Calmann-Levy / Nelson (p. 214-235).
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XIII


— ALORS, décidément, tu veux t’en aller ?... demanda Bijou, chagrine, à Jeanne Dubuisson qui pliait des robes dans le tiroir d’une longue malle d’osier.

La jeune fille, très absorbée, répondit sans lever la tête :

— Oui... il y a très longtemps que je suis ici... ce serait indiscret, tu comprends ?...

— Tu sais bien que non !... et il était presque décidé que tu restais jusqu’à lundi... et puis... tout à coup, tu as changé d’avis... qu’est-ce qu’il y a ?...

— Mais rien... qu’est-ce que tu veux qu’il y ait ?...

— Si je le savais, je ne te le demanderais pas... voyons ?... qu’est-ce que ça peut bien être ?... tu n’as pas l’air de t’ennuyer ?...

— Oh !... Bijou !... comment veux-tu que je m’ennuie ?...

— Dame !... ça se pourrait !... et pourtant, tu vois ton fiancé presque autant que si tu étais à Pont-sur-Loire...

— Oh ! non !... — Oh ! si !... faisons le compte, veux-tu ?... M. Spiegel a passé à Paris samedi, dimanche et lundi... mardi, il est venu avec M. Dubuisson dîner ici... mercredi, il est venu tout seul... jeudi, il a avalé le déjeuner de la Confirmation, le malheureux ! ... vendredi, il a dîné... et tous ces jourslà nous avons répété la revue avant ou après le dîner, ce qui fait qu’il ne t’a pas quittée...

Jeanne répondit, avec effort :

— C’est vrai !... mais s’il ne m’a pas quittée... il ne s’est guère soucié de moi...

— Comment ça ?...

— Comment ?... Oh !... c’est bien simple !... il ne s’est occupé que de toi... il n’a parlé qu’à toi...

— A moi ?...

— Oui... à toi... tiens ! j’aime mieux te l’avouer, mon Bijou... je suis jalouse... jalouse affreusement. ..

Denyse demanda, l’air effaré :

— Jalouse de qui ?... de moi ?...

Mademoiselle Dubuisson fit signe que oui. Puis elle acheva, tandis que des larmes lui montaient aux yeux :

— Je te demande pardon de te dire ça... je vois bien que je te fais de la peine... mais il valait mieux, n’est-ce pas, dire la vérité, que te laisser soupçonner des choses fausses... tu ne m’en veux pas ?...

— Non... pas du tout !...

Elle ajouta tristement :

— C’est toi qui dois m’en voiloir ?... mais tu te trompes, je t’assure... M. Spiegel, qui est très poli, s’est occupé de moi parce que je suis la petite-fille de grand’mère qui le reçoit... pas pour autre chose...

— Il s’est occupé de toi îjour la raison qui fait que tous s’en occupent... parce que tu es adorable... et tu le sais bien !...

— Mais non, je...

— Il était bien certain qu’il subirait ton charme comme tous les autres le subissent... c’est moi qui ai été une sotte de ne pas prévoir ce qui arriverait. .. j’ai trop compté sur son affection... j’ai cru qu’il m’aimait comme je l’aime... je me suis trompée, voilà tout !...

— Alors... je ne te verrai plus ?., tu vas éviter toutes les occasions de te rapprocher de moi...

— Non... ainsi, nous allons passer la journée d’aujourd’hui ensemble au rallye-paper...

— Comme vous serez en voiture et moi à cheval, je ne vous gênerai pas beaucoup !...

Bijou resta silencieuse un instant, puis elle demanda, inquiète :

— Tu ne crois pas, au moins... que c’est de ma faute, ce qui est arrivé ?..

— Non, — dit Jeanne, — je ne crois rien sinon que tu es une jeime fiUe ravissante et que je suis une jeune fille ordinaire... je t’en prie, mon Bijou, ne te fais pas de chagrin !...

— Je serais si malheureuse de ne plus te voir !...

— Mais tu me verras !... après-demain, je reviens à Bracieux pour la revue... il le faut bien, puisque nous jouons, M. Spiegel et moi !...

— Pourquoi dis-tu «M. Spiegel» ?... pourquoi ne dis-tu pas «Franz» comme toujours ?... tu lui en veux ?...

— Samedi, — continua Jeanne sans répondre à la question de Bijou, — nous nous verrons aux courses... dimanche, aux courses encore et, le soir, au bal chez les Tourville... tu vois que nous n’allons guère nous quitter...

