Biographies de l’honorable Barthélemi Joliette et de M le Grand vicaire A Manseau/Chapitre XIX

XIX.

Dans la forêt.


Les travailleurs sont arrivés au milieu de la forêt. Ça et là, sur les sommets et le versant des montagnes, au fond des humides vallées, dominant avec majesté le faite des bois, apparaissent par groupes, les pins géants qui balancent orgueilleusement leurs têtes verdoyantes. Voilà les ennemis auxquels il faut s’attaquer et dans cette guerre contre ces rois de la forêt, il faut frapper sans pitié, jusqu’à la dernière tête.

Mais auparavant, il s’agit d’asseoir le chantier. La troupe se divise par bandes de vingt à trente hommes. Chacun de ces corps doit pourvoir à son habitation respective. Échelonnée sur une distance de quatre à cinq milles, et plus encore, chaque nouvelle famille de bûcherons se met hardiment à l’œuvre.

En quelques heures, une foule de cabanes en bois rond surgissent comme par enchantement dans l’épaisseur des bois. Des calles ou planches de pin fendues avec la hache et le coin, recouvrent ces palais forestiers dont les fentes sont calfatées avec de la mousse ou avec l’écorce des arbres.

Au centre de ces toits rustiques, on a eu soin de pratiquer une large ouverture afin de faciliter le passage de la fumée qu’exhale sans cesse le feu dévorant du foyer.

Entrons dans le chantier ; voyez-vous tout autour de la nouvelle demeure, ces larges bancs recouverts de branchages ! Ce sont les lits des travailleurs dont la paille, les rameaux de cèdre et de sapin forment le plus moelleux édredon.

Malgré la fureur des vents, le craquement épouvantable des bois, le hurlement des loups, les cris sinistres du hibou perché au-dessus du chantier, c’est là, que l’on dort d’un sommeil non interrompu ; que l’on repose légèrement, bercé par les songes les plus doux.

D’énormes quartiers de roches posés les uns sur les autres et disposés en cercle constituent la cambuse ou foyer qui, durant tout l’hiver, ressemble à une forge embrasée.

C’est là, que le cook (cuisinier) d’une propreté souvent équivoque, armé d’une pelle en fer, bouleverse dans la profonde chaudière, le lard, les pois et le blé-d’Inde entassés ; du sein de la marmite bouillonnante, s’élèvent dans les airs, en parfumant la cabane, les odeurs savoureuses de la soupe du soir. Ce succulent potage dont les voyageurs seuls ont le secret, se sert trois fois le jour dans de larges écuelles en ferblanc dont les parois portent souvent l’empreinte des soupes et des ragoûts de la veille, quelquefois même, des semaines et des mois précédents. Affaire de détail ; personne n’y fait attention.

Voilà pour l’intérieur du chantier ; franchissons un intervalle de quinze à vingt pas, et nous examinerons le style des écuries. Leur architecture ne diffère en rien de celle des chantiers, à la seule exception, que les fentes en sont calfatées plus soigneusement et que la porte en ferme plus exactement.

Tournons maintenant le dos à ces élégants édifices ; laissons le cook et ses aides occupés à préparer le repas du soir, pour suivre le foreman et ses hommes marchant bravement à l’assaut des premières redoutes.

Levez les yeux. Voyez-vous ces pins de quatre, de cinq et même de six pieds de diamètre ? Ce sont ces Goliaths de l’armée forestière qu’il faut renverser, terrasser et dépouiller. Les bûcherons disposés par couples, au pied de chaque géant, saisissent leurs haches tranchantes. Le signal est donné : Les coups redoublés et terribles résonnent en cadence, faisant jaillir de toutes parts, les larges copeaux qui parsèment le blanc manteau dont l’hiver a recouvert la terre.

Tout-à coup, on voit frémir et s’agiter les têtes des arbres ; les colosses s’ébranlent. Holà ! Holà ! prenez garde ! prenez garde ! s’écrient les bûcherons, en prenant la fuite. En même temps, et au milieu du roulement d’un tonnerre épouvantable, les pins s’abattent pêle-mêle sur le sol qui tremble sourdement sous leur poids énorme. À l’instant, les ébrancheurs s’élancent sur leur tronc pour les dépouiller ; les scieurs se sont armés du Godendard pour les séparer en billots : les charretiers les roulent sur les traîneaux pour les transporter à la rivière, tandis que les abatteurs, fiers de leur succès, courent à de nouvelles conquêtes.

C’est ainsi que se passent les jours à l’horizon desquels, durant tout l’hiver, on ne voit jamais apparaître l’aurore d’un lendemain nouveau.