Savine (p. 202-213).
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XXIII


Le général, à Boufsa, a paru indigné de ce que nous lui avons appris. Il a prescrit une enquête et nous a promis, s’il y a lieu de le faire, de punir sévèrement les coupables. En attendant, il nous a fait reconduire à El-Ksob. Nous sommes retombés sous la coupe du capitaine Mafeugnat et de ses séides, qui nous en font voir de dures.


Quelle canaille, que ce Mafeugnat ! Une face jaunie par la bile, percée de petits yeux de cochon et agrémentée d’un nez enflé, pourri, en décomposition, constamment enduit d’onguents ou de pommade ; une physionomie répugnante, rongée par le vice et crispée par la méchanceté ; une tête de bourreau malade, de tortionnaire galeux, d’inquisiteur constipé. Il est toujours en train de rôder, la tête baissée, comme une hyène dans sa cage, autour de sa maisonnette. On dirait qu’il est en quête d’une étrille ou qu’il est à la recherche d’un clysopompe. L’autre jour, je suis passé à dix pas de lui. Il s’est arrêté net et m’a lancé un regard furieux. Ce n’est pourtant pas de ma faute si ses pustules ne veulent pas guérir et si les hommes de corvée trouvent vide, tous les matins, le Jules qui lui est réservé. La maladie rend irritable et injuste, je le sais bien, mais ce n’est pas une raison pour avoir l’air d’accuser les gens d’avoir jeté un sort sur vos tumeurs et d’avoir enchanté votre S iliaque.


— Vous, vous m’avez l’air de filer un mauvais coton, m’a dit hier le sergent qu’on appelle l’Homme-Kelb ; avec votre air de vous ficher du monde, je crois que vous n’irez pas loin… Et ne me regardez pas comme cela, quand je vous interloque… Je n’en veux pas, de ces coups de z’yeux !…

Il ne veut pas qu’on le regarde, ce sauvage poilu, moulé dans un cor de chasse. Quel dommage ! Il est pourtant bien intéressant à voir, avec sa figure blafarde d’assassin lâche, son nez en pied de marmite où pend une roupie infecte et son poil roux de Judas hirsute qui lui envahit les yeux et cache ses larges oreilles aplaties.

Et le caporal Mouffe, un ignoramus aux yeux morts de poisson vidé, qui a jeté le froc aux orties pour endosser une livrée de geôlier !

C’est lui, ce Mouffe, qui a fait saisir l’autre jour un malade atteint de dysenterie qui, n’ayant pas le temps d’aller au dehors du camp, avait posé culotte à quelques pas de sa tente. Il l’a fait renverser par terre et lui a fait traîner la figure dans les excréments. Il a trouvé un homme pour accomplir cette besogne lâche, un nommé Prey, sorte de brute inconsciente, qui porte ces mots tatoués sur le front : « Pas de chance. » Quand le malade s’est relevé, il avait les mains et les bras déchirés par les pointes des cailloux sur lesquels il était tombé, et du sang coulait à travers l’ordure dont était souillé son visage.

C’est lui, ce Mouffe, qui, tous les soirs, après l’appel, chaussé de chaussons de lisière, rampe autour des marabouts pour épier le moindre bruit, et qui répète toutes les cinq minutes, d’une voix nasillarde de prêtre idiot :

— Je veux entendre le plus profond silence !


Quels êtres, mon Dieu ! Ah ! mieux vaudrait mille fois vivre dans les montagnes, avec les bêtes, avec les chacals et les hyènes dont on entend les hurlements, la nuit, que de passer son existence avec ces brutes qui croient être des hommes !


Et il faut trimer, avec ça, comme des nègres. Nous travaillons à la construction d’un bordj, à côté du camp. Cinq heures de terrassement le matin, quatre le soir, avec les chaouchs, revolver au côté, se promenant sans cesse le long de la tranchée, punissant ceux qui lèvent la tête, punissant ceux qui travaillent mollement, punissant ceux qui n’arrivent pas à terminer leur tâche, engueulant tout le monde à tort et à travers.

Je me moque de leurs menaces ; je me fiche de leurs engueulades. D’ailleurs, ils se sont décidés à me laisser assez tranquille ; ils se sont aperçus que j’abattais ma part de turbin assez consciencieusement. Le travail ne me fait plus peur, en effet. Je me suis habitué au maniement de la pioche et de la pelle, et la multiplicité des calus a rendu la peau de mes mains aussi dure et aussi rugueuse que de la peau de crocodile. C’est très utile, de ne pas avoir l’épiderme trop délicat lorsqu’on a à remuer un sol aussi rocheux et aussi rude à entamer que celui que nous éventrons, terrain pierreux dans lequel la pioche porte à faux et rebondit sur le roc, en envoyant dans les bras des contrecoups douloureux. Il ne manque pas de gens qui n’ont pas autant de chance que moi et qui se donnent un mal du diable sans arriver à des résultats appréciables.


