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V


Je viens d’être conduit à la Kasbah entre quatre hommes, baïonnette au canon, commandés par un brigadier, sabre au poing. J’attends dans la cour, un rectangle chauffé à blanc par le soleil qui tombe à pic, qu’on veuille bien m’introduire dans la salle où s’est réuni le Conseil de corps.

De quoi est-il composé, ce Conseil ? Un planton, qui promène les chevaux, me renseigne à ce sujet.

— Il y a le lieutenant et le sous-lieutenant de ta batterie, un lieutenant et un capitaine d’infanterie et un commandant des chasseurs d’Afrique. Ton capitaine a fait dire qu’il était malade.

Il n’est pas régulièrement formé, mon Conseil de corps. Pourtant, étant donné le petit nombre d’officiers de mon régiment présents au Kef, je ne peux pas réclamer. Les règlements exigent bien, il est vrai, que ce tribunal ne renferme que des officiers du corps auquel appartient l’inculpé ― puisque inculpé il y a. ― Ces règlements ont évidemment leur raison d’être. Il est clair que, si l’homme qui a donné des preuves de son insubordination, qui a démontré qu’il était sous l’influence de ce que ces messieurs appellent un mauvais esprit, comparaît devant ceux mêmes qui lui ont infligé les punitions qui l’amènent devant eux, il y a au moins quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que ces accusateurs transformés subitement en juges reconnaissent qu’il y a lieu d’expédier le délinquant aux compagnies de discipline. Ça simplifie énormément les choses. Ça évite une perte de temps toujours désagréable. Pas de défense possible de la part de l’inculpé ; une accusation basée simplement sur les punitions plus ou moins nombreuses, et plus ou moins méritées portées par les juges eux-mêmes qui ne tiennent pas, naturellement, à se donner des démentis. La sentence n’a plus besoin que d’être ratifiée par le général commandant le corps d’armée, ce qui n’est qu’une question de jours. La justice reçoit un croc-en-jambe, ce qui est déjà une bonne chose, mais elle le reçoit en très peu de temps, ce qui est une chose excellente.

Moi, j’ai une chance énorme. Je vais passer devant un conseil composé en majorité d’officiers qui ne me connaissent pas et qui, par conséquent, ne doivent pas tenir outre mesure à faire preuve à mon égard de la plus grande sévérité. Il y a bien le sous-lieutenant et le lieutenant de ma batterie, deux pince-sans-rire, mauvaise piquette de la Pi-po, fanatiques de la discipline à la prussienne ; mais comme ils ne joueront en somme qu’un rôle assez effacé…

— Faites entrer !

J’entre. La porte se referme.

— Asseyez-vous, me dit le commandant.

Je m’assieds sur un banc en face de ces messieurs, alignés en rang d’oignons, derrière une table recouverte du tapis vert traditionnel. Le commandant me regarde ― d’un air assez bienveillant. Ma tête a l’air de lui revenir, décidément ; et c’est en hochant douloureusement le front qu’il continue :

— Canonnier Froissard, vous avez eu, depuis votre entrée au service, une conduite déplorable. Vous avez encouru un grand nombre de punitions. Nous sommes réunis, vous le savez, pour décider de votre envoi aux Compagnies de discipline. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

Deux choses : 1o Que ma conduite n’a pas été mauvaise depuis mon entrée au service ; elle n’a commencé à l’être que du jour où les taquineries et les vexations de toute nature m’ayant poussé à bout, je suis devenu une de ces têtes de Turc sur lesquelles frappe à tour de bras l’aveugle cohue des galonnés ; que, d’ailleurs, dans l’armée, quand un homme a commencé à mettre le pied dans le bourbier des punitions, on n’essaye pas de le retirer, on l’enfonce. 2o Que, si j’ai commis des fautes ― et, je le fais remarquer en passant, toutes fautes contre la discipline ― je les ai expiées et que je ne crois pas qu’on puisse, raisonnablement, châtier deux fois, pour le même délit, un individu, si malintentionné qu’il soit. Que, par conséquent, j’ai beaucoup de peine à comprendre pourquoi l’on veut, aujourd’hui, m’infliger une peine énorme précisément parce que j’en ai déjà subi un nombre considérable.

