Biographie nationale de Belgique/Tome 3/BRIL, Paul

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BRIL (Paul), second fils de Mathieu, le vieux, né à Anvers, en 1556. Dès son enfance il fut destiné à la peinture et placé chez un artiste obscur, Damien Oortelman. Le nom de celui-ci a été travesti par Van Mander en Damien Wortelmans, et par ses successeurs en Daniel Wortelmans. Le catalogue du Musée d’Anvers lui a restitué son vrai nom, mais avant la publication de cet ouvrage, on lit dans une description de la galerie Lichtenstein, à Vienne, publiée en 1767[1], que Paul Bril fut élève d’un certain Damien Hortemans. On ignore où le peintre Vincent Fanti, auteur de cette description et conservateur de la collection, a puisé ce renseignement, car le nom d’Oortelman n’est parvenu jusqu’à nous que parce qu’il est cité dans les registres de Saint-Luc. Fort jeune encore, — à quatorze ans, dit Van Mander, — Paul fut obligé d’entreprendre toutes espèces de travaux, soit pour aider ses parents peu aisés, soit pour subvenir à sa propre existence. Parmi ses ouvrages, le vieux biographe flamand cite les couvercles de clavecins qu’il peignait à la gouache; on sait qu’à cette époque il était de mode de rehausser les meubles en les ornant de motifs peints. Quelques indices font supposer que le jeune Bril fut orphelin de bonne heure. Il quitta Anvers pour faire un voyage à Breda; ce voyage, resté longtemps inexplicable, devient tout naturel depuis que nous savons que cette ville fut la patrie du vieux Bril : mille raisons pouvaient y appeler notre jeune artiste; de Breda il revint à Anvers et manifesta sans doute dès lors le projet d’entreprendre d’autres voyages plus intéressants qui n’obtinrent pas l’approbation de ses amis ou de ses proches, car Van Mander (édition de 1618) nous dit « qu’à l’insu de ses amis qui ne voulaient pas de ses voyages au dehors » (onwetens zyn vrienden, die zyn uytreysen niet begeerden) il partit à vingt ans pour la France. M. Kramm, en traitant le même sujet, rend ainsi l’opposition que Bril rencontra : « ten ondank zyner bloedmagen » (contre la volonté de ses proches). Quoi qu’il en soit, amis, tuteurs ou proches, il ne s’agissait point des parents du peintre, et l’espèce de censure que des amis ou des alliés pouvaient exercer sur le jeune homme encore mineur, prouve surabondamment que cette autorité ne se manifestait qu’à défaut d’autre.

Voilà donc Paul Bril échappé à ses amis et en route pour la France; on n’augurait guère de son avenir, car les leçons assez médiocres reçues par lui à Anvers n’avaient même produit qu’un résultat peu satisfaisant; l’élève n’avait guère de compréhension, rien chez lui ne dénotait cette vocation qui se manifeste même dans la jeunesse des grands artistes, si ce n’est, (ce dont on n’a pas assez tenu compte), le désir de voir d’autres pays, de retrouver son frère pour s’instruire près de lui et d’aller chercher, peut-être à l’aventure, les moyens d’arriver à un but encore vague et indéterminé, moyens qu’il ne trouvait pas autour de lui.

