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IV


Le Kef, ville principale de la Tunisie. Population : ― Commerce : ― Industrie : ― Je laisse des blancs tout en donnant aux Cortamberts, qui ne sont jamais embarrassés, la permission de combler ces lacunes à leur fantaisie.

De loin, la ville, bâtie en amphithéâtre sur le penchant d’une montagne, vous fait l’effet d’une dégringolade de fromage blanc entre des murailles en nougat ; le tout dominé par une pièce montée sur laquelle il aurait plu de la crème fouettée. On en mangerait.

De près, ça change. Ce n’est plus qu’un amas de maisons misérables, bâties avec des cailloux et de la boue, aux rares et étroites fenêtres grillées, aux toits en coupole blanchis à la chaux. Çà et là, des ruelles pavées de pierres pointues percent cette agglomération de cahutes et s’en vont, avec des allures tortueuses de vrilles, aboutir dans des places carrées où s’ouvre la porte d’une mosquée. C’est dans ces places que, plusieurs fois par semaine, se tiennent les marchés. C’est là qu’on amène les petits bœufs secs et trapus, les biques aux longs poils noirs, les bourriques aux petites jambes nerveuses, au garrot ensanglanté, à l’échine meurtrie, les moutons sales et maigres, portant toute leur graisse dans une queue énorme qui se balance entre leurs pattes de derrière comme une grosse sabretache. C’est là que s’étalent, par terre, sous des lambeaux de toile, sur des tréteaux, l’or blond des céréales, le brun glacé des dattes, le vert criard et frais des pastèques aux chairs blanches et roses, le velours bleuâtre des figues, le violet des aubergines, l’incarnat des grenades, le jaune des citrouilles, le rouge froid des tomates et le rouge chaud des piments. Et, à côté de ces tas de légumes dont les couleurs vives éclatent sous le ciel clair, entre ces amoncellements de fruits qui sentent bon et sur lesquels le soleil jette de l’or, de hautes perches s’élèvent où pendent des lambeaux sanguinolents, quartiers de chairs que va découper sur un billot, à grands coups de coutelas, un boucher nu jusqu’à la ceinture, le torse éclaboussé de giclées sanglantes, les bras empâtés de rouge, la barbe souillée de caillots, effrayant.

Et les ruelles montent vers la vieille Kasbah démantelée et ouverte, descendent vers les remparts croulants dont les courtines dentelées laissent passer de loin en loin la gueule antique d’un canon de bronze penché de travers ou couché sur les talus à côté de son affût pourri. Elles s’élargissent ici, en face des portes bardées de fer de magasins devant lesquels des dromadaires accroupis balancent, au bout de leurs longs cous, leurs petites têtes aux yeux mi-clos. Là, elles se rétrécissent et le marchand d’eau qui revient de la fontaine avec ses ânons chargés d’outres frappe à grands coups de bâton, en poussant des cris sauvages, son troupeau indocile qui se bouscule pour passer. Puis elles s’enfoncent sous les longs arceaux d’une voie sombre où s’ouvrent les boutiques de Ioudis qui vendent des étoffes, des armes ou des poteries, l’échoppe des savetiers arabes, l’antre d’un marchand de cacaouët ou de beignets à l’huile ― une huile infecte dont l’âcre parfum vous poursuit. Elles passent devant des cafés maures où des Arabes accroupis sur des nattes, silencieux, vident à petits coups une tasse minuscule en jouant aux cartes ou en égrenant leur chapelet, pendant que le cafetier, impassible, entretient le feu de son fourneau en agitant doucement un petit écran d’alfa. Elles longent des cimetières où des taupinières étroites et pressées, couvertes de cailloux, indiquent les tombes, d’étroites terrasses où les dévots, le soir, font la prière ; des porches larges et bas sous lesquels viennent s’asseoir parfois, les jambes croisées, des mendiants chanteurs. Ignobles, pouilleux, le capuchon d’un burnous en loques rabattu sur leur face simiesque, frappant de leurs longs doigts décharnés la peau jaunie d’un tambourin, ils commencent par laisser échapper des sons rauques de leurs gosiers secs, et puis, peu à peu, s’animant eux-mêmes, sans s’occuper de leur auditoire, qu’une foule les entoure ou qu’ils n’aient devant eux que des chiens errants, se mettent à chanter un long poème, passant subitement des tons les plus sourds aux modulations les plus douces, des notes les plus attendrissantes aux cris les plus stridents, aux vociférations les plus déchirantes. On dirait qu’un souffle égare leur esprit, les exalte, qu’un grand frisson les parcourt tout entiers, qu’une fièvre les embrase, qu’un enthousiasme furieux les transporte. Alors, ils se transfigurent : ils deviennent très grands, ces frénétiques ; très beaux, ces exaltés rageurs ; magnifiques, ces visionnaires ; presque sublimes, ces inspirés ! Avatar de mendigos vermineux en Homères imperturbables.


