Calmann-Levy / Nelson (p. 198-213).
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XII


PENDANT une semaine, on ne s’occupa guère que des répétitions de la petite revue qui devait être jouée le lendemain des courses. Les La Balue, les Juzencoiurt et madame de Nézel vinrent à Bracieux presque chaque jour, et aussi M. de Clagny, qui s’intéressait énormément aux répétitions. Il servait de souffleur quand Giraud, qui avait accepté ce poste, était occupé, et il semblait ravi pourvu qu’il vît jouer Bijou.

« Le père Dubuisson » et M. Spiegel étaient venus dîner plusieurs fois, et Denyse, sous le prétexte de l’amener plus souvent près de sa fiancée, avait décidé le jeune professeur à apprendre un tout petit rôle, dans lequel il était exécrable.

Jeanne s’en apercevait- elle ?... Elle s’attristait visiblement depuis quelques jours. Son himieiur toujours égale semblait varier, et son père, stupéfait de lui voir à chaque instant, sans motif apparent, des larmes plein les yeux, prétendait qu’elle « couvait sûrement une maladie ».

Les Rueille n’avaient pas quitté Bracieux. Bertrade — qui sentait tout le monde contre elle — s’était résignée, abandonnant la partie et suivant docilement le mouvement mondain où on l’entraînait.

Le petit Bernés vint un soir pour inviter la marquise et ses hôtes à suivre un rallye-paper organisé par le régiment. Lui, devait faire la bête. On construisait de superbes obstacles ; jamais, dans la forêt, on n’aurait couru un si beau rallyepaper.

Tout de suite, Bijou décida sa grand’mère à la laisser suivre à cheval. M . de Rueille et Jean de Blaye répondaient qu’il ne lui arriverait rien. Elle était, d’ailleurs, comme presque tous ceux qui montent bien à cheval, très prudente, ne s’exposant pas inutilement et sachant éviter les accidents.

Madame de Bracieux avait retenu Hubert de Bernés à dîner. Le soir, elle dit à Bertrade, en lui montrant Denyse qui causait avec lui :

— C’est singulier !... il me semble que Bijou n’est plus du tout la même avec ce petit bonhomme ! ... autrefois, elle lui accordait à peine un salut distrait ; à présent, on croirait presque qu’elle « le gobe », pour parler votre langage élégant ?.. .

Et la marquise répéta, intriguée :

— Elle a tout à fait changé sa façon d’être avec lui !...

Madame de Rueille répondit :

— Lui aussi, il a changé sa façon d’être avec elle !...

— N’est-ce pas ?... les premières fois qu’il est venu à Bracieux, j’ai été frappée de sa froideur pour cet amour d’enfant que tout le monde adore... il était avec elle simplement poli...

— Aujourd’hui il n’est pas encore très emballé, mais il y a un progrès considérable... il se prépare à suivre le sentier battu par les autres...

La marquise demanda, en regardant madame de Rueille :

— Est-ce que, dernièrement, quand tu me parlais du mariage de Bijou... tu avais une idée de derrière la tête ?...

Sans répondre, Bertrade répéta la question :

— Une idée de derrière la tête ?...

— Oui... est-ce que, par exemple, tu pensais que Bijou aime ce petit Bernés ?...

— Je vous ai dit ce jour-là, grand’mère, que je crois que Bijou n’aime, n’a aimé, et n’aimera jamais personne...

— Si tu m’avais dit ça... comme tu me le dis en ce moment... j’aurais certainement protesté... il est impossible, à mon sens, de se tromper d’une façon plus complète que tu ne le fais... n’aimer personne ?... Bijou !... alors que nul n’a besoin autant qu’elle de caresses et d’affection...

— Elle a besoin de caresses et d’affection... oui... c’est entendu !... c’est-à-dire qu’elle a besoin qu’on la caresse et qu’on l’aime... mais non pas de caresser et d’aimer...

