Biographie universelle ancienne et moderne/1re éd., 1811/Theudosie (martyre amiénoise)


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THEUDOSIE (martyre amiénoise.) En 1842, les ouvriers occupés à déblayer les sentiers souterrains des catacombes de Sainte-Priscille, sur la voie Salare, à Rome, découvrirent au milieu de beaucoup d’autres, une tombe scellée d’un beau marbre blanc, sur lequel était gravée en caractères très-purs l’inscription suivante :

avreliæ thevedosle
benignissimæ et
uncomparabili feminæ
avrelius optatus
conjvgi innocentissimæ
depos. pr. kal. dec.
nat. ambiana.
b. m. f.(bene merenti fecit.)
A Aurélie Theudosie
très bénigne
et incomparable femme
Aurélius Optatus à son épouse
déposée la veille des kalendes de décembre
a fait cette épitaphe à elle bien méritante.


Cette tombe, ouverte en présence de l’autorité, renfermait le corps de la sainte, et celui d’un enfant placé à côté d’elle. Une fiole de sang, incrustée dans le mur du sépulcre, révélait la présence d’une martyre. L’épitaphe donnait un grand intérêt à cette découverte, aussi précieuse à la piété qu’à la science. Ce n’était plus seulement ici un de ces martyrs dont les noms ne sont connus que de Dieu et ne sont inscrits que dans le livre de vie. C’était une sainte dont le nom propre reparaissait aux regards de la terre pour la première fois depuis seize ou dix-sept cents ans, car les catacombes où elle était cachée remontent à cette époque. Son époux, Aurélius Opiatus, avait pris soin de nous faire connaître non-seulement le nom, mais la patrie de cette femme incomparable. Le nom de Theudosie indiquait déjà, selon la remarque de quelques écrivains, une origine gallo-romaine ; car la syllabe Theu ou Theud comme on le voit par le nom de Theudésèle, treizième roi des Visigoths, n’appartient pas à la langue romaine. Ainsi que la seconde moitié du nom de Theudosie, elle a dû caractériser plusieurs noms personnels, usités dans la Gaule Belgique, dont le territoire d’Amiens faisait partie. Mais ce qui ne permet aucun doute sur l’origine de sainte Theudosie, et ce qui fait de son épitaphe une véritable rareté archéologique, ce sont les derniers mots nat. ambiana, née amiénoise ou de nation amiénoise. Les actes de cette sainte étant ignorés, nous ne connaissons ses vertus que par son martyre et par les courts, mais touchants éloges, que nous en a faits son mari. Son histoire datera de sa tombe.

