Savine (p. 214-225).
Chap. XXV  ►


XXIV


C’est le lieutenant Ponchard, cet officier que j’avais vu pour la première fois à Aïn-Alib, le 14 juillet, qui a remplacé à El-Ksob le capitaine Mafeugnat. Tout nouvellement arrivé de France, n’étant jamais sorti du Dépôt où il n’avait pas exercé de commandement direct, il n’a pas eu le temps d’acquérir la dureté et la sécheresse de cœur dont ses collègues se font gloire. On a fait descendre d’Aïn-Alib, avec lui, des gradés dont la sévérité et la violence n’ont rien d’exagéré. La fleur des pois des chaouchs.

Par le fait, eu égard surtout au triste état dans lequel nous nous trouvions il y a quelques jours à peine, nous ne sommes pas trop malheureux. En dehors des heures de travail, on nous laisse à peu près tranquilles. Nous jouissons d’une certaine liberté ― la liberté au bout d’une chaîne.

Nous continuons à déclarer ballon, par exemple. Ah ! oui, nous claquons du bec sérieusement.

— Maintenant, si l’on pouvait manger à peu près à sa faim, disait l’autre jour Rabasse, on n’aurait pas trop à se plaindre… Mais comment faire pour arriver à un pareil résultat ?


À force de se creuser la tête et de retourner la question sous toutes ses faces, il est arrivé à découvrir un moyen : il s’est abouché en secret avec l’un des sapeurs du génie qui surveillent les travaux du bordj, et le sapeur, alléché par la promesse d’une forte prime, a consenti à se laisser adresser une certaine somme dont il remettra, en nature, le montant au disciplinaire.

— Oui, mon cher, m’a dit Rabasse qui m’a fait part de sa combinaison, j’ai été obligé de lui promettre vingt-cinq pour cent. Et encore, il s’est fait tirer l’oreille, l’animal. Crois-tu que c’est assez salaud, des individus pareils ? Dame ! c’est un bon soldat, celui-là ; il est inscrit sur le tableau d’avancement ! Il verrait crever de soif un Camisard qu’il ne lui donnerait pas un verre d’eau, mais pour dix francs, il lui passera un litre d’absinthe. C’est joli, la solidarité dans l’armée.

— À ta place, ai-je répondu, je le dénoncerais, quitte à perdre mon argent. Il ne l’aurait pas volé.

— Bah ! qu’est-ce que tu veux ? Mieux vaut encore passer par là et ne pas crever de faim. Je commence à en avoir assez, vois-tu, d’entendre hurler mes boyaux.

Moi aussi. Je pourrais, un jour sur deux, mettre mon estomac en location ou laisser mon tube digestif au vestiaire. Ce que j’ai souffert de la faim, dans ce satané pays !…


— Tu devrais faire comme moi, a conclu Rabasse, et te faire envoyer de l’argent.

Pourquoi pas ? Seulement, voilà : je ne sais pas par qui m’en faire envoyer. Mes parents ? Je les ai saqués d’une sale façon, il y a déjà longtemps ; d’ailleurs, pour rien au monde, je ne voudrais leur demander un sou… Alors, quoi ? … Paf ! voilà que mes souvenirs qui se sont mis à danser une sarabande dans mon cerveau d’affamé s’abattent sur la figure d’un cousin éloigné ; un brave garçon, que je n’ai pas vu depuis longtemps, mais qui m’a toujours porté un certain intérêt. Est-ce une raison pour croire qu’il va s’empresser de déposer son offrande sur l’autel de ma fringale ? Puis-je espérer que la victime viendra elle-même tendre au couteau, qui ne demande qu’à l’ouvrir, non pas sa gorge, mais sa bourse ?

Essayons. Je joue du cousin. Je lui écris une lettre insidieuse et apitoyante. Je le prends par tous les bouts ; je le tâte de tous les côtés. J’ai l’air d’un rétiaire qui cherche à envelopper l’ennemi de son filet pour le percer de son trident.