— Autrement dit, c’est une nature, sèche, égoïste ?. .. — demanda la marquise dont la voix se durcit tout à coup ; — en vérité, Bertrade, tu en veux à Bijou de son charme… tu lui en veux de ce que personne ne peut résister à ce charme infini… et, au lieu de t’en prendre à Paul, qui est le vrai coupable, tu accuses cette petite méchamment…

Très douce, madame de Rueille répondit :

— Je n’accuse pas Bijou plus que Paul, grand’mère… je les accuse d’autant moins que je ne crois pas beaucoup au libre arbitre, moi !… oui… je vous indigne en vous avouant ça, je le vois bien… vous trouvez que je blasphème, n’est-ce pas ?… et pourtant, Dieu sait si ça rend indulgent, le genre de réflexions auxquelles je me livre parfois !…

M. de Clagny s’approchait, il demanda :

— Qu’est-ce que vous complotez donc toutes les deux dans ce petit coin ?…

— Rien !… — fit madame de Bracieux, — nous regardions Bijou qui me parait en train d’apprivoiser votre petit ami Bernés…

Le comte se retourna, inquiet :

— Apprivoiser ?… qu’entendez-vous par là ?…

— Dame ! ce que tout le monde entend !… il y a huit jours, quand ce garçon a dîné ici avec nous, il avait l’air gelé !… eh bien, je crois que le dégel approche…

— Bah ! — s’écria M. de Clagny dont le visage se rasséréna subitement, — j’oubliais qu’il a une liaison… une liaison qui l’enchante… à tel point qu’il veut épouser, ce qui enchante moins son père, comme bien vous pensez ?… Il ajouta, distrait :

— Oh !... de ce côté-là, je suis bien tranquille !...

— Tranquille ?... — interrogea madame de Bracieux étonnée ; — pourquoi tranquille ?... vous ne voudriez pas que Bijou épousât M. de Bemès ?,.. pourquoi ?...

Il balbutia, embarrassé :

— Mais parce que... elle est si jeune...

— Comment, si jeune !... mais elle a plus que l’âge de se marier... elle aura vingt-deux ans au mois de novembre, Bijou !...

— Alors, c’est Hubert qui est trop jeune pour elle !... c’est un gamin !...

— J’aimerais certainement mieux lui voir épouser un homme un peu plus sérieux, mais enfin, si celui-là lui plaisait ?... il a un beau nom, une belle fortune... pourquoi pas lui autant qu’im autre ?...

M. de Clagny demanda, anxieux :

— Est-ce que, vraiment, vous croyez qu’il plaît à Bijou ?...

— Je n’en sais rien, dit la marquise en riant, mais qu’est-ce que ça peut bien vous faire, à vous ?... je comprends encore que Jean ou Henry s’inquiète, mais vous ?...

Comme il ne disait rien, elle reprit :

— C’est l’histoire du chien du jardinier... il ne mange pas la soupe, mais il ne veut pas non plus que les autres la mangent... tel est votre cas, mon pauvre ami... car enfin vous n’avez pas l’idée d’épouser Bijou, je présume ?...


Il répondit, en plaisantant, mais son visage devint soucieux :

— Oh ! moi, vous savez, j’aurais très bien cette idée-là !... mais c’est elle qui ne l’aurait pas... alors, ça revient au même !...

Bijou arrivait, glissant de son pas souple, suivie du petit Bernés qui affirmait, l’air contrarié :

— Je ne peux pas, mademoiselle... je vous assure que je ne peux pas quitter mes camarades ce jour-là .. .

— Mais si !... n’est-ce pas, grand’ mère, — demanda gaîment Denyse, — il faut que M. de Bernès vienne dîner à Bracieux le jour du rallye-paper ? ... c’est lui qui fait la bête, et l’hallali sera, paraît-il, aux Cinq-Tranchées... c’est à un kilomètre d’ici, tout au plus...

Madame de Bracieux examina avec une bienveillance attentive le petit officier et répondit :

— Mais certainement, il faut qu’il vienne dîner à Bracieux... il nous fera plaisir à tous...

— Vous êtes mille fois bonne, madame, de vouloir bien de moi... mais j’expliquais à mademoiselle de Courtaix que ce jour-là... après le rallye-paper que le régiment offre aux habitants du pays, j ’ai pris l’engagement de dîner avec plusieurs de mes camarades...

Il ajouta, en regardant malgré lui Bijou :

— Et je le regrette... plus que je ne puis le dire !...

Pirouettant sur ses hauts talons, Denyse s’envo lait déjà à l’autre bout du hall. Elle fut mal reçue par Pierrot, qui lui dit, avec amertume :

— Tu nous as salement lâchés, tu sais !...