J’éprouve un grand plaisir, vraiment, depuis que j’ai quitté la France, depuis que j’ai abandonné l’horrible existence de la caserne pour la vie plus supportable des camps, à aller et venir à droite et à gauche. Je me reprends peu à peu. Et, pendant mes heures de liberté, assez fréquentes, je ne manque pas un des spectacles, toujours attrayants pour un nouveau venu, que peut offrir une ville africaine.

Je ne me promène pas, du reste, que dans les quartiers arabes, je vais aussi dans le quartier européen.

Il me plaît moins.

Je serais bien embarrassé de dire pourquoi, par exemple. Il n’y manque absolument rien, non pas de ce qu’on pourrait souhaiter, mais de ce qu’on trouve le plus communément en France ; des cartes et des billards, des cafés et des caboulots. De grandes pancartes indiquent à chaque pas les prix ― très raisonnables ― des différentes boissons que des dames de nationalités variées, en jupons courts et en corsages échancrés, sont toujours prêtes à vous servir.

Les femmes, le jeu, l’alcool, voilà les trois produits de notre civilisation avec lesquels nous faisons honte aux indigènes de leurs mœurs grossières et sauvages. Ah ! le progrès doit leur apparaître sous les plus riantes couleurs, à ces braves Arabes ; ils se le représentent sous la forme des tonneaux de liqueurs que nous traînons derrière nos convois et à la queue de nos colonnes ; ils l’incarnent dans la personne d’un gouverneur militaire, d’un régime soldatesque qui fait peser sur eux son joug imbécile et lourd, et qui a pour complément indispensable la tourbe des juifs et des mercantis.

De jolis cocos, ceux-là ! Les commerçants de nos colonies, les hardis pionniers de la civilisation ! L’écume de tous les peuples, bandits de toutes les nations, usuriers et voleurs, les épaules tuméfiées par l’application de ces vésicatoires qui sont des articles du Code, ayant tous une canne à polir ― et quelle canne !

Pas très nombreux, mais bien brillant, l’élément européen. La plupart de ces gens-là ne font pas de fort belles affaires. Leur fonds acheté à crédit, ils se hâtent, avant l’échéance, d’en boire une partie et de manger l’autre. Ils finissent généralement par la faillite, si c’est faire faillite que de mettre un beau soir la clef sous la porte et de cingler pendant la nuit vers de nouveaux rivages.

Quelques-uns cependant ― des gens mariés (!) le plus souvent ― se maintiennent à flot. Ce sont des ambitieux qui entretiennent des idées folles, qui caressent des chimères. Ils espèrent qu’après avoir, pendant un certain temps, servi des pompiers et des perroquets dans une salle d’où madame s’échappe quelquefois pour aller visiter l’arrière-boutique en compagnie d’habitués, ils pourront un jour se retirer dans quelque bon fromage où ils mangeront à leur faim, sans nul souci, en travaillant le moins possible. Leur rêve, c’est de lui coller un gros numéro, à ce fromage-là.

Pourquoi pas, après tout ? S’il n’y a de sots métiers que ceux qui ne rapportent rien, celui-ci est assurément l’un des plus intelligents qu’on puisse exercer en Afrique. D’ailleurs, ils ont devant les yeux l’exemple de certains de leurs confrères d’Algérie, d’anciens honnêtes gens qui sont redevenus de très braves gens depuis qu’ils ont les poches pleines, que les gendarmes saluent très bas, qui arrivent à se faire nommer maires d’un village ou d’une bourgade et qui marient facilement leurs filles ― grosse dot, petite tache de famille ― à des conseillers de préfecture.