Quatre pages ! c’est assez. Je ne lui dis pas, dans ces quatre pages, que je suis aux Compagnies de Discipline. Je ne veux pas effaroucher sa pudeur, mettre en déroute ses instincts honnêtes de bon bourgeois, le forcer à coller les mains sur ses yeux. ― J’aime bien mieux qu’il les mette à sa poche. ― Je lui raconte une petite histoire : J’ai été envoyé dans le Sud, tout dans le Sud, pour escorter une mission scientifique chargée d’étudier les inscriptions romaines gravées sur les sables du désert. Il n’y a pas de bureaux de poste, dans ce pays-là. « Il y en aura peut-être un jour ; espérons-le du moins, cher cousin. » En attendant, je serais très heureux si mon excellent parent consentait à m’envoyer une certaine somme au nom du sapeur Bompané qui me la fera parvenir sans faute. J’esquisse même un léger portrait du sapeur : la crème des honnêtes gens, un cœur d’or ; tout est sacré pour lui, etc. Je n’écris pas à mon père, ni à mon oncle, parce que je ne voudrais pas qu’ils se fissent du mauvais sang en me sachant si loin ; je ne sais pas au juste quand se terminera notre voyage. J’ai tout lieu de croire, cependant, que nous ne pousserons pas jusqu’aux sources du Nil.

Relisons un peu, pour voir. C’est ça, c’est ça… tout y est : la chaleur, les gazelles, les palmiers, les chameaux. « Tous les jours, nous mangeons un bifteck de chameau… Quelquefois, nous sommes pressés par la soif. Que faisons-nous ? Nous ouvrons la bosse d’un chameau, ce réservoir dont la Providence a gratifié le vaisseau du désert, et nous nous désaltérons en remerciant Dieu… Les chameaux restent quarante jours sans manger. C’est très curieux. » Je parle aussi des lions ; je consacre deux lignes à la hyène et une phrase entière au boa constrictor. Allons, ça n’a pas l’air d’aller mal… Ah ! sacré nom d’une pipe ! j’ai oublié l’autruche ! Ça fait pourtant rudement bien, l’autruche ! Vite : « À l’approche du chasseur, l’autruche enfouit sa tête dans le sable. » Maintenant, ça peut marcher. Voilà une lettre, au moins, qui prouve que les pays que je visite font quelque impression sur moi. J’éprouve des sensations. Je ressens quelque chose là, là, au spectacle des tableaux grandioses de la nature. Je ne vais pas le nez en l’air, comme un imbécile, sans rien voir, sans penser à rien. Ah ! mais non. Je sens, je vois, je vois même très bien ; et la preuve, c’est que je vois absolument comme tous ceux qui ont vu avant moi. En relisant Buffon, mon cousin pourra constater que je ne le trompe pas.

Je porte ma lettre au vaguemestre et j’attends. Je sais que je ne pourrai pas avoir de réponse avant une dizaine de jours.


Nous travaillons toujours à la construction du bordj, un quadrilatère garni de casemates couvertes de voûtes en pierres et défendu par des bastions, aux deux angles opposés. Le travail est moins dur, maintenant que nous n’avons plus sur le dos la bande des étrangleurs ; seulement, il est plus compliqué. Le lieutenant du génie, qui est un roublard, a embauché quelques Italiens pour la maçonnerie et nous a chargés, nous, d’extraire la pierre des carrières et de fabriquer la chaux et le plâtre nécessaires. Nous avons établi des fours et, pendant que les uns les remplissent, les autres s’en vont faire dans la montagne la provision de bois indispensable. On ne nous escorte pas dans nos pérégrinations et, pourvu que nous revenions avec un fagot à peu près raisonnable, personne ne nous chicane. Nous n’abusons pas outre mesure de la liberté qui nous est laissée ; nous en abusons un peu, naturellement, car l’homme n’est pas parfait et l’affamé moins que tout autre ; mais nous nous bornons à dévaliser par-ci par-là un Arabe dont les bourricots sont chargés de dattes, ou à enlever un agneau que nous faisons rôtir dans un ravin. Il y a aussi, derrière les montagnes, des jardins plantés de figuiers où nous allons pousser des reconnaissances assez souvent. Les Arabes se sont aperçus que leurs fruits disparaissaient comme par enchantement et se sont mis à monter la garde. Au lieu de les détrousser en cachette, nous les avons détroussés en leur présence et, comme ils ont fait mine de se rebiffer, nous leur avons flanqué une volée. Là-dessus, ils ont été se plaindre au camp, où le factionnaire, naturellement, les a reçus à coups de crosse. Les indigènes l’ont trouvée mauvaise ; ils ont pris le parti de déposer une plainte au bureau arabe, à Aïn-Halib. Et, lorsque nous sommes retournés dans les jardins pour faire notre petite provision, nous avons trouvé un vieil Arabe qui nous a fait voir de loin un bout de papier sortant à demi d’un étui de cuir qu’il portait sur la poitrine. Le vieillard nous a fait comprendre que ce papier lui donnait le droit de nous faire mettre en prison, si nous persistions à pénétrer sur ses terrains sans son autorisation.