Il ne fit, croit-on, que passer à Paris, mais il s’arrêta quelque temps à Lyon. De là enfin il se dirigea vers Rome où il arriva en 1576 ou 1577 au plus tard. Il se mit immédiatement sous la direction de son frère Mathieu, et, dès que le procédé lui fut devenu familier, son intelligence assoupie jusqu’à ce moment, prit l’essor et il ne tarda pas à laisser son maître loin derrière lui. Le peintre avait trouvé sa voie. Il est très-probable que Mathieu l’associa à ses travaux et que de cette façon le souverain pontife put apprécier ce que promettait ce vigoureux talent. Aussi, lorsque Mathieu rendit si prématurément le dernier soupir entre les bras de son frère, laissant inachevés une grande partie de ses travaux, celui-ci reçut du pape l’ordre de les achever. Il ne tarda pas à être officiellement au service de Grégoire XIII et à hériter des charges et des pensions délaissées par son frère. Dès lors son existence se concentra tout entière à Rome, dans ses œuvres sur les murs comme dans les tableaux de chevalet ou les superbes dessins qu’il trouvait encore le temps d’exécuter. A partir de ce moment, plus de voyage, plus d’événements; on ne connaît de lui que ses travaux et la faveur constante dont l’honorèrent les divers papes qu’il vit successivement occuper le trône pontifical. Parmi ceux-ci, ce fut Clément VIII dont il eut le plus à se louer. C’est pour ce pape qu’il exécuta cette fresque colossale dont parle Van Mander, et qui représentait saint Clément jeté à l’eau avec une ancre au cou. Cette composition à la détrempe date de 1602 et avait soixante-huit pieds de large; elle ornait la salle neuve du palais pontifical. Le pape avait une affection particulière pour Paul Bril; c’est lui qui lui avait donné le sujet de la grande fresque et la réussite de celle-ci valut à notre artiste de nouvelles commandes et de nouveaux honneurs. On prétend que Clément VIII venait s’asseoir auprès de son peintre pour le voir travailler, pendant des journées entières. A la Scala Santa il exécuta deux grandes compositions dans le même genre que celle dont nous venons de parler, Jonas englouti par la baleine et le Prophète rejeté par le monstre. C’est encore à dater de Paul Bril que l’on introduisit la peinture du paysage dans les monuments religieux; le caractère majestueux qu’il savait y mettre ne heurtait point le style de ces édifices grandioses.

A la Chiesa Nuova, il représenta la Création; il peignit la voûte de l’église Sainte-Cécile, orna de deux paysages d’une grandeur colossale celle de Saint-Vital; au couvent des Théatins, il étoffa de ses paysages les épisodes de l’histoire de saint Bernard, de Balthazar Peruzzi; au couvent des Jésuites, il peignit des oiseaux pour la chapelle de Saint-François. Comme il arrive ordinairement, la mode se mit de la partie et la faveur du souverain entraîna celle des grands seigneurs; c’est à peine si Bril pouvait suffire à ses commandes, malgré son assiduité au travail et sa grande facilité; les Montalti, les Mattei, les Borghèse, les Rospigliosi l’employèrent tour à tour pour embellir leurs palais; on sait que notre Flamand fut lié avec Annibal Carrache et que celui-ci peignit des figures dans ses tableaux, ainsi que Rottenhamer, le chevalier d’Arpin et d’autres. Après une carrière longue, calme et pourtant si bien remplie, Paul Bril mourut à Rome en 1626 et y fut enterré dans l’église del’ Anima.

Van Mander nous parle de ses élèves à Rome et nous cite un certain Balthazar Lauwers, marié, âgé de vingt-huit ans (en 1604) et bon paysagiste. C’est un de ces nombreux enfants perdus de la Belgique qui n’ont point laissé de traces dans leur patrie; puis Guillaume van Nieuwlant, d’Anvers, âgé de vingt-deux ans et actuellement (toujours en 1604) à Amsterdam. Ces dernières données ne sont pas d’accord avec celles fournies par De Bie. Ajoutons encore à la liste de ses élèves, Corneille Vroom, qui fut, en même temps, son ami et Augustin Tassi qui fut lui-même le maître de Claude Lorrain. Quant à Nicolas Spierings, cité comme tel, il naquit en 1633, sept ans après la mort de Paul Bril et ne put donc être qu’un de ses imitateurs. Notre peintre créa d’ailleurs une école nombreuse; on comprend que ce genre nouveau en Italie et qui permettait de déployer sur les vastes murailles des palais ou des temples italiens, les merveilles d’une radieuse nature, devait tenter les jeunes imaginations et exercer le pinceau d’une pléiade d’artistes.