Bijou répondit, l’air attristé :

— C’est égal !... ça ne sera plus comme quand tu demeures ici... et puis... je sens bien que tu pars avec une arrière-pensée...

La femme de chambre entra :

— Madame la marquise demande mademoiselle Denyse au salon...

— Au salon ?... à cette heure-ci ? — fit Bijou, surprise.

— C’est M. le comte de Clagny qui est là...

— Ah ! bien !... dites que j’y vais tout de suite... Se tournant vers mademoiselle Dubuisson, elle proposa :

— Viens avec moi ?...

— Non, je veux finir ma malle qu’on doit envoyer à Pont-sur- Loire après le déjeuner...

Un quart d’heure plus tard. Bijou revenait, sautant de joie :

— Tu ne sais pas !... nous allons encore passer la soirée ensemble aujourd’hui !...

— Où ça ?... — Devine ?...

— Je ne sais pas trop... au théâtre ?...

— Juste !... comment as-tu deviné ça ?...

— Parce que tu as dit et répété sur tous les tons devant M. de Clagny que tu avais envie d’aller à cette représentation des Dames de France... je suppose qu’il t’a apporté une loge ?...

— Deux loges !.. oui, figure-toi ! deux belles grandes avant -scènes de six places chacime !... alors nous avons tout de suite arrangé avec ton père que vous veniez... M. Spiegel aussi, bien entendu... parce que j’oubliais de te dire... ils sont là, ton père et M. Spiegel !... c’est M. de Clagny qui les a amenés...

— Mais, — répondit Jeanne, — à trois nous allons vous gêner...

— Puisque je te dis qu’il y a douze places, voyons !... Grand’mère et moi, ça fait deux... et vous trois, ça fait cinq., il reste sept places... et personne ne veut venir...

— Les Rueille ?...

— Paul... mais pas Bertrade... ça fait six !... ni Jean ni Henry ne viennent... l’oncle Alexis non plus... et Pierrot est puni !... il y a M. de Clagny... et je compte offrir une place à M. Giraud... ça fait que nous sommes huit en tout...

Mademoiselle Dubuisson ne disant rien, elle reprit :

— Tu ne te soucies pas de passer cette soirée avec nous... ou plutôt avec moi... alors tu cherches im prétexte ?...

— Mais non !… je ne cherche rien… d’ailleurs, puisque c’est convenu avec papa…

— Oui… c’est convenu !… j’avais aussi invité M. de Bernés… mais il prétend qu’il ne peut pas… qu’il va avec des camarades…

— Où l’as-tu donc vu, M. de Bernès ?…

— Au salon, à l’instant… Ah ! c’est vrai ! tu ne sais pas ?… il vient d’apporter l’invitation de M. Giraud… Jean lui avait écrit pour la lui demander… parce que M. Giraud avait envie d’aller au rallye-paper… et, comme c’est un goûter offert par les officiers, grand’mère est tellement timorée qu’elle ne voulait pas l’emmener sans invitation…

— Alors, il déjeune aussi, M. de Bernès ?…

— Non… il est reparti… c’est lui qui fait la bête… et le rendez-vous est à trois heures au carrefour du Roy… c’est tout près pour nous… mais pour ceux qui vont de Pont-sur-Loire, c’est encore une trotte…

— À quelle heure partons-nous ?…

— À deux heures et demie les voitures… à deux heures un quart les cavaliers… Dis donc ?… j’ai envie de m’habiller avant le déjeuner, pour ne plus avoir à y penser…

— Tu as encore une demi-heure…

— Toi qui es prête… viens donc avec moi pendant ce temps-là ?…

Jeanne suivit docilement Bijou, qui détalait en chantant à travers les corridors.

— Tu es toujours gaie, — dit-elle, — mais je te trouve ce matin particulièrement joyeuse... qu’est-ce que tu as ?...

— Mais rien !... je me réjouis du rallye... du théâtre !... je trouve qu’il fait beau... que le ciel est bleu, les fleurs fraîches, et qu’il est délicieux de vivre, mais c’est tout !...

— C’est déjà quelque chose !... —

Assieds-toi ?... — fit Bijou, qui poussa mademoiselle Dubuisson dans une grande bergère Louis XVI.

