre. Toutes les cloches de la ville sonnaient, pour conjurer le mauvais temps. Les éclairs m’aveuglaient, et je sentais l’odeur de la terre au premier moment de la pluie.
Tout-à-coup, ce fut un déluge. Serré contre le rempart, j’écoutais les grands coups de tonnerre, et le bruit des eaux. Pourtant, je n’avais pas peur, et j’étais content de voir des choses qui n’arrivent pas chaque jour. Enfin, la colère de la tempête tomba. Le vent emporta les mauvais nuages, et je revis le soleil.
J’allais rentrer chez nous, quand j’entendis du bruit au-dessus de ma tête. C’était l’Homme Vert, assis en haut du vieux rempart. Il agitait son bras droit, comme un semeur qui secoue du blé. Cette fois, ce fut lui qui me parla le premier.
— « Bonsoir, petit Cazaux.
— Bonsoir, Homme Vert.
— Petit Cazaux, il y a longtemps que tu me cherches. Je le sais. Que me veux-tu ?
— Homme Vert, c’est vous qui gardez les oiseaux, et qui êtes le maître de toutes les bêtes volantes. Donnez-moi un merle, un beau merle qui siffle bien.
— Petit Cazaux, je ne donne pas mes bêtes volantes ; et je ne vends mes oiseaux ni pour or, ni pour argent. Si tu veux un merle, un beau merle qui siffle bien, tâche de l’attraper. — Et maintenant, petit Cazaux, rentre à la maison. Tes parents sont inquiets à cause de toi. »
L’Homme Vert partit, et je rentrai à la maison, où tout le monde fut bien aise de me voir. Pendant trois ou quatre ans encore, je revins seul, et bien souvent, au même endroit. Pourtant, jamais, au grand jamais, je n’ai revu l’Homme Vert[3].
- ↑ Ainsi nommés parce que les Bohêmes s’abritaient sous leurs surplombs. Ces rochers étaient situés au nord de Lectoure, près de l’ancienne fontaine du Saint-Esprit. L’établissement d’un chemin de ronde a fait disparaître le tout.
- ↑ Situés au midi de Lectoure.
- ↑ Dicté par feu Cazaux, de Lectoure (Gers). Quelques vieillards de cette ville, m’ont parlé plus vaguement de l’Homme Vert.