Et comme M. de Jonzac, qui, tout en jouant au billard avec l’abbé, écoutait d’ime oreille les conversations, voulait protester contre cette façon de formuler un reproche d’ailleurs juste en soi, Pierrot répondit, convaincu :

— C’est vrai !... j’suis pas pour deux sous puriste !... n’empêche que ce que je dis est vrai... et que les autres le disaient aussi, tout à l’heure !... y avait pas que moi ...

— Mademoiselle... — fit Giraud qui regardait dehors par la grande baie, — vous disiez hier que vous aimiez les étoiles filantes ?... Eh bien, jamais je n’en ai vu autant que ce soir...

— Vraiment ?... — dit Denyse qui alla s’accouder près du répétiteur — il y en a tant que ça ?...

Elle se pencha : —

Qu’est-ce donc, là, à gauche ?... je vois quelque chose de blanc sur la terrasse...

— C’est mademoiselle Dubuisson qui se promène avec son père et M. Spiegel... —

Ah.!... si nous allions les rejoindre... voulez-vous ? ...

Giraud s’élança, heureux de se promener avec Bijou par cette belle nuit étoilée, et ils sortirent ensemble.

Dès qu’ils furent sur la terrasse, elle demanda :

— Au fait, ne croyez-vous pas que c’est indiscret. .. et que nous allons les gêner en troublant un entretien de famille ?... promenons-nous sous les marronniers... ils nous rejoindront s’ils le veulent...

Elle descendit l’escalier de marbre et entra dans la nuit profonde sous le quinconce de marronniers. Le jeune homme la suivait pas à pas, le cœur bondissant, fou de bonheur, mais inquiet de lui-même. Ils marchèrent quelque temps sans parler. A la fin Bijou dit, levant la tête pour apercevoir entre les arbres un coin de ciel :

— Ce n’est pas d’ici que nous les verrons beaucoup filer, les étoiles !...

Giraud répondit, désireux de ne pas quitter ce coin sombre où il se sentait si près d’elle :

— Mais si... tout de même... on peut les voir... tenez... en voici une... l’avez-vous vue ?...

— Mal !... et pas assez longtemps pour souhaiter quelque chose...

— Souhaiter quelque chose ?... quoi ?...

— Mais n’importe quoi... Comment ?... vous ne savez pas que quand on voit filer une étoile, il faut, former un vœu ?...

— Non... je ne savais pas !... et... il se réalise, ce vœu ?...

— On le dit...

— Avez-vous, mademoiselle, un vœu tout prêt, pour ne pas être, cette fois, prise au dépourvu ? ...

— Oui, certes, j’en ai un !... mais il est irréalisable. ..

— Ah !... je n’ose pas vous demander...

Elle dit doucement :

— Je voudrais être tout autre que je ne suis !… oui… une jeune fille très jolie… de condition très simple… qui pourrait vivre loin du monde… épouser qui elle voudrait… être, en un mot, heureuse à sa façon, sans souci des préjugés et des conventions sociales…

Il demanda d’une voix qui tremblait :

— Pourquoi voudriez-vous cela ?…

— Pour avoir le droit d’aimer qui m’aime… c’est-à-dire d’aimer hautement… sans me cacher…

Elle ajouta très bas :

— Sans me blâmer en moi-même…

Elle marchait près de lui, si près que leurs épaules se frôlaient à chaque pas. Giraud, bouleversé, balbutia :

— Vous dites ça… comme si… comme si vous aimiez quelqu’un ?…

Il devina qu’elle tournait vers lui son visage, mais elle ne répondit pas.

À ce moment, une chouette perchée tout près d’eux, dans la profondeur noire des arbres, poussa un cri douloureux et inquiet qui effraya Bijou. Elle se jeta de côté, bousculant Giraud, qui la reçut dans ses bras.

Et quand les doux cheveux parfumés lui effleurèrent les lèvres, il devint fou, oublia tout ce qui le séparait de la jeune fille, et, la serrant éperdument contre lui, il murmura :

— Denyse !…

Elle le laissa faire sans se défendre, mais lorsqu'il dénoua ses bras, elle dit, d’une voix plaintive et tendre :

— Oh !... que c’est mal, ce que vous avez fait !... que c’est mal !...