La jeune fille s’assit, regardant la chambre toute rose, tendue, murs et plafond, en cretonne d’un rose pâle sur lequel couraient de larges pavots blancs. Les meubles Louis XVI étaient en bois laqué rose. Partout des fleurs dans des vases de cristal de formes tourmentées et bizarres. Dans l’air une délicieuse odeur incertaine et pénétrante, une sorte de mélange de Chypre, d’iris et de foin coupé.

Jeanne aspira ce parfum qu’elle aimait, et demanda :

— Qu’est-ce que tu mets dans ta chambre qui la fait sentir ainsi ?...

Bijou répondit, humant de toutes ses forces l’air autour d’elle :

— Ça sent quelque chose ?... je ne sens rien, moi !... et dans tous les cas, je ne mets rien...

— Oh !... — fit Jeanne stupéfaite, — mais c’est incroyable ! comment... vraiment, tu ne mets rien ?...

— Absolument rien...


Denyse allait et venait dans la chambre, se dévêtant peu à peu. Puis, elle passa une chemise d’homme, à col très haut, ghssa ses jolies jambes dans une culotte de drap blanc et, s’ asseyant sur son lit, mit ses bottes : de souples bottes de cuir jaune qui moulaient ses pieds exquis.

— Veux-tu que je t’aide à passer ta jupe ?… offrit Jeanne,

Puis, surprise, elle demanda :

— Et ton corset ?…

— Je n’en mets pas…

— Mais… tu en mets toujours un ?…

Une vague rougeur monta aux joues de Denyse, et elle répondit :

— Oui… mais, aujourd’hui, je suis fatiguée.

— Tu ne crains pas de déformer ton habit rouge qui est si joli ?… il va si bien !… et les baleines seront toutes gondolées par la pression… rien ne déforme une robe comme de la mettre sans corset…

— J’aime mieux être à mon aise et déformer mon habit rouge, tu comprends ?…

Regardant de tous ses yeux Bijou, qui, debout devant une psyché, achevait de mettre son habit, Jeanne murmura :

— Va-t-il assez bien, cet habit ?… il plaque !… on jurerait qu’il est peint sur toi !… c’est la perfection même !… Après ça… tu as une taille tellement jolie !…

Denyse était maintenant très occupée à piquer une perle dans le plastron de sa cravate blanche. La pointe de l’épingle se cassa avec un bruit sec.

— Oh ! — fit Jeanne, c’est dommage !…

Bijou répondit :

— Bah !… elle était en toc ma perle !… si je gagne une discrétion à M. de Bernès, je lui demanderai une épingle solide…

Elle ajouta en riant :

— Et pas chère !… pour que ça n’ait pas l’air d’un cadeau…

— Tu as parié avec M. de Bernès ?…

— Oui…

— Et tu as parié une discrétion ?…

— Oui… c’est mal ?…

— Mal ?… non !… mais c’est bizarre !…

— Tiens !… tu es comme grand’mère !… elle était scandalisée, grand’mère !…

— Dame !… et qu’est-ce que vous avez parié, M. de Bernès et toi ?…

— Moi, qu’il y aurait au moins un accident au rallye-paper, lui, qu’il n’y en aurait pas un seul.

— Mais… c’est bien possible !…

— Non !… ça n’est pas bien possible !… il y en a toujours !… ce serait le premier rallye sans accident… note bien qu’il n’est question ici que de la chute… de la simple chute bon enfant… on tombe, mais on se ramasse… je ne veux pas prédire que quelqu’un se tuera, tu m’entends ?…

— Ne va pas tomber, toi, au moins ?…

— Oh ! moi !… — dit Bijou, les yeux luisants de gaîté, — il n’y a pas de danger !… Patatras n’a jamais été mieux sur ses pattes !… Passe-moi donc les ciseaux qui sont à côté de toi, veux-tu ?…

Jeanne demanda, en tendant les ciseaux :

— Qu’est-ce que tu vas faire ?…

— Ôter les baleines de mon corsage… tu as raison… sans corset elles se plieraient… demain on les reglissera dans les rubans, et tout sera dit…

Elle enleva rapidement son habit rouge, retira les cinq baleines et, le remettant, s’écria, toute joyeuse :

— Dieu ! que je suis à mon aise !… c’est délicieux !…

Jeanne la regarda avec admiration :

— Ça ne fait pas un pli !… faut-il que tu aies une taille, tout de même !…


Lorsque, à deux heures un quart, exacte comme toujours. Bijou parut sur le perron, elle y trouva Henry de Bracieux, Jean de Blaye et Pierrot ; mais M. de Rueille n’était pas encore descendu.