Le talent de Paul Bril a été diversement apprécié; aujourd’hui encore, il a ses enthousiastes et ses détracteurs. Ceux-ci cependant ne sont pas nombreux et encore ils ne peuvent s’empêcher de rendre justice aux principales qualités du maître. Nagler est peut-être le plus acerbe des critiques de Bril; il lui reproche les tons verdâtres et crus, la froideur du coloris, les personnages qui ne sont que de lourds paysans flamands. Les premiers plans sont assez souvent crus, il est vrai; mais on croit que c’est par suite de la disparition des glacis; quant aux figures, outre qu’elles furent souvent exécutées par d’autres, elles ne furent jamais pour Bril qu’un accessoire destiné à rompre la monotonie du paysage et l’animer; ses animaux ne sont pas étudiés et n’ont même aucune prétention. C’est dans le paysage seul que le maître se trouvait à l’aise; mais, pour nous, s’il a rendu des sites charmants, s’il a composé avec une poésie grave, sévère, grandiose ou aimable et attrayante, il a cependant composé, et nous eussions mieux aimé qu’au lieu de se souvenir, il eût simplement reproduit ce qu’il voyait sous ses yeux. Un paysage, quelque savamment conçu qu’il puisse être, quelque calcul qu’il y ait dans l’agencement des arbres, dans l’effet à obtenir, ne sera jamais à la hauteur du moindre coin de campagne copié sur place. Il y manquera toujours ce certain je ne sais quoi qui fait qu’on reconnaît un site sans l’avoir jamais vu, comme on est sûr que certains portraits sont ressemblants quoiqu’on ne connaisse pas les originaux. Cela n’empêche qu’on appréciera, dans les œuvres de Bril, avec quelle adresse sont placés là, au premier plan, ces grands chênes, ces hêtres sombres qui doivent servir de repoussoir; combien chaque arbre convient à chaque terrain, combien chaque scène convient à chaque site; on admirera cette habile dégradation, cet air qui circule partout, la profondeur ombreuse de ces bois, puis, avant tout, ces lointains inimitables qu’on aperçoit à travers une vapeur légère, souvenir de la patrie éloignée. On louera avec raison ce feuillé savant, ce dessin sévère dans les arbres, cette hardiesse avec laquelle, lui le premier, abaissa l’horizon, nous faisant voir la nature de plus près et non plus du haut d’un obervatoire aérien. Son invention était des plus riches, il possédait au plus haut degré le sentiment du pittoresque; quoi qu’on ait pu dire, jamais il n’imita ni Carrache, ni Titien; il est probable que la vue de leurs œuvres grandioses et de celles de tant d’autres illustres Italiens qui l’entouraient, exerça une naturelle et inévitable influence sur son imagination et firent comprendre à son génie dans quelle voie il devait marcher; mais Bril resta toujours lui-même; comme l’a dit fort bien un de ses biographes : « On l’imita beaucoup, mais il n’imita personne. » Ses fresques étaient, en général, largement traitées et ses tableaux de chevalet terminés avec un soin minutieux, surtout à la fin de sa carrière; il devina le paysage historique et l’ébaucha s’il ne le créa pas. C’est lui qui introduisit dans les sites ces ruines si poétiques qui furent plus tard imitées avec tant de succès. Enfin, si nous voulons être justes envers Paul Bril, songeons à l’état du paysage comme genre, à l’époque où il vivait; songeons qu’il en fut presque le créateur; pour des yeux non prévenus, il fut l’initiateur de Claude Lorrain et même du Poussin; le Lorrain descendait directement de lui par le seul intermédiaire de son élève Tassi. Paul Bril, en un mot, eut à faire pour le paysage ce que firent les successeurs des gothiques pour l’histoire. Ses tableaux remplissent l’Italie et ornent les principaux musées de l’Europe. Ceux de Belgique, sa patrie, n’en ont qu’un, au musée d’Anvers; c’est un fin tableau de la dernière manière du peintre, traité avec un soin