Biographie nationale de Belgique/Tome 1/ADORNES, Anselme

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ADORNES (Anselme), ADORNE ou ADORNO, baron de Corthuy, magistrat, diplomate, ou plutôt négociateur, naquit à Bruges le 8 décembre 1424. Il était fils de Pierre Adornes et d’Élisabeth Braderickx, fille du seigneur de Vive, d’une bonne et ancienne famille flamande. Son grand-père, également nommé Pierre, descendait d’une illustre maison génoise, dont un membre avait été compagnon d’armes de Guy de Dampierre, en Afrique et en Syrie. Ce Pierre Adornes avait été surintendant des domaines de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, en Flandre et en Artois et deux fois bourgmestre de Bruges. C’est à lui ainsi qu’au père d’Anselme qu’on doit la construction de l’église dite de Jérusalem, à Bruges, bâtie dans des proportions plus petites, sur le plan de l’église du Saint-Sépulcre de la ville sainte. Cet édifice fut achevé en 1435, et Anselme, enfant encore, avait pu assister à la consécration de ce monument remarquable, dû à la piété de sa famille. Peu de vies furent plus remplies, plus agitées, plus variées que celle d’Anselme Adornes. Dès l’âge de 17 ans, il se distingua dans les joutes chevaleresques. Lors du fameux tournoi de l’Ours blanc, célébré à Bruges, il gagna le cor et eut l’honneur de se mesurer avec Jacques de Lalaing le Bon Chevalier et avec Corneille, le bâtard de Bourgogne.

Il se maria, en 1443, avec Marguerite Vander Bank. Douze enfants naquirent de cette union ; l’aîné, Jacques, qui accompagna son père dans ses voyages, qui rédigea son itinéraire et qui devint plus tard chanoine de Saint-Pierre, à Lille, naquit le 16 août 1444. Anselme fut bientôt appelé à rendre des services à sa ville natale et y devint capitaine de l’un des six quartiers. Attaché à la cour de Philippe le Bon, où l’appelaient sa fortune et son nom, il eut l’honneur de donner asile, dans son hôtel dit de Jérusalem, à Marie Stuart, sœur de Jacques III, roi d’Écosse, lorsqu’elle et son mari, lord Boyd, fuyaient ce royaume à la suite d’une révolution de palais. Cette hospitalité, largement pratiquée, fournit l’occasion de le charger d’une mission de conciliation, fort délicate, qu’Anselme Adornes alla remplir en Écosse à propos de ces événements.

