Louis de Courville


Nous avons eu dans notre histoire de grands et glorieux noms. Les écrivains et les historiens ont scruté leur vie, raconté leurs actions, fait connaître leurs grands et petits gestes. Le sieur de C. lui, n’avait pas même de nom, et, apparemment, n’avait joué aucun rôle important. Il a tout de même éveillé la curiosité d’un grand nombre de Canadiens. Tous ceux qui ont lu son Mémoire n’ont pu fermer le livre sans se demander : Qui était le sieur de C. ?

Personne, avant 1940, n’a pu répondre à la question posée. Pendant plus d’un siècle le rideau qui cachait le sieur de C. est resté baissé.

En 1836, la Quebec Literary and Historical Society ou, si l’on aime mieux la Société Littéraire et Historique de Québec, car elle portait les deux noms, publiait dans ses Transactions un important manuscrit jusqu’alors inconnu Mémoire du Canada. Ce long Mémoire n’était pas signé mais on l’attribuait au Sieur de C.

L’auteur racontait ce qui s’était passé dans la Nouvelle-France dans les dernières quinze ou vingt années du régime français avec une verve, une énergie, une émotion si extraordinaires que la publication de son œuvre souleva tout de suite l’attention de tous. Le sieur de C. attaquait à peu près tous les hommes en place de la fin du régime français. Mgr de Pontbriand, les Jésuites, les Sulpiciens, les Récollets, les prêtres séculiers recevaient leur biscuit tout comme les chefs civils et militaires. Ceux-ci étaient encore plus malmenés que le clergé puisque la plupart pour le sieur de C. étaient des profiteurs ou encore plus des voleurs. Un seul échappait aux diatribes du violent écrivain anonyme et, chose étrange, c’était l’intendant Bigot, qu’on s’était accoutumé dans la classe instruite comme dans le peuple, de considérer comme le plus grand criminel de tout le régime français au Canada. Ceci, seul, il nous semble, aurait dû faire soupçonner le sieur de C. de partialité. Tout de même, son Mémoire, pour plusieurs, a une grande autorité, et nos auteurs canadiens, depuis plus d’un siècle, les uns après les autres, l’ont cité pour prouver leurs dires contre tel ou tel personnage de la fin du régime français.

Comme de juste, on a pas manqué dès l’apparition du Mémoire, de rechercher l’auteur. Il venait de jeter par terre la plupart des statues élevées dans l’admiration du peuple pour ceux qui avaient si vaillamment défendu le pays contre les Anglais. Les héros devenaient de vulgaires profiteurs, des voleurs et pis encore. Les méthodes scientifiques de recherches n’existaient pas encore et on coiffa tour à tour le sieur de C des chapeaux de l’officier Jacau de Fiedmont, du chevalier Johnstone, de l’officier de marine Vauquelin, l’ingénieur Louis Franquet, l’officier de plume Querdisien Tremais, etc., etc.

Aégidius Fauteux, après tous les autres se mit à la recherche de l’auteur anonyme. L’indication qu’on possédait sur lui était plutôt maigre. Des sieurs de C. on en trouvait des douzaines et des douzaines vers la fin du régime français au Canada, à Québec, à Montréal, aux Trois-Rivières et ailleurs. Mais Fauteux était tenace, habile chercheur, parfaitement renseigné et par-dessus le marché, en relation avec des centaines de chercheurs aussi passionnés que lui. Ses recherches durèrent plus de vingt années.

En 1940, il pouvait enfin publier le résultat de son enquête. Il prouvait surabondamment que le sieur de C. n’était autre que Louis-Liénard Aumonon de Courville, un modeste employé de l’Intendance à Québec.

Fauteux a raconté dans les Cahiers des Dix, cinquième série, de qu’elle façon il s’y était pris pour identifier son sieur de C. Son cas peut être utile à ceux qui veulent se livrer aux recherches, à l’histoire. Que de jeunes écrivains se font de fausses idées sur leur métier ! L’histoire ne s’improvise pas. Le succès en histoire est le résultat d’années et d’années de patientes recherches. Simplement pour ajouter un nom à l’initiale C., Aégidius Fauteux chercha pendant plus de vingt ans. Qu’on ne s’abuse pas là-dessus, même dans notre histoire relativement courte de trois siècles ; la plupart des problèmes demandent des mois et des années de recherches, de déductions, de réflexions.