— Tiens, c’est drôle, me dit le Crocodile. Qu’est-ce que ça peut être que ce papier-là ?

— Je ne sais pas, mais c’est bien facile à voir.

Et je m’approche du vieux, qui recule en faisant de grands gestes. Il déclare qu’il a payé son papier cent sous au bureau arabe et qu’il ne le laissera pas prendre. Je lui explique que je ne tiens pas du tout à le lui prendre, mais que je voudrais bien le voir, même d’un peu loin. L’Arabe se retire à l’écart, sort son papier de l’étui, le déplie soigneusement et me le montre, à trois pas.

J’en reste bleu. C’est une page de la Dame de Montsoreau !

— Et tu as payé ça cent sous ?

L’Arabe me fait un signe affirmatif.

— Douro, douro.

Le Crocodile me frappe sur l’épaule.

— Épatant, hein ? Et dire qu’on fait passer des hommes au conseil de guerre pour avoir perdu une brosse ou volé des pommes de terre.


Un beau jour, on nous remplace dans nos fonctions de bûcherons et de chaufourniers par des indigènes qui rapportent du bois sur des bourricots et qui font de la chaux à la grâce de Dieu. Pour nous, nous sommes employés simplement à servir les maçons. Qu’est-ce que ce changement peut signifier ?

Un sapeur, sur les chantiers, nous donne la clef de l’énigme. Le lieutenant du génie attend un général inspecteur des travaux. Or, comme il marque régulièrement et quotidiennement sur ses livres de comptes trente journées d’indigènes porteurs de bois et trente journées d’indigènes chaufourniers, il ne se soucie guère d’être pris en flagrant délit de contradiction avec lui-même. Il tient à établir, pour un ou deux jours, dans la pratique, l’équilibre qu’il a établi théoriquement entre les recettes et les dépenses.


Le général est passé, a examiné, a félicité et s’est retiré on ne peut plus satisfait, promettant au lieutenant la croix qu’il a si bien méritée.

Le soir même, les Arabes ont été congédiés et n’ont plus figuré, à l’état d’auxiliaires, que sur les livres où des états de solde sont dressés périodiquement. Quel roublard, cet officier du génie !


— Il la connaît dans les coins, dit Bras-Court en hochant la tête, le soir, quand nous sommes réunis dans un coin du camp pour causer ou écouter des contes.

— Tout ça, voyez-vous, dit Acajou d’un ton sentencieux, c’est voleur et compagnie. Seulement, il vaut mieux ne pas dire tout haut ce qu’on en pense… Ah ! à qui le tour de raser ? À toi, l’Amiral !

L’Amiral secoue la tête. Ce n’est pas à son tour. Queslier qui est assis sur une pierre, dans un coin, pensif, a l’air de se réveiller en sursaut.

— À qui le tour ?… C’est une histoire que vous voulez ? Eh bien ! je vais vous en raconter une. Elle est drôle ; vous allez voir. Et puis, c’est une histoire de voleurs, ça fera votre affaire. Écoutez :

« Il y avait une fois un juif arabe qui s’appelait Choumka. Il était de Karmouan, une grande ville dont vous devez avoir entendu parler, si vous ne la connaissez pas. C’était un de ces industriels comme vous avez pu en voir partout, surtout au commencement de l’expédition ; suivant les colonnes, se promenant dans les villes de garnison porteur d’un méchant éventaire, criant : « Grand bazar ! À la bon marché ! À la concurrence ! Kif-kif madame la France ! » vendant du papier à cigarettes, l’article de Paris, la goutte et l’épicerie ; ― la graine des mercantis, enfin, pelotant les soldats, les sous-officiers et les officiers, à mesure qu’ils avancent dans le commerce et devenant parfois fournisseurs des denrées d’ordinaire en même temps que procureurs pour les états-majors.