Arrivé à Édimbourg, Adornes fut présenté au roi Jacques, qui le combla de faveurs, le créa chevalier de Saint-André et lui donna la seigneurie de Corthuy ou Cortvick. Il devint même son conseiller, tout en restant au service du duc de Bourgogne. À son retour d’Écosse, Charles le Téméraire le chargea d’aller examiner en quelle condition se trouvaient les États musulmans, dont ce prince projetait d’abattre la puissance, afin de délivrer le tombeau du Christ de la domination des infidèles. Anselme Adornes, dont les instructions sont restées secrètes, quitta Bruges le 19 février 1470, en compagnie de Lambert Vande Walle, Pierre Reyphins ou Reyphius, Jean Gausin, Antoine Franqueville, chapelain du duc de Bourgogne, le père Odomaire, moine de Furnes, et Daniel Colebrant. Il traversa assez rapidement l’Artois, la Picardie, la Champagne, la Bourgogne et la Savoie, et parvint le 20 mars à Milan, où il renoua d’anciennes relations de parenté avec Prosper Adornes, ex-doge de Gênes, qui le fit admettre auprès de Galéas, alors duc de Milan. De là il se rendit à Pavie, où, depuis cinq ans, son fils Jean se livrait à l’étude et, poursuivant son voyage avec lui vers Gênes, descendit chez Jacques Doria, un des grands noms de cette république. Dans toute cette partie de l’Italie il reçut un accueil princier, tant à cause de sa qualité d’envoyé du duc de Bourgogne qu’à cause de son origine génoise, dont les traditions ne s’étaient point perdues. Toutefois, il se hâta de quitter les fêtes de famille et les réceptions officielles, afin d’arriver bientôt à Rome, où il fit son entrée le 18 avril. Dès le lendemain, le pape Paul II, qui connaissait le but de son voyage, l’admit à son audience. Le saint-père s’entretint longtemps avec lui des négociations qu’il était important d’entamer, préalablement à toutes autres, avec le roi de Perse, pour atteindre le but désiré. Une seconde audience lui fut accordée le deuxième jour de Pâques. Le 7 mai suivant, une caraque génoise cinglait avec nos voyageurs vers Tunis, où ils séjournèrent trois semaines. Ils abordent ensuite à Alexandrie d’Égypte, après une traversée des plus pénibles, arrivent au Caire le 7 août, et après avoir visité le mont Sinai, le 24 du même mois, ils voient enfin cette ville de Jérusalem dont le père et le grand-père d’Anselme avaient consacré le souvenir dans leur ville natale, par la construction d’un monument religieux, comme nous l’avons déjà dit. Ici la relation qu’Adornes nous a laissée de son voyage est remplie de détails sur les lieux saints que tous les pèlerins avaient l’habitude de visiter dans ces occasions. Cette description est sèche et dans le goût de toutes celles de l’époque, qui semblent avoir été écrites d’après un même type : un sentiment profondement religieux en fait seul les frais. On y trouve cependant quelques éclaircissements curieux sur les diverses sectes qui divisaient alors l’Église d’Orient. C’est donc en pèlerins, pleins d’une piété ardente plutôt qu’en qualité de voyageurs curieux, qu’ils visitent Bethléem, Nazareth et tous les lieux consacrés par le souvenir du Sauveur. Après avoir séjourné dix jours à Damas, ils se rendent à Beyrouth, où ils rencontrent un compatriote, le frère Griffon, de Courtrai, religieux franciscain qui était parvenu en peu d’années à ramener à l’Église romaine plusieurs Maronites et entre autres leur patriarche. Ils voient ensuite l’île de Chypre, qui est décrite avec quelque prolixité ; une autre description, celle de l’île de Rhodes, est d’autant plus intéressante qu’elle n’est antérieure que de dix ans à la mémorable défense de Rhodes par le grand maître Pierre d’Aubusson. Les îles de l’Archipel attirent particulièrement leur attention ; ils abordent à la côte du Péloponèse et séjournent quelque temps à Modon, qui était aux Vénitiens. Ils quittent enfin la Grèce et une navigation des plus pénibles les amène dans le port de Brindes, au royaume de Naples. Le 21 décembre 1470, Anselme Adornes arrive à Naples et y séjourne quinze jours. Il est admis à l’audience du roi Ferdinand, auquel il est probable qu’il vint également communiquer l’objet de sa mission ; car cette réception eut un caractère tout officiel. Le 11 janvier suivant, il revient dans la capitale du monde chrétien, après avoir employé huit mois à visiter les côtes barbaresques, l’Égypte, une partie de l’Arabie, la terre sainte et la Grèce. À Rome, il est de nouveau reçu par Paul II, auquel il communique tous les éclaircissements qu’il avait recueillis sur la puissance musulmane pendant ses voyages. Pour le récompenser de son zèle, le pape lui propose de s’attacher son fils Jean, ce qu’Anselme accepte avec reconnaissance. Pendant son séjour à Rome, qui dure dix-huit jours, il s’y occupe surtout de recueillir les inscriptions consacrées aux grands hommes. Il fait enfin ses préparatifs de voyage pour rentrer dans sa patrie, visite Sienne, Florence, Bologne, Ferrare, Padoue et Venise ; traverse le Tyrol, descend le Rhin jusqu’à Cologne et revient à Bruges par Aix-la-Chapelle, Maestricht et Anvers. Nous oublions de mentionner qu’à Mols, dans le Tyrol, il a une rencontre officielle avec Sigismond d’Autriche, qui l’assure de ses bons sentiments pour Charles le Téméraire. C’est le 14 août qu’Adornes revient à Bruges. Bien que l’itinéraire ne relate point ce qui se passa dans les diverses entrevues qu’Adornes eut avec les princes, le pape et les rois, il est facile de soupçonner que, dans ces divers entretiens, il portait un caractère officiel de la part du duc de Bourgogne. Il est probable que le diplomate réservait ces notes secrètes pour les communiquer directement à Charles le Téméraire, qui n’aimait ni les indiscrétions ni les révélations prématurées. Le duc de Bourgogne, pour lui témoigner sa satisfaction, le nomma son conseiller et son chambellan. Bientôt il le chargea d’une nouvelle mission. Marie Stuart, réfugiée à Bruges depuis deux ans, s’était réconciliée avec son frère Jacques III}. Elle résolut donc de retourner en Écosse avec lord Boyd, son époux. Elle quitta Bruges le 4 octobre 1471, accompagnée d’Anselme Adornes, qui devait ménager la première entrevue du frère et de la sœur. Sa femme, Marguerite Vander Bank, l’accompagna dans cette circonstance. Anselme conduisit donc la princesse à Édimbourg ; il remit en même temps au roi d’Écosse la relation de ses voyages, rédigée en latin par son fils Jacques et l’entretint aussi des renseignements politiques qu’il avait recueillis en Orient sur l’expédition projetée du duc de Bourgogne. Cette mission accomplie, Adornes reprit avec sa femme le chemin de la Flandre, laissant s’accomplir les destinées de Marie Stuart et de lord Boyd, comte d’Arran, dont nous n’avons plus à nous occuper. Peu de temps après, la mort de sa femme le laissa veuf avec six fils et six filles. Vers cette époque, une nouvelle négociation politique devait mettre son expérience à l’épreuve. Le projet d’une expédition ou croisade contre les musulmans pour laquelle Adornes avait été envoyé une première fois en Orient, n’avait pas été abandonné. C’était un des rêves de Philippe le Bon qui, dès l’année 1461, cherchait à se ménager secrètement l’appui du roi de Perse dans cette affaire. Ce projet, soutenu par le pape, devait faire de nouveaux progrès sous un prince aussi belliqueux que Charles le Téméraire. Aussi celui-ci résolut-il d’expédier, comme l’avait conseillé le pape Paul II, lors d’une première visite à Rome en 1472, à Ussum-Cassan, alors roi de Perse, un ambassadeur chargé de renouer les anciennes négociations. Il en confia la charge à Anselme Adornes qui, deux ans auparavant, avait exploré les différentes parties de l’Orient pour connaître à fond l’état des populations musulmanes. Il quitta Bruges en mars 1474 (n. s.), avec une suite nombreuse. Mais dans l’intervalle, des envoyés vénitiens l’avaient précédé dans cette négociation. Toutefois, n’ayant pu décider le roi Ussum à s’engager dans cette expédition, ces envoyés avaient quitté la Perse sans obtenir de résultat. En apprenant ce contretemps, Charles le Téméraire rappela Adornes, qui était déjà au fond de l’Allemagne. À son retour dans sa ville natale, Anselme fut nommé bourgmestre de Bruges, au milieu des circonstances les plus difficiles du règne orageux de Charles le Téméraire. Après la mort de ce prince, arrivée en 1477, sa fille, Marie de Bourgogne, appréciant les services éminents rendus par Adornes à sa famille, l’attacha à sa personne. Mais il était arrivé à l’époque de sa carrière où la fortune, jusqu’alors favorable, lui devint contraire.