Il y a ainsi dans mon équipe un certain Dubuisson qui pourrait facilement emporter dans ses poches, à la fin de chaque séance, toute la terre qu’il a piochée. Il a commencé par travailler avec acharnement, mais, voyant que son courage ne lui servait à rien, il s’est ralenti peu à peu et se contente maintenant de gratter légèrement le sol avec la pointe de sa pioche. Quand il a abattu de quoi remplir un képi, il prend sa pelle et se met en devoir de débarrasser la fouille.

— Dubuisson ! lui crie l’Homme-Kelb, voulez-vous lancer la terre plus fort que ça ! Elle retombe toute dans la tranchée.

— Sergent, ce n’est pas de ma faute. Il y a un crochet au bout de ma pelle.

— Tâchez de la charger un peu plus, votre pelle ! Et baissez-vous pour ramasser ces pierres !

— Impossible, sergent ; la terre est trop basse. Mettez-la d’abord sur un billard et nous verrons.

— Huit jours de salle de police !… Avec le motif… Impertinence flagrante !

Dubuisson, sans rien dire, continue à tapoter autour d’une grosse pierre. Voilà trois jours qu’il la gratte, cette pierre, tout doucement. On dirait qu’il a peur de lui faire du mal. Il prétend qu’elle est collée.

— Oui, sergent, collée. Ou plutôt, voulez-vous que je vous dise ? Cette pierre-là, elle n’en a pas l’air, n’est-ce pas ? Eh bien ! c’est le commencement d’un banc. On s’en aperçoit bien quand on tape dessus. Tenez… pif ! paf ! Entendez-vous comme ça résonne ? Il n’y a pas à s’y tromper, c’est la tête d’un banc de pierre. Ça s’étend peut-être à plusieurs lieues…

— Huit jours de salle de police… Fichez de ma fiole, nom de Dieu !

L’Homme-Kelb s’en va, furieux. Le caporal Mouffe s’approche à son tour.

— Dubuisson, je commence par vous mettre quatre jours pour nonchalance au travail, et je vais vous en mettre huit si vous ne piochez pas plus fort que ça.

— Je ne peux pas, caporal ; je n’ai pas les bras assez longs. Jugez vous-même. Ce n’est pas mauvaise volonté. Vous comprenez bien que je n’y peux rien, si maman m’a fait les bras courts.

L’équipe a éclaté de rire au nez du cabot et l’on a surnommé Dubuisson : Bras-Court. Sacré Bras-Court ! Petit à petit, il est arrivé à imposer sa flemme. Les chaouchs continuent à le fourrer dedans, mais ont complètement renoncé à exiger de lui un travail sérieux. Comme il est musicien, il passe son temps, sur les chantiers, à nous chanter, à demi-voix, des morceaux en vogue au moment de son départ de France. De temps en temps, quand les pieds-de-banc ont le dos tourné, il place le manche de sa pelle sur son bras gauche, comme une guitare, tandis que, de la main droite, il pince des cordes imaginaires.

Je suis heureux de l’avoir à côté de moi, ce fainéant obstiné. Il me met de la joie au cœur, avec ses morceaux de romances et ses bribes d’opéra-comique. Et nous ne nous plaignons pas de faire sa tâche, d’enlever un peu plus de terre ou d’aller vider quelques chignoles de plus, pourvu qu’il nous donne ses chansons. Un peu de gaîté fait oublier tant de choses ! Nous sommes si malheureux !


D’abord, nous crevons de faim. Depuis que je suis à El-Ksob, je n’ai pas fait encore un seul repas avec du pain. Ce sont des chameaux qui nous l’apportent d’Aïn-Halib, le pain, tous les deux jours, à onze heures. On se jette dessus, littéralement. À midi, je crois qu’il serait impossible de trouver, dans tout le camp, de quoi reconstituer la moitié d’une boule de son. En garder un peu pour manger avec les gamelles, ce n’est pas la peine d’y songer. D’abord, la faim fait taire la prévoyance ; elle a besoin d’être calmée immédiatement. Et puis, entre nous, nous nous volons les croûtes qui restent. On m’en a volé, j’en ai volé. La morale ? Les affamés s’assoient dessus.


Pendant une demi-heure, après la distribution du pain, on n’entend sous les marabouts qu’un grand bruit de mâchoires. Chacun, en silence, tortore son bricheton jusqu’à la dernière miette. Ce n’est pas long à avaler, les trois livres de gringle !

Ce qu’il y a de malheureux, c’est qu’il ne tient pas au corps, ce pain frais. Il s’en va avec une rapidité !… On a beau faire des efforts pour le conserver, c’est comme si l’on chantait.