J’examine l’attitude de mes juges. Les deux officiers de ma batterie sont devenus tout verts, le petit pète-sec de sous-lieutenant principalement, qui pince ses lèvres blanches, qu’il vient de mordre. Le capitaine et le lieutenant d’infanterie n’ont pas bronché ; ils ont l’air de s’amuser comme deux croûtes de pain derrière une malle. Quant au commandant, il a ouvert de grands yeux ; il semble très étonné, ne s’étant jamais imaginé, probablement, qu’on pût envisager la question à un point de vue pareil. Il ne paraît pas furieux, tout au contraire ; on dirait même qu’il n’est pas fâché, mais pas fâché du tout, en vieux soldat d’Afrique qu’il est, de voir mettre à jour l’ineptie des règlements dont l’étroitesse et la dureté lui ont toujours semblé quelque peu ridicules. Seulement, il ne sait plus quoi dire et ce n’est qu’au bout de deux ou trois minutes qu’il se rappelle subitement qu’il a encore à accomplir une petite formalité.

— Je vais vous lire vos punitions.

Et il commence.

Il commence, mais il n’a pas fini. Ah ! non. Les deux pages du livret sont pleines et l’on a été obligé d’ajouter plusieurs rallonges. Et des motifs d’une longueur ! Quand il n’y en a plus, il y en a encore. C’est comme la galette du père Coupe-Toujours, au Gymnase.

Le commandant n’en peut plus. Il est tout rouge. Il a beau écourter en diable des motifs par trop chargés et sauter à pieds joints par dessus des punitions tout entières, il manque de salive, il est à bout de forces. Il va attraper une extinction de voix. Il pousse un long soupir et s’arrête.

— Tenez, lieutenant, je vous en prie, lisez donc la suite. C’est si mal écrit, tout ça… Ouf !…

Il passe le livret au petit sous-lieutenant qui esquisse un sourire méchant. Il ne passe rien, celui-là ; il appuie sur les mots, comme s’il voulait les forcer à entrer bon gré mal gré dans l’oreille de ses auditeurs ; il lit les motifs d’une voix indignée de procureur général qui énumère les méfaits de l’accusé, et traîne sur le texte des réponses inconvenantes, qu’il épelle presque, d’un ton strident et venimeux. Il dénombre les récidives. « C’est la dixième fois, messieurs. ― Remarquez bien, messieurs, que c’est la onzième fois. » Je crois qu’il va demander ma tête.

Il ne demande pas ma tête, mais il demande, aussitôt qu’il a refermé le livret, s’il ne pourrait pas présenter quelques observations personnelles. Il m’a étudié, il me connaît à fond ; il ne serait peut-être pas inutile…

— Complètement inutile, fait le commandant qui a repris haleine, mais qui reste profondément vexé d’avoir été obligé de s’interrompre au plus beau moment et de céder son rôle à un sous-lieutenant ; le conseil est fixé.

Et, se tournant vers moi :

— Vous avez entendu la lecture de vos punitions. Les trouvez-vous méritées ?

— Je n’ai à les trouver ni méritées ni imméritées. On me les a infligées à la suite de fautes que j’ai commises ; je crois donc avoir expié ces fautes. Je n’ai qu’à répéter ce que j’ai déjà dit tout à l’heure…

— Tout à l’heure, vous disiez des choses qui n’ont pas le sens commun. Ne les répétez pas ! s’écrie le commandant en frappant la table avec mon livret, ce livret dont les quatre ou cinq pages de rallonges lui restent sur le cœur. Quand on a un pareil nombre de punitions, on ne mérite aucune pitié. D’ailleurs, on vous ferait grâce, que vous recommenceriez demain. Demandez plutôt à vos officiers.

— C’est certain, siffle le petit sous-lieutenant. Il n’y a pas à en douter.

— Qu’en savez-vous, mon lieutenant ?

Second sifflement :

— J’en suis sûr. Pas un mot de plus.

Le commandant est pressé d’en finir. Il vient de jeter un coup d’œil sur le capitaine et le lieutenant d’infanterie qui se sont assoupis, la tête dans la main, et qui menacent de s’endormir tout à fait. Il m’expédie avec une dernière phrase.