Des troubles graves éclatèrent à Bruges. Les anciens magistrats, sous prétexte d’avoir mal géré les finances de la cité, furent jetes en prison et mis en accusation, comme dilapidateurs des deniers publics. Adornes partagea leur sort ; mais, pour lui, le véritable motif de son arrestation fut d’avoir joui des faveurs de Charles le Téméraire, dont les partisans étaient suspects au peuple. L’instruction de cette sombre affaire fit éclater son innocence. La justice populaire voulut bien l’absoudre, toutefois le jugement qui suivit le déclara inhabile à remplir aucune fonction publique à Bruges.

Nous perdons, pendant quelque temps, Anselme Adornes de vue, mais, à la mort de Marie de Bourgogne, en 1482, nous le retrouvons en Écosse. Il est probable que, dégoûté de la tournure qu’avaient prise les affaires de son pays, il se rendit dans ce royaume pour servir les intérêts de Jacques III, qui avait été un des premiers instruments de son élévation, et qui, ainsi que nous l’apprend l’histoire, était depuis longtemps le point de mire de menées révolutionnaires des grands personnages de ce pays, acharnés à sa perte. Le crédit dont Anselme Adornes jouissait auprès du roi devait lui être fatal. Il enflamma la haine d’un des ennemis secrets les plus implacables de Jacques III, d’Alexandre Gordon, comte de Huntley, alors justicier dans le nord de l’Écosse. Il attira Anselme Adornes dans un piége et l’assassina le 23 janvier 1483.

Ainsi périt, à l’âge de 59 ans, un des hommes les plus considérables qui aient été attachés aux ducs de Bourgogne : négociateur, savant, magistrat, Adornes est resté un des beaux noms de l’histoire de Bruges.

La relation de son voyage se trouve à la section des manuscrits, à la Bibliothèque impériale, à Paris. En voici le titre : Anselmi Adurni, equitis Hierosolymitani, ordinis Scotici et Cypriæ, Jacobi III, Scotorum regis et Caroli Burgundici ducis consiliarii, baronis in Corthuy et Eilekins, domini in Ronsele et Ghendbrugge, Itinerarium Hierosolymitanum et Sinaïcum, 1470. Il en existe une copie à la Bibliothèque de Lille.

Bon de Saint-Genois.

Baron J. de Saint-Genois, Les Voyageurs belges (Bruxelles, 187), t. I, pp 30-32. ― E. De la Coste, Anselme Adornes, sire de Corthuy, pèlerin de Jérusalem. Bruxelles, 1855 ; in-18.