C’est en 1842 que cette tombe fut découverte. La première pensée de Mgr  l’évéque de Porphire, qui présidait à l’extraction de ces précieuses reliques, en sa qualité de sacriste du pape, avait été de rendre la sainte à sa patrie, et de l’euvoyer à l’évêque d’Amiens ; mais il l’accorda à Mgr  Pallavicini. Ce prélat, qui était alors préfet du palais a postolique, s’est retiré depuis avec le titre d’archevêque de Pirgi in partibus, à Gênes, où il emporta les reliques de sainte Theudosie. Mgr  de Salinis fut informé de l’existence de ces reliques par M. le comte de l’Escalopier, un de ses diocésains aussi recommandable par sa piété que par sa science. En se rendant à Rome, comme député du concile d’Amiens, dont il portait les actes, pour les soumettre au saint-siège, sa Grandeur s’arrêta à Gênes, pour solliciter de Mgr  Pallavicini la concession de la sainte-martyre. Ce prélat n’y consentit qu’autant qu’on lui donnerait en échange un corps saint, de nom propre, avec la pierre de son épitaphe. Ces deux conditions étaient difficiles à remplir, car on ne possédait que deux autres corps saints, de nom propre, et depuis quelque temps il avait été défendu de livrer les pierres tumulaires où sont inscrits les épitaphes des martyrs, parce qu’on les recueille dans un musée chrétien, Mais Mgr  de Salinis, que le pape combla de ses bontés, pendant son séjour à Rome, obtint de Sa Sainteté le corps de saint Victor avec l’épitaphe et la fiole de sang, et les remit à Mgr  Pallavicini, qui voulut bien alors se dessaisir du corps de sainte Theudosie. Mgr  de Salinis, de retour en France, déposa les saintes reliques dans la chapelle des religieuses Augustines du faubourg du Boule à Paris. Tansportées plus tard dans le diocèse d’Amiens, elles furent d’abord placées dans l’église de Saint-Acheul, sur le tombeau de saint Firmin. Le 11 oct. 1853, on procéda à la recognition canonique, et, le lendemain 12, eut lieu la cérémonie de la translation solennelle. Tout le clergé du diocèse s’était rendu à Amiens avec un nombreux concours de fidèles qu’on évalue à deux cent mille personnes. Jamais cérémonie de ce genre n’eut tant d’éclat et ne fut ordonnée avec tant de goût. Trois cardinaux. LL. EE. le cardinal Morlot, archevêque de Tours, le cardinal Wiseman, archevêque de Westminster (Angleterre), le cardinal Gousset, archevêque de Reims métropolitain, les archevêquesde Bogota (Nouvelle Grenade), de Dublin, de Tuam (Irlande), de Sens, de Cambrai, de Babylone, les évêques du Mans, d’Arras, de Tournay, de Bruges, de Namur, de Gand (Belgique), de la Basse-Terre (Guadeloupe), d’Alger, de Lausanne (Suisse), de Beauvais, de Versailles, de Soissons, de Poitiers, d’Angoulême, de Mallos, d’Archiéri, d’Adras, et enfin Mgr  l’évèque d’Amiens, donnaient par leur présence un caractère imposant et tout à fait extraordinaire à cette solennité. La procession, qui formait, un cortége triomphal autour de sainte Theudosie, et qui célébrait son retour avec tant de pompe, occupait une immense ligne qui s’allongeait sans fin. En tête s’avançaient les députations des doyennés d’Amiens, portant devant elles les bannières et les principales reliques de leurs églises ; venaient ensuite les nombreuses confréries, les religieux et les religieuses, le clergé de la ville et enfin la sainte placée sur un char de triomphe et suivie des évêques, archevêques et cardinaux, qui formaient le cortège. La ville d’Amiens se montra digne de cette majestueuse cérémonie, et ses habitants firent à leur illustre et glorieuse compatriote un accueil digne d’eux et d’elle. La fête se prolongea pendant plusieurs jours, les prélats célébrèrent les saints offices. Plusieurs firent le panégyrique de la sainte. Ce fut le cardinal Wiseman, qui parla le premier jour, l’évêque de Poitiers le deuxième, et M; l’abbé Combalot, le troisième. Un immense auditoire remplissait la cathédrale. Mais il fallait élever à la sainte martyre un monument qui répondît à ces saintes émotions ; la piété de l’impératrice se chargea de ce soin, en visitant la basilique d’Amiens, dont S. M. l’Empereur lui faisait admirer les voûtes hardies, elle demanda à Mgr  de Salinis, quelle était la somme nécessaire à la construction de la chapelle qu’il destinait à sainte Theudosie. Le prélat consulta l’architecte M. Viollet le Duc, qui était présent et qui évalua à trente mille francs la restauration de cette chapelle dans le style du xiiie siècle. Sa Majesté l’impératrice mit aussitôt cette somme à la disposition de Mgr  de Salinis.

Pour conserver la mémoire de ces pieux événements il a été publié, sous les auspices de monseigneur l’évêque d’Amiens, un volume in-8º intitulé, le Livrer de sainte Theudosie. C’est dans cet intéressant ouvrage que nous avons trouvé, avec la description de cette fête religieuse, digne des plus beaux temps de notre histoire, une savante notice sur sainte Theudosie, composée par M. l’abbé Ph. Gerbet, alors vicaire général d’Amiens, et aujourd’hui évêque de Perpignan. Sans doute qu’il nous sera permis, pour compléter notre insuffisante esquisse, d’emprunter l’épilogue de ce beau monument de piété, d’éloquenoe ; et, que dans l’intérêt de l’histoire, Monseigneur de Perpignan ne trouvera pas mauvais que nous ayons pris cette liberté.