« En 1883, les fonctionnaires compétents de la subdivision de Jouffe et le général E… qui la commandait, devaient adjuger à un ou plusieurs particuliers la fourniture des subsistances et des moyens de transport pour tous les postes situés entre Jouffe et Karmouan, sur un parcours d’environ 150 kilomètres. Il y avait là des millions à extorquer à l’État. Les gros bonnets le comprirent bien et se demandèrent pourquoi ils ne s’adjugeraient pas à eux-mêmes cette entreprise à laquelle on pouvait ajouter, d’ailleurs, celle de toutes les fournitures militaires : viande, alfa, orge et fourrages. Il n’y avait qu’une difficulté : l’adjudication était publique et il était difficile d’être en même temps adjudicateur et adjudicataire. L’état-major de Karmouan eut une idée splendide : il désigna à celui de Jouffe un individu qui pourrait servir d’homme de paille. Cet individu était Choumka. L’idée fut fort goûtée et Choumka fut accepté avec enthousiasme, entre la poire et le fromage d’une orgie dont il avait sans doute procuré l’élément féminin.

« Tout le monde était émerveillé. Ce que c’était que le commerce ! Choumka, le mercanti, celui qui avait vendu la goutte aux soldats derrière la Kasbah, était devenu fournisseur de toutes les subsistances militaires et des moyens de transport ! Il avait un parc d’arabas à Jouffe, un autre à Karmouan ! Que n’avait-il pas ? Il avait tout !

« Ça alla bien assez longtemps. Les bailleurs de fonds et le titulaire de l’adjudication s’entendaient comme larrons en foire. Ce dernier se contentait de la part que le lion voulait bien lui laisser, sans préjudice de la vente ― combien de fois répétée ― des mêmes bottes d’alfa ou de foin et des mêmes sacs d’orge, qui ne sortaient de ses magasins que pour y revenir, le soir même, sur des prolonges escortées d’un maréchal des logis ou autre adjudant. Choumka était aussi fournisseur des matériaux pour le génie, pierres, chaux, plâtre, etc. Il sut obtenir les bonnes grâces du commandant supérieur du cercle et se fit donner des hommes de corvée qui travaillèrent à lui construire une maison sur une des places de la ville. Un bataillon d’infanterie fournissait les hommes ; le génie, les plans et devis, les outils et les matériaux ; la maison avançait rapidement ; c’était une sorte de villa que devait habiter plus tard l’état-major…

« Quelle mouche les piqua tous, tout d’un coup ? Quelle est la moukère que Choumka ne put ou ne voulut procurer pour une petite soirée à la Poste ? ― C’était là qu’avaient lieu les orgies et tous les hommes de mon bataillon qui ont pris la faction au Trésor ont vu défiler les bacchanales. ― Toujours est-il qu’on se fâcha. On enleva les outils du génie qui se trouvaient dans la bâtisse, on supprima les hommes de corvée. Choumka, qui était évidemment devenu quelqu’un et qui s’était enrichi à nombre de tripotages, eut l’air de se moquer carrément de ces messieurs. Il prit des ouvriers italiens et arabes et continua tranquillement sa maison.