On ne peut sérieusement, n’est-ce pas ? désespérer du redressement moral d’un peuple quand des apôtres comme ceux-là ont entrepris sa conversion. Le fait est que, si les prédicateurs enseignent consciencieusement la foi nouvelle, il se trouve des gentils qui, de leur côté, y mettent du leur. Je ne parle pas, bien entendu, de ces vieilles bêtes affaissées dans les ornières de la routine, encroûtées au possible, qui ne comprennent pas quelle utilité il peut y avoir à tuer le ver tous les matins et à faire précéder chaque repas d’un ou de plusieurs verres d’extrait de vert-de-gris. Raisonner avec des animaux pareils, c’est perdre son temps. Je parle d’une partie de la jeune génération qui commence à se laisser dessiller les yeux, à rejeter des doctrines surannées, à vouloir sérieusement rattraper le temps perdu. Ils n’y vont pas de main morte, ceux-là ! Ils chantent à plein gosier les louanges de l’alcoolisme ! Il y a de ces gaillards qui n’ont pas leurs pareils pour couper la verte et qui distinguent à l’œil ― oui, à l’œil ― le vrai Pernod de l’imitation. Au billard, ils vous en rendent dix de trente et gagnent à tous les coups.

Quant aux enfants ― aux mouchachous ― ils donnent les plus belles espérances. Ils vous disent : « Et ta sœur ! » ― en français ― et vous taillent des basanes ― en français. ― On en trouve même qui commencent par parler argot ; qui ne savent pas dire : pain ― mais qui disent : du gringle ; ― qui ignorent la viande, mais qui connaissent la bidoche ; ― voire même la barbaque.

Oh ! ils apprennent très facilement. Il paraît même qu’ils retiennent bien. Que voulez-vous de plus ?


— Ce que je voudrais, ce serait que le gouvernement fût un peu moins bête et un peu moins rosse.

Je me retourne. Celui qui interrompt les réflexions que j’ai fini par me faire à haute voix est un colon dont j’ai fait la connaissance, il y a quelque temps. Ses concessions sont établies à une bonne journée de marche du Kef, non loin de la ligne de chemin de fer qui doit finir par relier l’Algérie à Tunis.

— Oui, continue-t-il en me frappant sur l’épaule, voilà ce que je demande. Qu’est-ce que vous pensez, vous, de gens qui veulent à toute force avoir des colonies et qui, une fois qu’ils les ont, font tout ce qu’ils peuvent pour les empêcher de leur être utiles à quelque chose ?

Je fais un geste vague.

— Je vous ai, je crois, déjà raconté mon histoire ?

— Oui, elle est édifiante.

— Vous savez que, lorsque je suis arrivé en Tunisie, lorsque j’ai commencé à exploiter une concession qu’on m’a fait payer à beaux deniers comptant, je croyais pouvoir espérer l’appui, au moins moral, de l’administration…

— Vous auriez aussi bien fait de compter sur les bénédictions de ce marabout qui chante son cantique là-haut.

— J’ai essayé de passer plusieurs marchés pour la fourniture des grains et des fourrages militaires…

— Ils étaient trop secs, vos fourrages.

— Voyant qu’il n’y avait rien à faire de ce côté, j’ai essayé de tirer parti de mes produits en les envoyant sur les souks. J’ai donc entrepris de tracer une route directe et commode entre mes terrains et la gare la plus proche, à travers des terres en jachère. Aussitôt les papiers timbrés ont plu chez moi.

— Ah bah !

— J’ai appris ainsi que ces vastes terrains incultes qui s’étendent à perte de vue appartiennent, sauf quelques parcelles concédées à des malheureux comme moi, à une Société anonyme dont le siège est à Paris. Cette Société, qui prétend avoir acheté ces terres, et qui les a peut-être achetées à un prix dérisoire qu’elle n’a probablement pas payé, ne veut en céder la moindre partie que contre des sommes exorbitantes. De sorte que si, plus tard, le gouvernement français ― ou celui du bey, comme vous voudrez ― prend la bonne résolution d’accorder des concessions gratuites à de nouveaux colons, il se verra obligé de racheter un franc le mètre au moins ce qu’il a donné pour rien. Voyez-vous d’ici ce que gagnera la Compagnie ?

— Vingt sous du franc, exactement.