— Le conseil sait à quoi s’en tenir sur votre compte. Je vous le répète, un soldat qui s’est fait punir aussi souvent que vous mérite d’être puni sérieusement. Du reste, on vous l’a dit, nous vous ferions grâce que vous recommenceriez demain. Et puis, vous donnez le mauvais exemple…

Ah ! voilà, je m’y attendais ! Le mauvais exemple ! Et je m’écrie, d’une voix qui réveille les deux dormeurs et qui fait sauter le sous-lieutenant sur sa chaise :

— Alors, c’est pour cela que vous m’envoyez au bagne, ― car c’est le bagne, ces compagnies de discipline ? ― C’est pour cela que vous me prenez trois ans de ma vie, ― car j’ai encore trois ans à faire, vous le savez ! Pour cela ! parce que j’ai déjà souffert beaucoup de la méchanceté acharnée de mes supérieurs, parce que vous savez qu’ils ne me lâcheront pas, parce que vous savez que je serai puni demain, comme je l’ai été hier, comme je le suis aujourd’hui, parce que vous pensez que je donne le mauvais exemple ! De quoi m’accusez-vous, dites donc ? D’avoir été votre victime ! Pourquoi me jugez-vous ? pour des tendances ! Sur quoi me condamnez-vous ? sur des présomptions !

— Sortez ! sortez !

On m’a poussé dehors et l’on a refermé la porte…


— Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ? me demandent les hommes de garde qui me reconduisent au camp entre leurs baïonnettes.

J’allais répondre : « Des infamies ! » Mais j’ai réfléchi.

— Ils m’ont dit des bêtises…


J’ai attendu pendant près d’un mois la décision du général. Je savais très bien que je pouvais compter sur un ordre d’envoi bien et dûment signé et paraphé, mais je trouvais le temps long. J’aurais préféré être fixé tout de suite. J’aurais voulu pouvoir avancer le cours du temps pour bannir toute incertitude, et j’aurais voulu en même temps le retarder, car on m’avait donné sur les compagnies de discipline, ― Biribi, ― des renseignements qui, franchement, me faisaient peur.

Un matin, le maréchal des logis chef est venu me lire le rapport : « Par décision de M. le général commandant la division Nord de la Tunisie, le nommé Froissard (Jean), canonnier de 2e classe à la 13e batterie bis détachée au Kef, passera à la 5e Compagnie de Fusiliers de Discipline. »

— Je dois vous prévenir, a-t-il ajouté, que le convoi qui va à Zous-el-Souk, où se trouve le dépôt de la compagnie, part après-demain. On vous désarmera demain.

Le lendemain soir, en effet, on m’appelle au bureau. Je rends mes armes, mes effets de grand équipement et je ne conserve que mon linge et mes chaussures.

— Vous passerez la nuit au corps de garde, me dit le capitaine, qui entre comme j’allais sortir. Comme ça, vous aurez une couverture. Ah ! sacré farceur ! Quelle rage aviez-vous donc de vous faire fourrer dedans tout le temps ?… Enfin, vous avouerez que, moi, je n’y ai pas mis de méchanceté. Je n’ai même pas voulu aller dire ce que j’aurais été forcé de raconter ; je ne pouvais pas jurer que vous êtes un ange, n’est-ce pas ?… Et puis, cette idée d’aller engueuler ces messieurs, là-haut, à la Kasbah ! Sacrédié ! Il faut avoir diablement envie de casser des cailloux à un sou le mètre, avec un maillet en bois !… Donnez-moi une poignée de main tout de même, allez ! mauvaise tête…

Je me suis retiré dans le gourbi du corps de garde où, jusqu’à dix heures, les camarades sont venus, par groupes ou isolément, me faire leurs adieux et me remonter le moral. Ils ont une façon à eux, par exemple, de vous remonter le moral ; ils vous remontent ça à tour de bras, et allez donc ! Ils n’ont pas peur de casser le ressort.

— Il faut bien te figurer une chose, c’est qu’aussitôt arrivé là-bas, tu vas voir tout le monde te tomber sur le dos. On va te commander des choses impossibles, te faire faire des corvées abominables ; tiens, j’ai entendu dire qu’ils distribuaient aux nouveaux arrivés des manches à balais, ― tu entends, des manches à balais, ― et qu’ils les forçaient à balayer le camp avec ça. Aussitôt que l’un d’eux se permettait de dire au chaouch : « Mais je ne peux pas balayer avec un morceau de bois, » le chaouch le mettait en prison.