« La beauté d’une fête ne résulte pas seulement de ce qui frappe les yeux : elle dépend aussi d’un autre spectacle, que les réalités visibles découvrent à l’âme. Il faut que la pompe matérielle, nécessairement renfermée dans d’étroites limites, ouvre, à la pensée un grand horizon dans les lieux et dans les temps. Tel est le caractère de la solennité qui vient de s’accomplir à Amiens. Elle a figuré, à un degré bien remarquable, la perpétuité religieuse. En rapprochant les nefs de notre cathédrale des vieux arceaux des catacombes, elle nous a fait parcourir toute la durée des siècles chrétiens ; car il n’y a pas de solution de continuité dans l’histoire des saints ; elle n’est ni bornée, ni interrompue, elle est imminente. L’histoire de l’Église nous fait contempler ce qu’on pourrait appeler la grande procession de la sainteté dans le temps. Les martyrs des premiers siècles, dont sainte Theudosie a été la contemporaine, sont les chefs de file de cette longue suite d’âmes héroïques, qui se sont passé, de siècle en siècle, le flambeau de la vie divine allumé au Cénacle. A l’ombre de l’enseignement qui conserve invariablement la foi, il y a dans l’Église une transmission inaltérable de sainteté ; et le culte perpétuel des saints est lui-même une des garanties de la perpétuité de la foi. A mesure que chaque âge en produisait de nouveaux, comment l’Êglise universelle se serait-elle accordée à répudier les croyances des hommes auxquels elle venait d’élever des autels ? Si l’on a toujours aimé les saints, d’un amour véritable et fécond qui a continué leur esprit et leurs œuvres, c’est qu’on a toujours cru aux vérités qui ont fait les saints. La tradition des dogmes a été scellée dans les cœurs par la tradition de l’amour. — Voilà ce que nous a rappelé la solennité de sainte Theudosie. Aux yeux de quiconque sait réfléchir, sa petite châsse conserve le reflet de la foi et de la sainteté de tous les siècles chrétiens qui nous ont précédés, comme ces feuilles merveilleuses, sur lesquelles le soleil trace lui-même des images, gardent l’impression ineffaçable de ses rayons disparus. La perspective qu’elle nous ouvre dans le temps se combine avec d’autres aspects, qui embrassent une vaste étendue de contrées et d’églises contemporaines. Il faudrait remonter bien haut pour retrouver dans une cérémonie religieuse une aussi imposante réunion d’évêques de divers pays. C’était comme un grand concile que la châsse de sainte Theudosie avait convoqué et que la piété avait rassemblé autour d’elle. Nous avons été plus heureux que ne le furent nos pères, lors de la translation solennelle des reliques de saint Firmin : quatre ou cinq Évêques de la province y assistaient. Les cinq parties du monde ont concouru à former le cortége épiscopal de notre martyre. A la vue de ce qui fixait les regards, la pensée parcourait successivement les principales régions de la terre. Voilà comment cette fête a représenté l’universalité des lieux, aussi bien que la perpétuité des temps. Mais la perpétuité et l’universalité religieuses ne sont possibles qu’au sein d’une société divine. Cette diversité de races, de nationalité, de langues, se confondant dans une parfaite unité de foi au dix-neuvième siècle comme au troisième, est le miracle du catholicisme : hors de lui, on ne voit qu’une ombre d’unité dans des croyances nationales, ou que des divisions sans fin dans celles de ces croyances qui ne sont pas renfermées dans les limites d’un pays. Ces pontifes, habituellement dispersés dans toutes les zônes du globe, ne se sont réunis dans les rues de notre ville, autour d’un cercueil, avec les mêmes sentiments, que parce qu’ils sont constamment unis à la chaire de la vie éternelle. C’est ce centre, unique dans le monde, d’une société répandue partout, qui a donné à cette cérémonie ces vastes proportions, qui lui a communiqué son unité, qui a été, si j’ose ainsi parler, la clef de voûte de ce grand arc de triomphe, soutenu par des évêques de tous les pays sur la tombe d’une femme d’Amiens.

La papauté, apparaissant au milieu de cette fête par le fait même de l’universalité catholique qu’on y voyait représentée, et qui n’existe que par elle, y était aussi présente, d’une manière plus spéciale, sous d’autres rapports. N’est-ce pas vers Rome que s’est dirigée Theudosie en quittant notre vieille cité ? N’y a-t-elle pas reçu, comme les autres fidèles de cette époque, les bénédictions d’un pape des catacombes ? N’a-t-elle pas versé son sang non loin de cette place où saint Pierre, mourant sur une croix, a donné au Sauveur le témoignage suprême de cet amour qui l’avait fait choisir pour être le pasteur de toute l’Eglise ? N’a-t-elle pas eu sa bienheureuse sépulture dans une de ces cryptes creusées, agrandies ou habitées par les souverains-pontifes de cette époque ? Et quand son histoire terrestre a dû recommencer, ce sont les fouilles ordonnées par les papes qui nous l’ont rendue. C’est de la bonté du saint-père que notre évêque l’a obtenue avec une reconnaissance qui est devenue la nôtre ; c’est à l’occasion, et peut-être aussi comme une récompense du concile d’Amiens, dont il soumettait les actes au saint-siége, que le Père commun dispensateur des trésors de l’Église, a fait ce don au diocèse d’Amiens. Puisse la nouvelle de ce qui vient de se passer parmi nous, portée au Vatican, y donner au cœur du bien-aimé Pie IX une consolation égale à notre amour, et lui faire distinguer, parmi les bruits de cette fête, les bénédictions des deux cent mille âmes qu’elle a rassemblées ! Cette fête n’a duré que quelques jours ; mais elle survivra dans un monument aussi durable que la basilique où elle a été célébrée. Elle sera immortalisée dans une chapelle digne de notre céleste concitoyenne, digne de notre cathédrale, grâce à la munificence d’une princesse, plus empressée d’offrir à la tombe d’une sainte le tribut de sa vénération et de sa piété que de recevoir les hommages dont elle est environnée sur le trône. De pareils actes ont toujours porté bonheur ; la foi le sait et l’histoire le prouve. On doit avoir confiance dans l’avenir lorsqu’on a droit de compter sur la reconnaissance des saints. L’auguste bienfaitrice peut espérer que Dieu répandra autant de sérénité sur sa vie que la chapelle de sainte Theudosie aura de beauté. » C—r—e.


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