Savine (p. 263-268).
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XXXI


Je suis en prison ― encore ― et je fais le peloton ― toujours.

Ce n’est plus El-Ksob, ici. Je n’ai plus de vin, plus d’alcool, plus de tabac, plus de Louis-Quinze ― plus même de pain. Je suis retombé dans la misère noire.


Eh bien ! tant mieux ! Je suis content de m’être débarrassé de tout cela, d’avoir secoué toute cette honte.

J’ai reconquis ma haine d’autrefois, la rage qui me met le feu au ventre, ma volonté d’énergumène. Je veux sortir du Barathre. Du courage, il m’en faut encore pendant une demi-année. J’en aurai.

Je suis bien portant, d’ailleurs, malgré les fers, malgré les mauvais traitements, malgré les privations du régime cellulaire. Je me suis rhabitué à ne plus manger qu’une soupe sur quatre. De la blague, tout ça, lorsqu’on sait qu’on sera libre au bout de six mois !

Je me sens fort, en dépit de tout. Et j’ai même une pointe de vanité égoïste en jetant un coup d’œil, parmi les vingt hommes qui me suivent, sur deux ou trois malheureux qui clochent du pied et se traînent difficilement. Car c’est moi qui tiens la tête, c’est moi qui mène le bal, allant toujours, tant et plus, du même pas régulier, habitué à la charge énorme que je porte et qui ne pèse plus sur mes épaules, les bras rompus aux mouvements les plus pénibles et les plus prolongés du maniement d’armes que j’exécute machinalement, sans gêne.

Je crois qu’un homme, lorsqu’il a pu dépasser un certain degré de fatigue et d’abattement, franchir, par un effort tenace de résolution, la limite qu’il s’est d’abord figuré ne pouvoir atteindre, est capable de continuer, sans plus souffrir, l’exercice qui lui a semblé impossible, de sauter, maintes et maintes fois, par dessus l’obstacle qu’il a pensé refuser. On arrive à s’insensibiliser.


J’éprouve un serrement de cœur, pourtant, lorsque, à chaque tour de piste, j’arrive devant la petite butte de gazon sur laquelle est monté le sergent de garde qui nous fait manœuvrer. Un homme est assis, au pied du tertre, son sac à terre, à côté de lui, son fusil entre les jambes. C’est Queslier.


Pauvre garçon ! Brave cœur ! Il y a longtemps qu’il souffre, déjà, car le climat meurtrier l’a anémié, car les tourments qu’on lui a fait endurer l’ont affaibli à tel point qu’il n’a pas pu continuer le peloton, ce matin, et qu’il a été forcé de se faire porter malade. On a été chercher le médecin-major.


Il arrive.

— C’est vous qui vous êtes fait porter malade ? Où avez-vous mal ?

— Partout, monsieur le major.

— Mais enfin, de quoi vous plaignez-vous ? De quoi souffrez-vous ?

— De la fatigue. Je n’en puis plus.

— Ce n’est pas une maladie, cela. Voyons, vous n’avez pas autre chose ?

— Mais, monsieur le major, examinez-moi. Je vous assure que je suis exténué, brisé, éreinté. Je n’ai plus trois gouttes de sang dans les veines. Mes jambes ne peuvent plus me porter…

Un flot de paroles désespérées.


— Mon ami, vous êtes peut-être fatigué, je n’en disconviens pas. Seulement, pour moi, cela ne suffit point. Je ne puis vous reconnaître malade.

Et, se tournant vers le chef de poste, le major ajoute :

— Sergent, vous pouvez commander à cet homme de continuer son exercice.

Et il s’en va, tranquillement, les paillettes d’or de son képi éclatant au soleil au-dessus de la bande de velours ; frappant sa botte, à petits coups, de sa cravache à pomme d’argent.


— Queslier, placez-vous le premier… en tête !… Pas gymnastique, marche !

Le malheureux fait cinq ou six pas en titubant.

— Nom de Dieu ! Plus vite que ça ! Marchez-lui sur les talons, Froissard.

Queslier s’arrête et laisse tomber son fusil. J’essaye de lui donner du courage ; mais je sens qu’il ne peut plus faire un pas. Ses jambes raidies flageollent sous lui. Ah ! bon Dieu !


— Queslier ! pour vous tout seul !… pas gymnastique, marche !

Queslier ne bouge pas.

— Les deux premiers, arrivez ici… Froissard et le suivant.

Nous nous approchons du sergent qui est descendu du tertre et qui s’est dirigé vers Queslier.

— Vous savez qu’aux termes d’une circulaire promulguée par le général commandant la division d’occupation de Tunisie, tout homme qui se fait porter malade au cours d’un exercice quelconque et qui n’est pas reconnu tel par le major, doit être considéré comme ayant refusé l’obéissance à son supérieur… Froissard et vous, vous êtes témoins que cet homme s’est fait porter malade au cours d’un exercice et n’a pas été reconnu tel ?

Que faire ? … Il me vient une idée :


— Sergent, vous ne lui avez pas lu le Code pénal.

— C’est inutile. J’aurais même pu le faire mettre en prévention de conseil de guerre aussitôt après le départ du major. La circulaire du général m’y autorise.

— Cependant, sergent, le code est déjà assez sévère…

— Ce n’est pas l’avis du général, probablement….. D’ailleurs, taisez-vous !

— N’insiste pas, me dit Queslier, qui sourit tristement. Je ne peux plus mettre un pied devant l’autre.

Et il me lance un regard que je comprends…

— Vous êtes témoins, n’est-ce pas ?

— Oui, sergent.


On a emmené Queslier auquel on a mis, sous son tombeau, les fers aux pieds et aux mains.


Le peloton est fini. Si je pouvais ne pas être aperçu !…

Justement une bande de gradés fait son entrée dans le ravin avec un saladier de fer-blanc, énorme, plein de punch. Ils pénètrent dans le marabout du sergent de garde pour trinquer avec leur collègue de service. Il y a eu une promotion ce matin, paraît-il ; un des pieds-de-banc, Balanzi, a été nommé sergent-major. C’est le factionnaire qui, tout bas, vient de me jeter cette nouvelle.

Il a raison. J’entends des hurlements, mêlés à des éclats de rire, sortir du marabout. En chœur, les chaouchs entonnent une chanson :


Nous avons un sergent-major…
… Il a cinq pieds, six pouces,
Et des galons en or !


Des galons en or ! Dire que c’est avec ça qu’on étrangle un peuple !


Personne ? Pas de danger ? La sentinelle tourne le dos. Sans bruit, je me glisse jusqu’au tombeau de Queslier.

— Rien n’est perdu, vois-tu, rien. Je passerai au conseil, mais je m’en tirerai. Il n’est pas possible qu’ils osent me condamner. Si je croyais le contraire… Mais non, ce n’est pas possible… Tu as compris mon coup d’œil, tout à l’heure ? J’aime bien mieux que ce soit toi qui me serves de témoin. Tu me défendras, au moins, et tu pourras m’aider à me tirer de leurs pattes, à Tunis. Avec toi, je peux tout espérer, au lieu qu’avec une bourrique, j’aurais été frais !… Allons, mon vieux, ne te fais pas de bile, va ; ça n’en vaut pas la peine, tout ça. Nous retournerons à Paris, malgré eux, les crapules ! Et nous irons voir s’il y a encore de la place dans un jardin de la rue des Rosiers où l’on colle autre chose que des espaliers, le long des murs.