« L’état-major fut piqué au vif. Il résolut de se venger et de jouer quelque bon tour à l’insolent qui le narguait. Une occasion magnifique se présentait ; un sergent-major du génie venait justement de déserter avec une forte somme d’argent, et s’était embarqué à Jouffe dans un tonneau. On fit un inventaire au génie ; il manquait des outils. On fit des perquisitions et l’on trouva chez Choumka quelques pelles ou quelques pioches qui y avaient été oubliées ― ou rapportées intentionnellement. ― On mit Choumka en prison. Il se rebiffa, menaça de vendre la mèche. Alors, on voulut le faire sortir. Mais, tout d’un coup, il refusa. Il déclara que, puisqu’on l’avait mis en prison pour vol, il voulait qu’il y eût jugement ; et, malgré toutes les démarches tentées pour le dissuader, il ne voulut pas en démordre. Il intenta enfin un procès au général E. et à ses acolytes et fit venir à Jouffe un grand avocat de Paris. On se figurait que Choumka n’avait ni livres ni comptabilité ; tout au contraire, il produisit des registres d’entrée, de sortie, de doit et d’avoir on ne peut plus en règle. On avait devant soi un véritable négociant. L’affaire vint devant le conseil de guerre séant à Jouffe qui, quoi qu’il en eût, fut forcé d’accorder à Choumka des dommages-intérêts très considérables payables par le général E. et consorts, qui ne tardèrent pas à se voir rappelés en France.

« Choumka, lui, est toujours adjudicataire de toutes les fournitures ; mais, maintenant, c’est parce que, grâce à sa fortune, il n’a plus de concurrents à redouter ; il détient tous les moyens de transport. Il va par Karmouan en burnous de soie, avec montre, chaîne et breloques en or massif au gousset. Sa maison est superbement finie et les officiers de la garnison y sont ses très humbles locataires. ― Voilà ».


Acajou, riant d’un rire sardonique, donne la moralité :

— C’est un adroit filou qui en a roulé d’autres comme des chapeaux d’Auvergnats.

— Ah ! parbleu ! s’écrie Rabasse, on l’a dit et c’est rudement vrai : les armées permanentes sont une cause permanente de démoralisation. Tant qu’elles existeront…

— Oui, dit Queslier. Et elles existeront tant que la Révolution sociale ne les aura pas flanquées par terre. Ah ! ça ne serait pas malin, pourtant, vois-tu ; il y en a tant, de malheureux, qui ne demandent qu’à laisser là le pantalon rouge pour retourner chez eux ! Je suis sûr qu’avec un simple décret…

J’interviens.

— Laisse-moi faire une supposition, Queslier. Je suppose que la Révolution soit faite. On a décrété l’abolition des armées permanentes. Le décret est porté à la connaissance d’un colonel commandant un régiment dans une ville quelconque. Aussitôt, il fait réunir ses deux mille hommes et leur lit la décision en question. Les deux mille hommes sont disposés à partir, n’est-ce pas, Queslier ? et joyeusement, encore ?

— Naturellement.

— Oui. Mais le colonel fait suivre sa lecture de ces quelques mots : « Que ceux qui veulent abandonner le drapeau, délaisser les intérêts supérieurs de la patrie, que ceux-là s’en aillent. Mais qu’ils restent, ceux qui ne veulent pas déserter le champ d’honneur, qui veulent rester fidèles au devoir militaire et bien mériter de leur pays ! » Alors, sur ces deux mille, sais-tu combien sortiront des rangs ? Cinquante, à peine ! Et si le colonel crie aux autres : « Fusillez-moi ces cinquante hommes ! » ce sera à qui, parmi les dix-neuf cent cinquante, se précipitera pour les coller au mur !

Queslier réfléchit un instant.

— Oui. C’est vrai. À moins que, sur les cinquante hommes, il ne s’en trouve un qui lève son fusil et envoie une balle dans la peau du colonel. Alors, tout le régiment partirait. Oui, il faudrait ça… c’est malheureux, pourtant !…


Peut-être. Mais à qui la faute si, aux yeux de la foule, le Droit lui-même doit chercher sa sanction dans la force ― la force inutile souvent, et bête quelquefois ? ― À qui la faute si le peuple ne comprend pas encore qu’on puisse imprimer le sceau de l’éternité, autrement qu’avec du sang, sur la face des révolutions ?

C’est l’aveuglement des peuples ― ces parias hébétés par la misère et l’ignorance, ces souffrants dont les passions ont toujours, au fond, quelque chose de religieux ― qui réclame de la foi révolutionnaire des sacrifices sanglants et des scapulaires rouges.