— Oui, ajoute un autre, rien de plus vrai. Ou bien, on les oblige à compter les cailloux du camp ou à arroser des poteaux jusqu’à ce qu’il y pousse des feuilles. À la moindre réflexion, au bloc. Tout ça, c’est pour s’assurer du caractère des individus qu’on leur envoie. Si vous avez le malheur de renauder le premier jour, vous êtes classés parmi les mauvaises têtes, et il y a bien des chances pour que vous finissiez mal. Le mieux, c’est de supporter tout sans rien dire ; de faire l’imbécile, en un mot. Il ne faut pas jouer au malin, là-dedans. Tu sais, on y laisse sa peau facilement.

— Pour sûr ! s’écrie un troisième. J’ai vu le cimetière des Disciplinaires en passant, en allant à Aïn-Meleg. Il y a plus de petites croix qu’il n’y a de brins d’herbe.

— Allons, allons ! reprend un brigadier qui trouve qu’on pousse les choses un peu trop au noir, il ne faut pas non plus charger le tableau de gaîté de cœur. On n’est pas bien à Biribi, c’est clair, mais on n’y claque pas toujours. Et puis, en se conduisant bien, on peut en sortir…

— Ah ! bah ! avant la fin de son congé ?

— Certainement. Au bout d’un an, de six mois même. Ça dépend.

— Enfin, ce n’est qu’un mauvais quart d’heure à passer ; du moment que ça compte sur le congé, c’est le principal, me dit en me serrant la main un de mes compagnons de prison qui vient de s’échapper du marabout des hommes punis. Moi aussi, j’ai pas mal de punitions, et il n’y aurait rien d’impossible… ma foi, oui, je pourrais bien aller te rejoindre d’ici quelque temps.

— C’est ça, viens me retrouver. Je te réserverai une pioche et je te ferai matriculer une brouette…


Tout le monde est parti. J’essaye de dormir, mais je ne peux y arriver.

En me retournant, j’aperçois quelque chose dans un coin. Qu’est-ce que c’est ?

C’est un recueil de ces feuilletons que publie le Petit Journal et que découpent quotidiennement de religieux ciseaux de concierges. Comment sont-ils venus ici, ces deux cents morceaux de papier reliés d’un morceau de carton gris et collés avec de la sauce blanche ? Mystère. Le feuilleton est idiot, c’est évident, mais je me mets à le lire avec conviction, à la lueur vacillante d’un lampion. Je tourne les pages, sans comprendre grand’chose, ne cherchant même pas à comprendre, tellement l’histoire m’intéresse, mais m’évertuant à dénicher le sommeil que le feuilletoniste a certainement dissimulé adroitement, ― comme on cache la baguette à cache-tampon, ― entre les lignes vides de sens et les phrases creuses. J’ai beau faire, je ne puis le trouver, le sommeil. J’en suis furieux. Est-ce que je manque d’adresse, ou est-ce qu’il y a réellement tromperie sur la qualité de la marchandise ?…

Que faire pour tuer le temps, pour chasser les pensées tristes, les idées noires qui m’assiègent, qui tourbillonnent autour de moi comme ces insectes de nuit qui vous harcèlent et qu’on ne peut écraser ? Les hommes de garde couchés à côté de moi ronflent à poings fermés. Je sors pour essayer de causer avec le factionnaire ; c’est justement un croquant, un Limousin pâteux qui n’est pas fichu d’expectorer deux mots en trois heures. De rage, je rentre et je reprends mon feuilleton. Cette fois-ci, quand le diable y serait, il me donnera le sommeil moral, puisqu’il n’a pas voulu m’accorder le sommeil physique ; et je me mets à le dévorer au grand galop, lisant à demi-voix pour m’étourdir, bredouillant comme un prêtre qui rabâche son bréviaire, me fourrant les doigts dans les oreilles comme un gosse qui s’aperçoit, à la dernière minute, qu’il ne sait pas un mot de sa leçon. C’est peut-être la dernière chose que je lis, pour longtemps, après tout, ce roman sans queue ni tête, cette élucubration inepte. Pendant trois ans, probablement, il me faudra vivre d’une véritable vie de brute, sans autre distraction intellectuelle que la lecture du Code pénal collé, comme une menace, à la fin de mon livret.