— Tous les débouchés m’étant fermés, ou à peu près, j’ai végété quelque temps, tirant le diable par la queue à la lui arracher. L’autre jour, j’ai tenté une dernière chance. J’ai écrit au ministère pour lui demander le prêt d’une somme peu considérable, garantie d’ailleurs, et que je me faisais fort de rembourser en peu de temps. J’aurais pu marcher, avec ça… Au bout d’un mois, on m’a renvoyé ma demande en me disant qu’il fallait, avant tout, la faire passer par la voie hiérarchique. Aujourd’hui, je suis venu ici chercher la réponse qui vient d’arriver…

— Toujours par voie hiérarchique ?

— De plus en plus.

— Et… est-elle satisfaisante, la réponse ?

— Est-ce que vous vous foutez de moi ? Satisfaisante ! Tenez, lisez-moi ça : « Le ministre porte à la connaissance de l’intéressé que le gouvernement, quel que soit son désir de venir en aide aux colons, se voit dans l’obligation de ne leur accorder aucun secours, pécuniaire ou autre. Etc., etc. » Hein ! qu’est-ce que vous en dites ?

— Dame ! s’ils n’ont pas le sou…

— Quand on n’a pas le sou, on reste chez soi ! quand on n’a pas le sou, on ne cherche pas à conquérir des colonies pour en faire les cimetières des imbéciles assez bêtes pour s’y établir !… Ah ! je sais bien ce que vous allez me dire : « Il ne fallait pas y venir ; tu l’as voulu, c’est bien fait » ― Je sais bien, je n’aurais pas dû avoir confiance ; mais, qu’est-ce que vous voulez ? À l’époque de mon départ je n’aurais jamais pu me figurer que c’était tout simplement pour permettre à une séquelle de bandits de spéculer sur des morceaux de papier achetés au poids ― aux palefreniers du Bardo, qu’on avait versé le sang et dépensé les millions de la France. Ce que c’est que d’être naïf !… Mes terres sont bonnes pourtant ; on pourrait faire deux récoltes par an… Quand je pense à tous ces beaux terrains que l’imbécillité de nos gouvernants laisse en friche, je me demande réellement comment il peut se trouver des gens assez simples pour ne pas éclater de rire en entendant prononcer ces deux mots : Colonies françaises. Moi, maintenant, je ne sais pas si je ne ferais pas mieux de m’acheter une corde pour me pendre que de continuer l’existence que je mène. À qui m’adresser, pour me faire avancer les sommes dont j’ai besoin et avec lesquelles je serais certain d’arriver, en peu de temps, à un beau résultat ? À qui ? À des établissements de crédit ? Allez-y voir ! D’ailleurs, vous savez aussi bien que moi que toutes ces boîtes-là prêtent au capital, mais non au travail… Alors, quoi ? Finir de manger mes quatre sous et piquer une tête dans la Medjerdah ? Ce serait peut-être le plus simple… Tenez, tout ça, voulez-vous que je vous dise ? c’est de la fouterie…

Il m’a pris par les bras.

— Venez donc boire quelque chose… À quoi ça sert-il, après tout, de se faire de la bile ? Quand je m’en fourrerais les quatre doigts et le pouce dans l’œil… Nous allons dîner ensemble, n’est-ce pas ?

— Je ne demanderais pas mieux, mais il est déjà tard, et comme je dois être rentré au camp pour l’appel…

— Bah ! l’appel ! je parie qu’ils ne le font pas une fois tous les quinze jours. Venez donc ; si vous rentrez une demi-heure ou une heure en retard, personne ne s’en apercevra…


On s’en est aperçu. Le capitaine commandant la batterie vient de m’infliger huit jours de prison.

Ce n’est pourtant pas un mauvais diable, ce capitaine, gros bonhomme toujours essoufflé, tapotant sans cesse avec son mouchoir son front qui ruisselle constamment de sueur.

Du reste, il a eu soin de me faire prévenir par le fourrier qui m’a annoncé ma punition : « Dites-lui bien que ce n’est pas moi qui le punis, c’est le règlement. Le général m’a recommandé d’être très sévère et, ma foi, vous comprenez… c’est leur faute aussi, s’ils se font punir, ces gredins-là ; ils ne veulent rien entendre. »