Pour revenir au sieur de C alias de Courville, disons après Fauteux qu’il arriva ici en 1746 en qualité de secrétaire du gouverneur de la Galissonnière. Probablement à cause du caractère difficile, hargneux de son secrétaire, M. de la Galissonnière s’en débarrassa en le plaçant dans les bureaux de l’Intendance, à Québec. De là, M. de Courville passa en Acadie avec une commission de notaire. Dans ce pays il fut pendant quelques années secrétaire du triste officier Vergor. De retour à Québec, M. de Courville fut encore employé dans les bureaux de l’Intendance. Enfin, sous le régime anglais, l’ancien commis à l’Intendance obtint une nouvelle commission de notaire et vécut à Montréal puis à l’Assomption, M. Fauteux place sa mort aux environ de 1783.

Il semble que toute sa vie, M. de Courville vécut dans la pauvreté et, disons-le, dans la jalousie parce qu’il voyait les autres améliorer leur situation.

Le sieur de C, pendant son séjour à Québec, a dû passer à peu près tous les jours devant la maison Philibert, rue Buade, qui portait sur sa façade, l’énigmatique inscription du Chien d’or : Je mordrai qui m’aura mordu. Est-ce cette inscription qui lui a suggéré de mordre, lui aussi ? Seulement, le Chien d’or ne mordait qui l’avait mordu, tandis que le sieur de C a mordu à peu près tous ceux qu’il a rencontrés sur son chemin. Ce pamphlétaire était de la race des chiens enragés qui se jettent sur les passants inoffensifs qui ont le malheur d’être sur la chaussée, lors de leurs crises.

Le sieur de C. avait du talent, beaucoup de talent. Génie incompris, il restait dans l’ombre tandis que d’autres moins doués que lui se voyaient attribuer de beaux postes. Dans sa chambre solitaire, le soir, une fois son travail de la journée terminé, il prenait sa plume et traçait ces portraits, malins, mordants, injustes le plus souvent, des hommes en place qui avaient donné ou contribué à faire donner des places de choix à des individus qu’il croyait bien inférieur à lui-même.

La suprême ambition du pamphlétaire anonyme est de se voir imprimé, commenté par ses contemporains, loué par les uns, maudit par les autres. Le sieur de C. n’eut pas cette joie maligne. Son pamphlet est resté enfoui dans la poussière des archives pendant près d’un siècle. Ce n’est, en effet, qu’en 1836, qu’il a été publié pour la première fois et encore d’une façon fort incomplète.

Quelques-uns de ceux que le sieur de C. a tenté de salir ont aujourd’hui leurs statues sur les places publiques. L’histoire a réhabilité un bon nombre des autres. Quant aux profiteurs qui méritaient les traits que leur a décochés le sieur de C., s’ils ont des amis, ceux-ci peuvent les défendre en criant que le sieur de C. a attaqué indifféremment purs et impurs sans toujours prouver ses avancés.

Le sieur de C. alias de Courville qui a versé tant de fiel dans son fameux Mémoire doit-il, lui aussi, entrer dans la galerie des profiteurs de la guerre de Sept-Ans ? Si on peut ajouter foi aux Mémoires de défense de Bigot, le sieur de Courville, comme à peu près tous les employés de l’Intendance aurait prêté la main ou du moins son nom pour aider l’intendant à voler le Roi.

Dans un de ses Mémoires, en effet Bigot fait dire aux juges du Châtelet par le truchement de son avocat :

« On a représenté trois marchés faits aux profits des sieurs Louvel, Courville et Maréchal, tous trois employés dans les bureaux, et en les comparant avec les registres de Manardy, on a cru reconnaitre qu’une grande partie des marchandises contenues au registre sont entrés au magasin par le moyen de ces trois marchés, et qu’elles ont été vendues au Roi plus que le sieur Perthuis ne les avait achetées de Menardy… »[1]

Puis, l’avocat de Bigot essaie de justifier son client en affirmant que ces marchandises n’avaient pas été achetées par lui mais par le garde-magasin.

Les avocats ou les personnes quelque peu versé dans les lois de la preuve pourront peut-être nous dire : Ce que vous venez de citer du Mémoire de Bigot est une simple insinuation. Il n’y a dans ces lignes aucune preuve légale contre le sieur de Courville. Nous en convenons, mais nous avons voulu adopter à son égard le même procédé dont il s’est servi pour compromettre les centaines de ses contemporains dont il a parlé dans son Mémoire. L’insinuation est un poison qui ne tue pas sur le coup mais finit par faire mourir ceux qui en souffrent.

  1. Mémoire pour messire François Bigot, 2e  partie, p. 492.