merveilleux. Il est connu sous le nom de l’Enfant prodigue; une des principales figures de ce paysage varié et animé, est un berger à l’air triste, qui garde des pourceaux et qui doit représenter l’Enfant prodigue. A Paris, une Chasse aux canards, belle et attrayante composition, dont les figures passent pour être d’Annibal Carrache; Diane et ses nymphes, même observation que pour le précédent dont il est le pendant; les Pêcheurs, signé : Pa. Brilli, 1624; Pan et Syrinx, figures de Carrache ou du Josépin, et quatre autres paysages; à Berlin, le Forum; Chasse au sanglier; la Tour de Babel, et deux autres paysages; à Munich, Guérison du possédé; et un Paysage avec vue sur la mer; à Dresde, Sainte Famille dans un paysage; le Jeune Tobie, dans sa dernière manière; signé : Pavolo Brilli f. 1624; Paysage avec ruines, daté de 1600, et plusieurs autres; à Madrid, deux paysages avec figures; à Florence, Saint Paul dans le désert; Chasse au sanglier, que Goethe trouvait un des chefs-d’œuvre de l’auteur; le Triomphe de Psyché, dans sa dernière manière, et autres; à Rome, au palais Doria, cinq tableaux dont deux ont des figures de Carrache, un Christ au Calvaire et Diane et Calisto; à Naples, un Baptême de Jésus-Christ, et un singulier tableau qui représente Sainte Cécile jouant du clavecin. Citons encore Milan, Mayence, Fontainebleau, Amsterdam, comme possédant également des œuvres du maître. Un détail assez intéressant, noté par M. Alex. Pinchart, c’est que Philippe II, duc de Poméranie et de Stettin, possédait, en 1617, trois miniatures de Paul Bril : la Visitation, la Tentation de Jésus au désert et la Fuite en Égypte. Cette dernière était, un don de Ferdinand, archiduc d’Autriche. Paul Bril a peint à fresque, sur cuivre, sur toile, sur bois et même aussi sur marbre. Sos dessins sont peut-être aussi estimés que ses tableaux; il les terminait avec le fini le plus précieux; mais il faut bien remarquer que, quelque achevées que soient ses œuvres, elles n’ont rien de léché et ne perdent point de leur largeur. La fameuse collection de M. Crozat, décrite par Mariette, contenait cent et vingt-sept dessins du maître, parmi lesquels on en remarquait quelques-uns à l’encre de Chine sur vélin. Un d’entre eux, exécuté à Rome, en 1604, était un cadeau que Bril avait fait à son ami, Paul van Halmale, l’amateur anversois renommé. Paul Bril a gravé à l’eau-forte, avec une pointe large et facile; ses estampes sont rares; elles n’ont parfois d’autre signature que ses initiales. Dans la suite des gravures de Van Nieulant d’après le maître, il y a quatre paysages de Paul lui-meme; puis deux paysages marqués Paulus Bril inv. et fec. Vicenzo Censi formis Romæ; l’Hermitage; Joan Orlando forma; les Deux voyageurs : Paulus Bril Invent. et Fecit 1590. Nicolo van Aelst formis; le Trompeau sur la montagne, marquée comme la précédente; enfin, huit paysages octogones dont le premier est marqué de l’adresse : Jo. Jacomo Rossi formis Romæ 1648. En outre, Sandrart attribue encore au même auteur une grande planche, le Campo Vaccino, avec ruines et figures, et gravée d’après un de ses plus beaux tableaux; mais cette estampe est introuvable. Peu d’artistes ont été plus gravés que Paul Bril; une des principales, sinon la principale suite, a été gravée d’après lui, par son élève Guill. van Nieulant; elle se compose de soixante planches et rend admirablement les qualités du maître qu’on peut étudier à fond dans cette suite. Parmi ses graveurs, citons encore Luc Vosterman, C. Galle, Le Bas, les Sadeler, Prenner, H. Hondius, comte de Caylus, W. Hollar, Mérian, Perelle, Weisbrod, Stock, etc., etc. Son portrait est parmi la célèbre collection des Cent gravés par Van Dyck.

Ad. Siret.


  1. Cette description est rappelée dans une notice du Bulletin de l’Académie royale de Belgique, t. XXII, p. 594, 1re partie.