Les chevaux, qui attendaient depuis un instant déjà, se tourmentaient, ennuyés par les mouches ; seul, Patatras, parfaitement calme, cassait la noisette en regardant paisiblement autour de lui.

Bertrade ouvrit une fenêtre et dit :

— N’attendez pas Paul… il commence à s’habiller… il vous rejoindra…

— Veux-tu que nous partions. Bijou ?… — proposa Jean.

Elle répondit, perplexe :

— J’ai presque envie de vous laisser partir sans moi ?… vos trois chevaux se démènent comme des enragés… ils vont exciter Patatras, qui ne demande qu’à être tranquille… Partez toujours !… je vous retrouverai là-bas., rien ne m’agace comme de monter un cheval qui tire à pleins bras… et c’est ce qui m’arriverait sûrement si je partais avec vous…

— Alors, — demanda Henry, l’air grincheux, — tu attends Paul ?…

Bijou indiqua les voitures qui sortaient de la cour des écuries.

— Non… je vais escorter grand’mère…

— C’est ça — dit Jean de Blaye — qui va animer ton cheval !…

— Mais non !… je le connais, peut-être, mon cheval ?… Eh bien, tout ce que je vous demande, c’est de vous en aller et de ne pas vous occuper de moi…

— Tu es charmante !… — fit Pierrot, qui se dirigea vers son poney.

Et, s’adressant aux autres, il ajouta, majestueux et vexé :

— Laissons-la, puisqu’elle ne veut pas venir avec nous !…

Jean, qui montait à cheval, répondit, à moitié riant, à moitié fâché :

— Je crois que c’est en effet le seul parti à prendre…

Comme ils disparaissaient tous les trois au tournant de l’allée, M. de Clagny sortit du vestibule. Il venait voir si son mail était bien attelé et fut stupéfait de trouver là Bijou.

— Comme vous êtes gentille avec cet habit rouge ! — dit-il ébloui ; — habituellement le rouge pâlit... vous, il vous rend, si c’est possible, encore plus rose !...

Quand il apprit que la jeune fille accompagnait les voitures jusqu’au rendez-vous, il fut tout à fait heureux.

La marquise arrivait, suivie de tout son monde. Elle monta dans le landau avec les Dubuisson et M. Spiegel. M . de Clagny prit sur son mail madame de Rueille, les enfants, l’abbé Courteil, M. de Jonzac et M. Giraud, tellement hypnotisé par Bijou, — qui attendait à cheval, prête à partir, — qu’il faillit dégringoler du mail au lieu de s’y asseoir.

Et l’on se mit en route sous un soleil ardent. M. de Clagny, beaucoup plus occupé de Denyse que des quatre chevaux qu’il conduisait, la regardait trotter devant lui, près de la voiture de la marquise.

C’était la première fois qu’il la voyait à cheval, et elle lui semblait incomparablement jolie et élégante. Tandis qu’il la considérait avec une attention singulière, la voix de madame de Bracieux s’éleva, partant du landau :

— Quel horrible chaleur, mon Bijou !... je n’aime pas à te voir ainsi au plein soleil...

Denyse se retourna, toute rose :

— Mais moi non plus, grand’mère, je n’aime pas m’y voir !...


Elle réfléchit un instant et acheva :

— Aussi... quand tout à l’heure nous retrouverons Jean, Henry et Pierrot, je vous abandonnerai. ..

— Crois-tu que nous les retrouverons ?...

— Oh ! sûrement !...

ils suivent, sous bois, presque la même route que nous suivons en voiture... ils sont à douze ou quinze mètres de nous... je les ai entendus déjà... dès que je les verrai, je vous lâche !...

M. de Clagny appela Bijou pour lui faire mille recommandations. Il fallait, dans le taillis, se méfier beaucoup des branches... le matin même, il avait manqué être enlevé de sa selle en galopant sous bois... et aussi prendre garde aux trous des terriers... c’en était plein... et ne pas sauter en peloton, jamais !... passer en tête ou rester en queue...