Le jour commence à paraître. J’entends les conducteurs qui appellent les chevaux et qui traînent les harnachements. L’artillerie ne fournira que trois prolonges pour le convoi. Elles sont attelées ; elles sont prêtes à partir. Un maréchal des logis vient me chercher. La nuit m’a semblé bien longue, mais je ne puis d’empêcher de dire :

— Déjà !

Oui, déjà. Il faut grimper à la Kasbah pour prendre les chargements et se joindre aux arabas de l’Administration et aux mulets de bât des tringlots.

— Croyez-vous qu’on va me laisser libre jusqu’à Zous-el-Souk ?

— Je ne sais pas, mais je crains bien que non, me répond le sous-officier en montant la rampe qui mène à la vieille forteresse. On m’a donné l’ordre de vous conduire à la gendarmerie.

À la gendarmerie ? Pourquoi faire ?

Pourquoi faire ? Je vais le savoir, car on vient de m’introduire dans une salle dont la porte s’ouvre sur l’une des nombreuses cours intérieures de la Kasbah.

Des lits sont rangés contre le mur, à la tête desquels sont accrochés des pantalons bleus à bandes noires, des képis bleus à tresse et à grenade blanches, et ces espèces de gibecières en cuir fauve qu’on est habitué à voir rebondir gracieusement sur les flancs élastiques des hirondelles de potence.

— Ah ! ah ! voilà l’homme ! s’écrie le brigadier qui, devant une petite table, donne des instructions à un de ses satellites debout à côté de lui. Asseyez-vous là une minute ; nous allons nous occuper de vous.

J’attends un bon quart d’heure. Le brigadier a fini de faire des recommandations à son subordonné ; il a griffonné pendant cinq minutes et s’est mis ensuite à fouiller dans un tas de ferrailles, derrière la porte. Il ne semble pas s’occuper énormément de moi ; pourtant, il ne m’oublie pas tout à fait, car il me demande en souriant finement ― tout est relatif bien entendu et nous sommes dans la boîte de Pandore :

— Avez-vous l’habitude de dire votre chapelet quelquefois ?

— Mon chapelet ?…

Le brigadier éclate de rire ; les gendarmes encore couchés se tordent dans leurs couvertures et celui qui est déjà levé se tient littéralement les côtes.

Je ne comprends pas très bien, mais ce doit être drôle. Je ne veux pas avoir l’air de faire bande à part de ne pas trouver de sel à une plaisanterie qui peut être bonne, en définitive ; et je me mets à rire comme les autres.

— Ah ! vous riez ? Eh bien ! approchez ici ; donnez-moi vos mains.

— Mes mains !… Les menottes !… Est-ce que vous me prenez pour un filou, par hasard ?

— Donnez-moi vos mains, que je vous dis ! et dépêchez-vous.

— Jamais de la vie !

Je saute en arrière, je m’accule dans un coin ; je n’en sortirai que quand on m’en arrachera. Est-ce que je suis un voleur, pour qu’on m’attache les poignets ? Est-ce que je suis un malfaiteur, pour qu’on m’enchaîne ? Est-ce que j’ai commis aucun des crimes ou des délits justiciables d’un tribunal, même des tribunaux militaires ?

Ils n’y regardent pourtant pas à deux fois, ceux-là ! Est-ce qu’on peut me reprocher aucun acte contraire à l’honnêteté, aucun acte tombant sous le coup des répressions de la loi ? Moi, présenter les mains aux menottes, tranquillement, de bonne volonté, comme l’escarpe pris en flagrant délit ou le pégriot poissé sur le tas ! Plutôt me faire briser les membres !…

— Alors, on vous les brisera.

Ils se sont précipités sur moi, trois ou quatre, m’ont ramené les bras en avant et m’ont serré les poignets dans la chaîne infâme.

— Encore un cran ! n’ayez pas peur de tirer dessus. Ça lui apprendra à rouspéter.

Ça ne m’apprendra rien du tout. Ce que ça pourrait m’apprendre, je le sais depuis longtemps : c’est que le jour où j’ai jeté bas mes effets de civil pour endosser l’habit militaire, j’ai dépouillé en même temps ma qualité de citoyen et que, étant soldat, je suis un peu plus qu’une chose, puisque j’ai des devoirs, mais beaucoup moins qu’un homme, puisque je n’ai plus de droits.