— C’est la faute de cette cochonnerie d’eau que nous avalons, déclarent, en hochant douloureusement la tête, des désolés qui, une heure à peine après avoir briffé leur boule, reviennent d’un endroit écarté en boutonnant leurs pantalons.

C’est vrai, c’est la faute de l’eau que nous buvons, une eau saturée de magnésie, que les mulets vont chercher à un puits creusé dans une coupure, au pied d’une montagne. Elle débilite d’une façon effrayante, cette eau ; elle vous flanque des diarrhées atroces ― quand ce n’est pas la dysenterie. ― On a toujours l’estomac vide avec cette eau-là. On digère en mangeant. On fait la pige aux canards. Ah ! ils seraient à leur aise, ici, ceux qui prétendent que la liberté du ventre est la première des libertés !

La gamelle ne contient qu’une chopine d’eau chaude sur laquelle flottent deux tranches de pain et qui recouvre un morceau de viande gros comme le pouce. On trouve aussi, quelquefois, tout au fond, une douzaine de haricots qui, après avoir passé vingt-quatre heures dans la marmite, pourraient encore servir pour tuer des piafs, avec une fronde.

« Comme les hommes sont bien nourris, a le toupet d’écrire le capitaine Mafeugnat dans les rapports que le caporal Fleur-de-Gourde, qui fait fonction de secrétaire, nous lit tous les jours, à midi, on peut exiger d’eux une grande somme de travail. Sur les quatre heures de repos ou de sieste, on prendra tous les jours une ou deux heures qui seront consacrées à des travaux nécessaires à l’amélioration du camp. »

Et, quotidiennement, une décision ridicule émaillée de citations latines nous indique l’ouvrage à entreprendre. « Aujourd’hui, le détachement ira faire une corvée de bois ; les hommes seront envoyés de différents côtés, deux par deux. Numero Deus impare gaudet. » ― « Aujourd’hui, le détachement divisé en trois parties coram populo, muni d’outils ex æquo, se rendra sur la route d’Aïn-Halib pour arracher des pierres ad hoc. »

— Quel idiot ! s’écrie Rabasse ; ce qui me fait rager, moi, ce n’est pas tant d’être sur pied du matin au soir, que de me voir commandé par un imbécile de cette trempe-là ! Dire qu’on flanque des galons à des ânes pareils !


Moi, ce qui me fait rager, dans cet affreux camp d’El-Ksob, c’est chaque chose en particulier et tout en général. Je ne suis pas le seul, d’ailleurs ; presque tous les hommes du détachement, surmenés et agacés, sont surexcités d’une façon effrayante. Nous sentons peser sur nous la surveillance la plus étroite, l’espionnage le plus atroce. La moindre faute, le moindre écart, sont punis avec une sévérité exagérée. La fatigue et la faim sont érigées en système. Nous ne dormons qu’une nuit sur deux : tous les soirs, sur les cinquante hommes présents à l’effectif, on en commande vingt-quatre pour la garde. Il faut aller monter la faction à tous les coins du camp et jusque sur les montagnes, pour se remettre, le lendemain, au travail éreintant.

Il devient de plus en plus dur, ce travail. Les chaouchs, au lieu d’avoir le revolver au côté, l’ont maintenant à la main et parlent, cinquante fois par séance, de vous brûler la cervelle. Craponi, qui est revenu d’Aïn-Halib, et qui nous a pris en grippe, Rabasse et moi, nous met régulièrement en joue deux fois par heure. Seulement, ils n’osent guère mettre leurs menaces à exécution, les couards. Ils lisent dans nos yeux notre exaspération. Ils savent bien qu’au premier coup de revolver toutes les pioches se lèveraient et que ce n’est pas dans le sol que leurs pics iraient s’enfoncer.

— Mais tire donc ! a crié le Crocodile au caporal Mouffe qui le couchait en joue, tire donc, si tu as du cœur !… Hein ! tu canes ! taffeur ! Ah ! ah ! ça serait plus vite fait qu’une horloge, va, de te faire un talus dans le dos, si tu me manquais !


Le capitaine Mafeugnat, informé de l’irritation des esprits, n’a pas cédé. De l’intérieur de sa maison où il se tient enfermé, deux revolvers chargés sans cesse à sa portée, il continue à prescrire les mesures les plus rigoureuses. Il vient d’envoyer au Dépôt, en prévention de conseil, pour vol de vivres, deux malheureux qui avaient ramassé, autour de la cuisine, une dizaine de pommes de terre avariées. Il a eu aussi une idée de génie : il a interdit l’usage du pas accéléré ; nous ne devons plus marcher qu’au pas gymnastique. Le pas gymnastique partout : à l’intérieur ou à l’extérieur du camp, au travail, en corvée ; il faut courir pour aller chercher sa gamelle, courir pour la rapporter, courir pour aller remplacer un camarade en faction, courir pour aller aux cabinets, courir pour porter du mortier aux maçons. Nous vivons les coudes collés au corps, les jarrets raidis, les cuisses successivement levées horizontalement. On nous prendrait pour des fous. Nous semblons des monomanes de la course. Nous avons l’air d’avoir le délire de l’allure rapide.