Elle écoutait ces conseils en souriant, avec une déférence affectueuse et aimable. A la fin, il conclut :

— Que vous êtes bonne, Bijou, de ne pas envoyer promener le vieil ami qui vous « rase » !... À ce moment, à deux cents mètres environ devant les voitures, un cavalier traversa la route et entra dans la forêt. Le comte reprit :

— Ah !... voilà Bernés qui jette ses papiers !... il a pris le vrai système, qui est de faire d’abord le parcours en sens inverse en jetant les papiers... après, on n’a plus qu’à filer sans s’occuper de rien... Ouelle heure est-il ?...


— Trois heures moins vingt, — dit Bertrade, en regardant sa montre, — nous allons arriver au rendez-vous beaucoup trop tôt...

M. de Clagny mit ses chevaux au pas. Bijou avait rejoint le landau et causait avec Jeanne. Tout à coup, elle pencha la tête, comme pour écouter, et s’écria :

— Ah !... les voilà !... je les entends !...

— Qui donc ?... — demanda la marquise.

— Eh bien, eux !... ils sont là... je vais les retrouver. .. Au revoir, grand’mère !...

Elle passa le fossé de la route, et, s’arrêtant, cria en envoyant un baiser à Jeanne :

— Au revoir, toi !...

Mais le landau était déjà loin, et le mail passait. Giraud, assis à l’arrière avec Pierrot et les enfants, regardait seul dans la direction de Bijou, et ce fut lui qui reçut le doux adieu qu’elle adressait à son amie.

— Êtes-vous sûre de les retrouver ?... — demanda le comte en se retournant sur son siège.

Elle répondit, en indiquant le bois :

— Mais les voilà à dix pas... je viens de voir Henry...

Et elle disparut dans le fourré, pendant que M. de Clagny la suivait d’un œil anxieux...

Dès qu’elle eut trouvé un sentier. Bijou se mit au galop, filant droit, l’oreille au guet, le regard perçant au loin devant elle l’obscurité du bois.

Et tout à coup ; elle fit un brusque crochet et entra assez avant dans le taillis, où elle resta, empêchant de son mieux Patatras de faire craquer sous ses pieds les branches mortes.

Dans le sentier qu’elle venait d’abandonner arrivaient Henry de Bracieux, Jean de Blaye et Pierrot. Presque à la hauteur de l’endroit où se cachait Denyse, ils s’arrêtèrent pour attendre un cheval qu’on entendait galoper tout près de là. Et M. de Rueille parut. Henry demanda :

— Qu’est-ce que tu faisais donc ?… il y a dix minutes que nous t’avons vu au bas du chemin des Belles-Feuilles ?…

Sans répondre. M. de Rueille dit, inquiet :

— Où est Bijou ?…

Pierrot répondit, méprisant :

— Elle nous a lâchés pour aller avec les voitures ! …

— Ah !… — fit Rueille, désappointé.

Et, se tournant vers son beau-frère :

— Ce que j’ai fait ?… je me suis arrêté un instant pour dire bonjour à Bernés qui était avec sa petite chanteuse.. elle est venue en fiacre, dans un coin où personne ne peut la soupçonner, rien que pour entrevoir Bemès pendant trois minutes… ils ne peuvent pas être une journée sans se voir !… elle est d’ailleurs bien jolie, cette petite !…

— Oui !… — dit Jean de Blaye, — et gentille comme un amour… et bien élevée…

— Moi, je ne l’avais jamais tant vue !… Pierrot proposa : — A présent que votre cheval a soufflé, Paul, nous ferons bien de nous mettre en route si nous ne voulons pas manquer le lancer ?...

— Oui, — fit M. de Rueille qui se remit en marche, — mais nous avons bien le temps !... Bemès est derrière moi...

Dès qu’ils se furent éloignés. Bijou rentra dans le sentier. Son teint avait un extraordinaire éclat, et ses yeux luisaient de l’intense flamme bleue qui parfois rendait gênant son regard habituellement si doux.

Hubert de Bemès était resté, après le départ de M. de Rueille, à causer encore un instant avec Lisette Renaud.

— Alors, c’est convenu ?... — demanda la petite chanteuse, — malgré ton dîner, tu viendras de boiuie heure au théâtre ?...

— Oui...

— Tu resteras dans ma loge, probablement ?...

— Non... il faut que j’aille dans la salle...

— Tiens !... toi qui as la Vivandière en horreur... et je comprends ça, d’ailleurs... tu vas encore la revoir une fois ?...