Elle cacha dans ses mains son visage, et il entendit qu’elle pleurait.

Il essaya de lui parler et voulut s’agenouiller devant elle, mais elle le repoussa :

— Non !... allez-vous-en !... il faut que l’on vous voie là-bas... moi je rentrerai tout à l’heure... quand je serai un peu remise...

Comme il allait rentrer directement par la terrasse, elle le rappela :

— Pas par là !... faites le tour par l’étang... n’ayez pas l’air de revenir d’ici...

— Laissez-moi vous demander encore pardon !... permettez-moi de baiser vos petites mains que j’adore ?...

Elle répondit, comme si elle avait peur d’elle-même :

— Allez-vous-en !... allez-vous-en !...

Avant de tourner dans l’allée qui conduisait à l’étang, Giraud s’arrêta, cherchant à apercevoir une dernière fois la tache claire que faisait dans la nuit la robe de Denyse. Et il entendit qu’elle pleurait toujours.


— Est-ce toi. Bijou ?... — demanda Jean de Blaye, s’avançant dans l’obscurité profonde.

La jeune fille se redressa : — Qui est-ce qui est là ?...


— Moi... Jean !... comment ?... tu ne me fais pas l’honneur de connaître ma voix !... qu’est-ce que tu fais donc là... dans ce noir ?...

— Je me promène...

— Toute seule ?...

— J’étais sortie pour me promener avec les Dubuisson, mais j’ai pensé qu’il valait mieux ne pas les troubler... et je suis venue ici... toute seule...

— Ça doit te changer un peu, hein ?... qu’est-ce que tu peux bien faire quand tu es seule ?...

— Je réfléchis...

— Oh !... quel gros mot !...

— Je rêve, si tu veux ?...

— Ah bah !... en voilà une chose que je n’aurais pas cru !... ils ne doit pas ressembler à un rêve ordinaire, ton rêve ?...

— Parce que ?...

. — Parce que les rêves sont habituellement incohérents, cahotés, baroques et invraisemblables...

— Eh bien ?... — Eh bien, tes rêves, à toi, doivent être admirablement équilibrés, pondérés... ils doivent te ressembler...

— Je te remercie...

— De quoi ?...

— Dame !... des aimables choses que tu me dis...

— Oh !... elles ne sont pas aimables... elles sont vraies... je ne suis pas ici, d’ailleurs, pour te dire d’aimables choses, mais des choses graves... — Graves ?...

— Oui... je suis chargé de remplir près de toi une mission... de parler, de mon mieux, au nom de quelqu’un qui n’a pas osé parler lui-même...

— Qui est ce quelqu’un ?...

— Henry... il m’a prié de savoir si tu l’autorises à demander à grand’mère ta main ?...

Elle dit, et son accent exprimait la stupeur :

— Ma main ?... Henry ?...

— Est-ce donc si prodigieux ?...

— Dame, oui !... Henry !.,, c’est comme si c’était mon frère, Henry !...

— Enfin, ça ne l’est pas !... par conséquent ne nous occupons pas de lui comme frère, mais comme prétendant... Qu’est-ce que tu réponds ?...

— Je réponds : « Pourquoi Henry s’adresse-t -il à moi d’abord ?...» Au lieu de me demander la permission de parler à grand’mère, c’est à grand’mère qu’il devait demander la permission de me parler...

— Hein ?... quand je le disais, que tu étais un petit être admirablement pondéré et correct... et tout ce qui s’ensuit !...

— C’est mal d’être comme ça ?...

— Eh ! non ! ce n’est pas mal !... au contraire !... seulement c’est... déconcertant... Dis-moi, maintenant que j’ai commis cette faute de te parler d’abord à toi, vas- tu me répondre ?... ou faut-il que je remette les choses en état, en m’adressant à grand’mère, qui s’adressera à toi... etc.. etc..

— Non... je te répondrai... — Alors, laisse-moi terminer mon petit boniment ? ... Le comte Henry de Bracieux, né le 22 janvier 1870, a, pour toute fortune jusqu’à la mort de grand’mère, six cent mille francs, qui rapportent environ...