Et il ne faut pas s’amuser à jouer avec cette décision stupide. Les peines à appliquer aux délinquants sont arrêtées d’avance : quatre jours de prison au premier qui use du pas accéléré ; huit jours en cas de récidive ; quinze jours à la troisième fois.


C’est très joli, tout ça, évidemment. C’est même trop beau pour durer. Justement les chaouchs redoublent de méchanceté ; ils viennent, paraît-il, de recevoir de mauvaises nouvelles. L’affaire Barnoux n’a pu être étouffée et le conseil de guerre réclame les bourreaux.


L’Homme-Kelb, qui ce soir est chef de poste, se promène de long en large, en tirant rageusement les poils de sa barbe, devant les tombeaux sous lesquels sont étendus une douzaine de prisonniers. Acajou, qui est du nombre, lui demande la permission de sortir un instant pour aller satisfaire ses besoins.

— Non ! vous profitez de cela pour aller causer avec les autres. C’est interdit par les règlements. Un homme puni ne doit pas avoir de rapports avec ses camarades.


— Cependant, sergent…

— Foutez-moi la paix. Chiez au pied de votre tente ; un homme de garde enlèvera ça avec une pelle.

Acajou s’exécute. Et, quand il a fini, il interpelle le sergent qui a continué sa promenade et se trouve au bout du camp.

— Sergent !… sergent !…

— Qu’est-ce que vous voulez ? nom de Dieu ? vocifère l’Homme-Kelb.

— Une poignée de ta barbe pour me torcher le cul.

Le pied-de-banc s’est précipité sur l’avorton et, au milieu des huées générales, lui a mis les fers aux pieds et aux mains.

— Tue-moi donc aussi, comme Barnoux ! crie Acajou. Va donc ! Un crime de plus ou de moins, qu’est-ce ça te fait ? Mets-moi donc le bâillon, eh ! barbe à poux !

— Oui ! je vous le mettrai, le bâillon, nom de Dieu ! hurle le chaouch. Ah ! vous avez l’air de vous moquer de moi parce qu’on vous a dit que je passais au conseil de guerre pour avoir fait mon devoir ? Ça ne m’empêchera pas de le faire, mon devoir, nom de Dieu ! et jusqu’au bout, sacré nom de Dieu ! Et j’en bâillonnerai encore, des Camisards !

Tous les hommes sont sortis des tentes et, au milieu du camp, se sont mis à hurler :

— À l’assassin ! à l’assassin ! à l’assassin !

L’homme-Kelb, pris de peur, a abandonné sa victime et s’est sauvé.


Le lendemain matin, nous sommes entrés vingt en prison. Nous avions l’intention de nous rebiffer, mais, réflexion faite, nous n’avons rien dit. Qu’est-ce que ça peut nous fiche, la prison ? Nous sommes sûrs maintenant que les tortionnaires vont passer devant le conseil de guerre. Nous sommes contents.


Nous sommes restés quinze jours sous les tombeaux, faisant sept heures par jour d’un peloton de chasse épouvantable, crevant de faim.

— Ce qu’on déclare ballon ! s’écrie de temps en temps Bras-Court qui fait sans doute allusion, en employant cette expression métaphorique, au gaz qui contribue seul à gonfler son abdomen. Sérieusement, je commence à avoir les dents gelées.

C’est vrai ; je ne sais vraiment pas comment nous arrivons à nous soutenir. Nous souffrons de la soif, aussi, car la chaleur est accablante, et nous recevons à peine, par jour, le litre d’eau réglementaire. Mafeugnat a défendu expressément de nous en donner une goutte de plus, même pour laver notre linge. Nous ne le lavons pas. Nous sommes mangés vivants par les mies de pain à ressorts et par les pépins mécaniques.


Un beau matin, un convoi est passé, qui a emmené les bourreaux à Tunis. L’officier qui a remplacé le capitaine Mafeugnat a fait sortir de prison tous les hommes punis.

— Qu’est-ce que tu crois qu’ils attraperont, Mafeugnat et ses acolytes ? me demande Queslier d’un air gouailleur.

— Ma foi, je ne sais pas.

— Moi je le sais. Ils seront acquittés, comme je te l’ai déjà dit. Veux-tu parier ? Je parie un demi-biscuit.


Il a eu raison, le sceptique. Deux mois après, nous avons appris qu’ils avaient été non seulement acquittés, mais qu’on les avait fait passer dans un régiment, en leur accordant des éloges pour leur conduite intrépide.