Quand Bijou avait invité Bernés à venir dans la loge de sa grand’mère, il avait refusé, sachant bien que Lisette aurait beaucoup de chagrin de l’y voir. Mademoiselle de Courtaix était très connue à Pontsur-Loire, et très admirée des femmes du monde ou du demi-monde qui copiaient ses toilettes et enviaient son charme, auquel, disait-on, personne ne résistait. Depuis quelques jours, le petit lieu


tenant s’apercevait qu’il subissait, lui aussi, ce charme.

Son amour pour Lisette, jusqu’ici l’avait défendu. Il aimait de tout son cœur la petite créature fidèle et dévouée qui, depuis près de deux ans, lui donnait toute sa vie, sans accepter autre chose que des fleurs ou des souvenirs sans valeur. Lisette, qui gagnait huit cents francs par mois au théâtre de Pont-sur - Loire, avait nettement déclaré qu’elle entendait ne recevoir aucun cadeau sérieux, et toute insistance l’eût froissée ou éloignée de lui. Mais il aimait peut-être plus encore l’âme délicate et le cœur exquis de la jeune femme que sa beauté très pure : une beauté pénétrante et rare, mais sans éclat, près de laquelle il se sentait heureux d’un bonheur très reposé et très doux. Et, depuis qu’il faisait attention à Bijou, — qu’il n’avait guère jusqu’ici regardée, — il ressentait un trouble dont il ne s’expliquait pas la violence. En vain se répétait-il que Lisette, avec ses grands yeux si bons, sa peau fine et fraîche, ses dents éclatantes et son corps élégant et beau, était plus jolie que mademoiselle de Courtaix, c’étaient les yeux pervenche, les cheveux frisés et les lèvres friandes de Bijou qui appelaient, lui semblait-il, les tendres caresses, les baisers fous.

Lisette, sans deviner encore que son bonheur était menacé, sentait pourtant une inquiétude s’emparer d’elle et attrister son cœur. Elle ne pouvait pas comprendre pourquoi Bernès répondit sèchement à sa question :


— J’irai revoir la Vivandière, parce que.., pour refuser une place qu’on m’offrait dans une loge... j’ai été forcé de dire que j’avais promis d’aller au théâtre avec des camarades...

— Ah !... qui est-ce qui t’avait offert une place ?..

— Une vieille dame que tu ne connais pas... madame de Bracieux... te voilà bien avancée, n’estce pas ?...

Elle répondit, triste, sans bien savoir pourquoi :

— Madame de Bracieux... c’est la grand’mère de mademoiselle de Court aix...

Surpris, il demanda :

— Comment sais-tu ça ?...

— Mais... comme tout le monde le sait à Pontsur-Loire. ..

— En attendant... — fit-il agacé, — je vais manquer le rendez-vous , moi !...

— Va !... — dit Lisette avec regret, — amuse -toi bien... et à ce soir !...

— À ce soir !...

Au moment d’entrer dans le bois, il cria, se retournant sur sa selle :

— Surtout, prends garde qu’on ne te voie !... ne va pas du côté des voitures !...

Puis, s’engageant dans le sentier que tout à l’heure suivait Bijou, il mit son cheval à un bon galop de chasse pour rattraper le temps perdu. Tout à coup, il s’arrêta, cherchant à distinguer quelque chose au loin.

« Tiens !... — pensa-t -il, — un cheval sans cavalier !… il y a déjà un monsieur qui s’est fait déposer… »

Comme il approchait, il vit que le cheval avait une selle de femme et il poussa un cri en apercevant Bijou couchée sur le dos, dans l’herbe, à droite du sentier. Un de ses bras était étendu en croix, l’autre s’allongeait le long d’elle. Elle avait les yeux fermés et les lèvres entr’ouvertes. Bernès sauta à terre et attacha son cheval ; puis, prenant dans ses bras Denyse, il essaya de l’adosser à un arbre.

Mais lorsqu’il vit rouler inerte sur son épaule la tête de la jeune fille, il attira contre lui sa taille souple et fut stupéfait de la sentir absolument libre, sans corset ni ceinture d’aucune sorte… Et son trouble devint si grand qu’il se pencha vers elle, et couvrit de baisers les jolis cheveux frisés en répétant malgré lui :

— Bijou !… mon Bijou !… entendez-moi, voulez-vous ?… répondez-moi !… je vous en prie ?… je suis si malheureux de vous voir ainsi !… Au bout de deux ou trois minutes, Denyse poussa un soupir très doux, et, lentement, ouvrit les yeux. À la vue de Bernès, son visage sérieux devint souriant :