— Oh !... pas la peine de me raconter les choses d’argent, va !... d’abord, elles n’existent pas pour moi... ensuite, comme je ne veux pas épouser Henry, il est inutile de me dire tout ça !...

— Ah ! tu ne veux pas l’épouser !... pourquoi ?...

— Pour plusieurs raisons... la meilleure, c’est que je le connais trop...

— Elle n’est pas très flatteuse, cette raison-là !...

— Je veux dire... ce que je te disais tout à l’heure... c’est que vivant comme j’ai vécu auprès d’Henry depuis plus de quatre ans, je le considère comme mon frère...

Jean de Blaye demanda, d’un ton qu’il s’efforçait de rendre indifférent :

— Alors, moi, tu me considères aussi comme ton frère ?...

— Toi !... oh ! pas du tout !... tu as trente-cinq ans au moins !...

— Non... trente-trois...

— Ah !... seulement !... ben, c’est égal !... tu ne me fais pas l’effet d’un frère, toi !...

Elle réfléchit vm instant et acheva, tandis qu’il attendait avec une sorte de vague espoir :

— Tu me fais plutôt l’effet d’un oncle...

— Ah !... — fit Jean vexé, — c’est délicieux !...

Elle reprit, gentille :

— Ça te contrarie que je te dise ça ?...

— Oh !... pas du tout !... ça me fait plaisir, au contraire !... à la bonne heure !... au moins, avec toi, on est tout de suite fixé... et puis... si on a des illusions, elles ne font pas long feu...

— Tu avais des illusions ?... quelles illusions ?...

— Aucune...

— Si... j’entends ça à ta voix... elle est aigre, coupante, irritée...

Elle se serra contre lui et demanda, câline :

— Dis-moi pourquoi tu es devenu tout à coup méchant ?...

Il se recula et répondit :

— Parce que, quand on n’est pas très bon et qu’on a du chagrin, alors on devient méchant, c’est fatal !...

— Et tu as du chagrin ?...

— Oui...

— Beaucoup ?...

— Mais... assez comme ça, je te remercie !...

— Mon pauvre Jean !... ça ne va donc pas comme tu veux ?...

— Quoi ?... de quoi parles-tu ?...

— De... tu sais bien ?... je te l’ai dit, l’autre soir !...

Il répondit, s’énervant peu à peu :

— Encore !... ah ça ! tu es folle !...

— Comment ?...

— fit Bijou, — tu n’aimes pas madame de Nézel ?...

Il balbutia, embarrassé :

— Madame de Nézel est une charmante femme... une excellente amie que j’aime beaucoup… beaucoup… mais pas comme tu crois…

— Ah !… tant pis !… elle est veuve, elle est riche… c’était bien ton affaire !… Alors, tu en aimes une autre ?…

— Oui…

— Une autre que tu ne peux pas épouser ?…

— Précisément !…

— Pourquoi ?… elle n’est pas assez riche ?…

— Oh !… si ! elle n’aurait rien du tout que ça me serait bien égal… c’est moi qui ne suis pas assez riche pour elle… et puis, elle ne voudrait pas de moi !…

— Tu n’en sais rien ?… tu devrais lui dire que tu l’aimes…

— Crois-tu ?…

— Évidemment… essaie toujours !…

— Eh bien. Bijou, je t’aime comme un imbécile, comme un malheureux qui n’espère rien… et qui n’ose même rien demander…

Elle s’arrêta court, et dit, l’air navré :

— Tu m’aimes !… toi ?… toi ?…

— Oui… et toi ?… tu me détestes, n’est-ce pas ?…

— Oh ! Jean !… peux-tu dire de pareilles choses ?… tu sais bien que je t’aime, au contraire… pas comme tu le voudrais… pas comme je le voudrais moi-même… mais bien tout de même, bien…

Elle s’appuya à son épaule, le forçant à s’arrêter, et, rapidement, lui passa la main sur les yeux.


— Oh ! — fit-elle désolée, — tu pleures !... et c’est à cause de moi ?... Jean !... Jean !... je ne veux pas que tu pleures, entends-tu ?...

Il prit la petite main qui courait sur son visage et y posa un long et chaud baiser.

Puis, repoussant doucement Bijou qui s’attachait à lui, il s’éloigna très vite.