Le gendarme qui doit m’escorter m’a conduit à l’entrée de la cour, devant la route qui traverse la Kasbah et m’a fait asseoir sur une grosse pierre.

— Attendez-moi là.

J’attends. On doit me prendre pour une bête fauve exhibée à la porte d’une ménagerie pour attirer les curieux. Des individus viennent me regarder, les uns avec pitié, les autres avec dédain. Le fournisseur des fourrages, un voleur retour du bagne, condamné jadis à vingt ans de travaux forcés pour viol et incendie, passe à cheval et me lance un regard méprisant. Je n’en veux pas à cette canaille. Il est bien forcé, ce fagot, pour frayer avec les honnêtes gens, de prendre leurs façons ignobles et leurs manières écœurantes. Ceux qu’il fréquente depuis sa sortie du bagne ont déteint sur lui, ça se voit.

Ils passent justement aussi, ceux-là : trois officiers d’administration, fringants, la cravache à la main, qui, en m’apercevant, prennent un air narquois qui s’accentue chez le premier et qui se change, chez les deux autres, en une grimace de dégoût. Ils laissent tomber sur mes menottes un coup d’œil dédaigneux et détournent vivement la tête. Ils ont l’estomac délicat ; ils n’en peuvent supporter davantage. Ah ! je les connais pourtant…

Ils ne semblent pas se douter, les dégoûtés, que le prisonnier assis sur la borne, au bord du chemin, ne changerait pas sa conscience contre la leur et qu’il ne voudrait, pour rien au monde, troquer ses mains enchaînées contre leurs mains gantées de blanc, mais graissées, en dessous, par les pattes crochues des riz-pain-sel.

Le gendarme ― mon gendarme ― arrive au trot.

— Vous marcherez à côté de mon cheval, et tâchez de ne pas vous écarter.

Le convoi s’ébranle, traverse la ville…

Il est encore de bonne heure, heureusement. Pas grand monde pour nous regarder : quelques Arabes seulement et des mouchachous qui ont bien vite vu ma chaîne et se sont mis à crier : « Chapard ! chapard ! »

La première étape n’est pas longue : dix-huit kilomètres, à peu près ; mais c’est très gênant pour la marche, d’avoir les mains attachées. Je demande au Pandore de me permettre de monter dans une prolonge.

— Tout à l’heure ; nous sommes trop près de la ville.

Il m’a laissé faire dix kilomètres à pied, le rossard.


— Vous savez, m’a-t-il dit en arrivant à l’étape ― un plateau absolument nu au bas duquel coule un ruisseau ― ce n’est pas que j’aie peur que vous vous échappiez, mais je veux que vous restiez à côté de moi. Comme je suis responsable de vous, vous comprenez… Ainsi, maintenant, en attendant que la cuisine soit faite, j’ai envie de faire la sieste ; eh bien, vous allez la faire en même temps que moi… tenez, à l’ombre de cet olivier.

— Mais je n’ai pas envie de dormir.

— Ça ne fait rien.

Elle n’est pas mauvaise ! Ils ont des idées à eux, ces gendarmes. Vouloir forcer les gens à dormir ! Et si je ne peux pas, moi ?

Si je ne peux pas, je ne suis pas le seul : mon garde du corps non plus ne paraît pas trouver facilement le sommeil. Il se tourne et se retourne comme saint Laurent sur son gril.

— Ah ! ça y est. Je ne dormirai pas ! sacré nom de nom !

Il se met sur son séant.

— Vous non plus, vous ne dormez pas ?

— Non.

— Vraiment ! Ah ! à propos, vous ne m’avez pas raconté pourquoi l’on vous envoie à Biribi. Dites-moi donc ça ; cela fera passer le temps.

Je lui donne des raisons quelconques : beaucoup de punitions pour différents motifs…

Il cligne de l’œil.

— Différents motifs… oui, je connais ça. Il y a une femme là-dessous.

Une femme ?… à propos de quoi ?… Après tout, s’il y tient :

— Oui… une femme… une femme…

— Je parie que lorsque vous avez fait vos bêtises, vous étiez en garnison dans les environs de Paris ; car vous êtes de Paris, n’est-ce pas ?… Quand on est si près de chez soi, ça finit toujours mal.

— Oui, j’étais tout à côté de Paris.