— Ah !… — murmura-t-elle, — est-ce assez bête, cette chute !…

Il demanda : — Comment êtes-vous tombée ?…

— Je ne sais pas !… mon cheval a mis le pied dans un trou, je crois…

— Oh !… et vous avez fait panache ?… Elle répondit en riant :

— Vous l’avez dit !…

— Vous êtes-vous fait mai ?…

— Pas le moins du monde !…

Et elle ajouta, pensive :

— C’est gentil à vous de vous occuper de moi… d’autant plus gentil que vous ne m’aimez guère, je crois ?…

Hubert de Bemès devint rouge comme une tomate :

— Oh !… mademoiselle !… pouvez-vous croire que…

— Je crois que… oui, parfaitement !… Il demanda, effaré :

— Mais, au moins, dites-moi ce qui peut vous faire penser une telle chose ?…

— Oh !… tout et rien !… ce serait trop long à expliquer… tenez, ce matin, par exemple… quand je vous ai prié de venir au théâtre avec nous… vous aviez l’air tout bouleversé et vous avez refusé… ah ! mais là, bien !… joliment bien !… pourquoi ?… —

Mais, mademoiselle, je… je vous assure…

— Vous voyez !… vous ne trouvez pas un mot à répondre… pas même une excuse banale…

Secouant ses cheveux, qui enveloppèrent en se déroulant la joue et l’épaule du jeune homme, elle dit, toute rieuse, sans cesser de s’appuyer à lui comme à un fauteuil :

— Ça m’est d’ailleurs égal !… car, que vous le vouliez ou non, vous y viendrez avec nous, au théâtre… vous ne pouvez plus refuser…

— Mais…

— Il n’y a pas de mais !… je vous demande ça pour ma discrétion ?…

— Votre discrétion ?

— Dame !… est-ce que nous n’avons pas parié… moi, qu’il y aurait un accident parce qu’il y en a toujours… vous, qu’il n’y en aurait pas ?…

— Oui… Eh bien ?…

— Eh bien… mais, je pense qu’en voilà un, d’accident ?… vous ne le trouvez pas suffisant ?… qu’est-ce qu’il vous faut donc ?…

Il balbutia :

— C’est vrai !… je suis idiot !… c’est que j’ai eu tellement peur, si vous saviez !…

Elle le regardait, l’air très doux, et cette douceur le ravissait. Elle lui tendit la main en disant :

— Merci encore de m’avoir si bien soignée… et maintenant, allez-vous-en bien vite…

— Pouvez-vous remonter à cheval ?…

— Pas tout de suite… je sens une sorte de courbature, une lassitude très grande… Non !… vous allez dire à M. de Clagny de venir avec sa voiture… il me ramènera… ne lui dites pas ça tout haut… je ne veux pas que grand’mère sache rien…

Comme Hubert de Bernès retenait sous ses lèvres la petite main de Bijou, elle dit, agacée :

— Allez donc vite !… expliquez-lui bien de laisser son mail sur la route, à M. de Clagny… et dites-lui qu’il me trouvera sous bois… en bordure du chemin… là précisément où je l’ai quitté tout à l’heure…


Voulez-vous aussi, avant de vous en aller, attacher Patatras à un arbre ?… merci !…

Elle lui lança son plus tendre regard, et demanda une dernière fois :

— C’est bien convenu, n’est-ce pas, pour ce soir ?…

Il répondit :

— C’est bien convenu…

Dès qu’il eut disparu, elle se recoucha exactement dans la position où l’avait trouvée Bernés.

Peu après, le roulement d’une voiture ébranla la route, et M. de Clagny, descendant de son mail, entra dans le sentier. A la vue de Bijou, il poussa un douloureux cri, et courant à elle, la prit dans ses bras, anxieux, angoissé, demandant :

— Bijou !… mon amour !… mon adoré petit Bijou !…

Et, comme Bernés, il ajouta :

— Entends-moi, mon Bijou !… réponds-moi, je t’en supplie !…

Il lui caressait les cheveux de ses lèvres ; il la serrait de toutes ses forces entre ses bras.

A la fin, elle ouvrit les yeux, regarda le comte de son beau regard candide et, se blottissant étroitement contre lui, murmura, semblant se rendormir. ..

— Je vous aime tant !… et je suis si bien là, si vous saviez !… si, si bien !… j’y voudrais rester toujours !…