Si nous n’entendons rien, en effet, c’est bien que nous ne voulons rien entendre. Nous devons nous fourrer du coton dans les oreilles au moins une fois par semaine… Tous les samedis, régulièrement, le gros capiston vient assister à la lecture du rapport qu’il écoute tout en nouant la cravate de l’un et en boutonnant la veste de l’autre ; après quoi il nous fait un petit discours portant sur la nécessité de nous bien conduire et d’éviter les punitions, le tout entremêlé de recommandations morales et de prescriptions hygiéniques. L’exorde et le fond de la harangue varient un peu, suivant les circonstances, mais la péroraison est toujours la même : « Je ne saurais trop vous recommander d’être très propres. Ainsi, quand vous allez aux cabinets, n’oubliez jamais… (Il fait un geste) vous comprenez ? C’est très nécessaire dans ces pays-ci. Moi, je porte toujours dans ma poche une petite éponge destinée à cet usage-là. Tenez, la voilà. (Il sort de sa poche une chose ronde enveloppée d’un fragment de journal). Oui, je la mets dans du papier, à cause de l’humidité. Ah ! et puis, quand vous allez voir les femmes… oui, je comprends ça… les femmes… on n’est pas de bois… eh ! bien… beaucoup de précautions. Vous m’entendez ? L’eau ne coûte pas cher, n’est-ce pas ? Sans ça, quand vous serez rentrés en France, que vous serez mariés, vous aurez des enfants… des petits enfants… ça sera comme des petits lapins. »

On m’a relégué, avec deux ou trois autres mauvais sujets, dans le marabout des hommes punis ― une grande tente conique dressée devant le gourbi qui sert de corps de garde, à côté de la guérite en feuillage dans laquelle s’assied sans façon le factionnaire vêtu de toile blanche, son képi d’artilleur recouvert d’un couvre-nuque, son mousqueton posé dans un coin. Je regarde, à travers la portière relevée, derrière la corde à laquelle sont attachés nos chevaux et nos mulets, maigres et galeux, la route poudreuse et grisâtre, au sol rayé par les roues des arabas et moucheté par les pieds des bêtes de somme, qui se déroule comme un long ruban pour disparaître, tout là-bas, après l’âpre montée d’une côte rude, derrière le col de Gardimaou. Elle est bordée de l’autre côté, cette route, par des figuiers de Barbarie, aux larges feuilles épineuses d’un vert bleuâtre, dont les troncs rugueux s’enfoncent dans un amoncellement de feuilles mortes qui, tombées, ont l’air de grands écrans fauves. Derrière, tout en bas, on aperçoit la plaine, immense comme une mer, qui conduit en Algérie, et dont les aspérités et les déclivités disparaissent dans l’uniformité confuse des sables blonds. Le soir commence à descendre ; de longues ombres cendrées s’étendent rapidement et chassent les derniers rayons du soleil qui s’éparpillent en millions d’étincelles et s’enfuient à gauche, du côté de la trouée de Souk-Harras, qu’elles incendient, en tourbillons de poussière d’or, tandis qu’à droite, s’assombrissant de plus en plus, toute une suite d’éminences aux formes étranges, de montagnes aux bizarres découpures, la dégringolade des derniers contre-forts de l’Atlas, s’estompe en bleu sur les horizons sanglants du soir.

— Le capitaine !

J’entends un bruit de grosses bottes, un cliquetis d’éperons. C’est lui. Il entre.

— Froissard, vous êtes là ? … Ah ! oui… Eh bien ! j’ai une triste nouvelle à vous apprendre. Le général, sachant que vous avez déjà encouru beaucoup de punitions, m’a fait demander votre livret. Je crois qu’il a l’intention de vous faire passer devant un Conseil de corps. Voilà, voilà… je vous l’avais bien dit… Si vous aviez voulu m’écouter… mais non… on veut en faire à sa tête…

Et patati et patata.

Son petit laïus ne m’avance pas à grand’chose, évidemment ; mais c’est égal, ça me fait presque plaisir de l’entendre me bougonner, ce gros poussah qui, malgré tout, porte de l’intérêt à ses hommes et ne les regarde pas tout à fait comme des animaux. Il n’a pas l’air de se figurer qu’il est pétri d’une autre pâte qu’eux ; il a certainement le cœur moins racorni que tous ceux que j’ai rencontrés jusqu’ici, automates graissés de morgue tudesque et remontés tous les matins par la clef de l’orgueil idiot. C’est encore un homme, au bout du compte, ce vieux maboul que j’entends ronchonner en s’en allant :

— Rien écouter… faire la noce… rentré en France… p’tits enfants… p’tits lapins…..