— J’en étais sûr ! Tenez, je devine, vous deviez être à Versailles.

Je ne veux pas le détromper, ça le mettrait de mauvaise humeur ; je lui déclare que j’étais à Versailles. Comme ça il va peut-être me laisser la paix.

— Ah ! ah ! ce sacré Versailles. Ça me rappelle de fameux souvenirs. J’y ai tenu garnison, moi aussi. Il y a déjà quelque temps, par exemple. J’étais dans la garde mobile. Vous savez, la garde mobile ?… Nous faisions le service de la Chambre des députés… Nous avions des shakos avec des plaques et des V blancs, argentés…

— Ah ! oui.

— Ce vieux Versailles ! J’y avais une bonne amie… je peux bien dire ça maintenant… une charcutière… la fille d’un charcutier… au coin de l’avenue de Paris et de la rue des Chantiers. Vous connaissez peut-être ? Vous l’avez sans doute vue, en passant ? Elle est toujours dans la boutique.

Quel raseur ! Est-ce qu’il a l’intention de continuer longtemps ? Le meilleur moyen de le faire taire est peut-être encore d’abonder dans son sens.

— Oui, en effet ; il me semble me rappeler… Une bien jolie fille…

— Ah ! pour ça ! ― Il fait claquer ses lèvres sur ses doigts. ― Ce que je m’en suis payé, des parties ! Quelles noces ! J’ai sauté plus de quatre fois par dessus le mur, allez !… Ce que c’est que la vie, tout de même ! Dire que, si je m’étais fait pincer, j’aurais peut-être été envoyé à Biribi comme vous !… Mais, dame ! on ne s’est pas fait prendre et on est gendarme !

Il se frappe la poitrine avec enthousiasme.

— Oui, on est gendarme !

— Ça se voit.

— N’est-ce pas que ça se voit ? L’uniforme me va bien, c’est une justice à me rendre… Tenez, je vais enfreindre les règlements en votre faveur : je vais vous ôter les menottes. Je ne devrais pas, mais enfin… par exemple, il ne faut pas essayer de vous sauver… Là, ça y est. Vous pouvez aller passer la journée avec vos camarades. Seulement, vous savez, demain, pour arriver, je vous rattacherai. Vous comprenez, ça c’est forcé.


— Tiens ! il s’est décidé à te lâcher, me disent les hommes du convoi. Ce n’est vraiment pas malheureux. Nous allons pouvoir passer la soirée ensemble, au moins.

La cuisine est faite. On se met à manger et l’on descend, à la nuit tombante, chez le mercanti dont la baraque s’élève seule, dans l’étranglement de la vallée, le long d’un ruisseau. On a bu à ma bonne chance, à l’écoulement rapide du temps. Et je me suis senti le cœur serré, des larmes me sont venues aux paupières en recevant les consolations, banales peut-être, mais bien cordiales, de ces braves gens avec lesquels je trinquais pour la dernière fois.

L’étape du lendemain est longue. Nous traversons de longues vallées stériles, nous longeons des précipices, nous gravissons des montagnes abruptes. Et, tout d’un coup, après la descente d’une dernière côte rude, de l’autre côté d’une rivière qu’on traverse à gué, on voit se dérouler une longue plaine au milieu de laquelle, à dix kilomètres au moins, s’élèvent des bâtiments blancs dont les toits de tuiles rouges éclatent au soleil. C’est Zous-el-Souk.

Dans une heure et demie nous y serons.


Nous y sommes. Le Pandore m’a remis les menottes et vient de confier son cheval à un tringlot.

— Venez avec moi.

Je le suis, traversant à grandes enjambées, sans mot dire, la voie du chemin de fer et longeant l’espèce de rue aux deux côtés de laquelle s’élèvent quelques maisons à l’européenne, auberges et cantines. Brusquement, devant nous, apparaît le parapet en terre des retranchements qui entourent le camp. Derrière, on aperçoit le sommet des marabouts et les toits de baraquements en briques. C’est là.

Je franchis le parapet. Je suis dans le camp. Et le gendarme, ― qui est plus gendarme que méchant, ― après m’avoir soufflé à l’oreille :

— Allons, mon garçon, du courage ! crie à un sous-officier qui se promène, les mains derrière le dos :

— V’là un oiseau que j’vous amène !