Bien-né. Nouvelles et anecdotes. Apologie de la flatterie/Apologie de la flatterie

Apologie de la flatterie.


Vos zélateurs, ô flatterie ! vous donnoient juſqu’ici des noms empruntés & ne vous rendoient leur culte qu’en ſecret. Vous avez enfin un partiſan aſſez hardi pour prendre ouvertement votre défenſe. Trop long-tems on a mis à votre charge des maux que vous ne cauſez point. Trop long-tems on a fait un crime aux princes, du goût, non-ſeulement naturel, mais honorable, qu’ils ont pour vous. Ils vous prennent, & ce n’eſt ni leur faute ni la vôtre, mais celle de l’inexpérience qui voile pour eux tous les objets, ils vous prennent tantôt pour la louange méritée, tantôt pour l’expreſſion de l’amour. Sous l’un & l’autre de ces deux aſpects ne doivent-ils pas vous aimer, & n’eſt-il pas heureux pour nous qu’ils vous aiment ?

Que dites-vous à un prince aſſez puiſſant pour que vous vous établiſſiez chez lui & ne le quittiez qu’avec la vie ? Vous lui dites qu’il eſt bon, juſte, magnanime. N’eſt-ce pas lui dire qu’il faut l’être ? On pourroit le lui dire encore mieux, mais cette manière toute foible qu’elle eſt de le faire ſouvenir qu’on doit quelque préférence à ces vertus ſur les vices contraires, vaut mieux que le ſilence.

Mais que lui dites-vous encore ? Qu’il eſt chéri des peuples autant que vous lui avez perſuadé qu’il mérite de l’être. N’eſt-il pas heureux qu’il le croye ? que deviendroit une nation dont le Roi, ne ſe croyant pas aimé, s’aigriroit contr’elle ? Flatterie, la vérité préſentée par la ſageſſe vaudroit mieux que vous, mais vos déguiſemens, vos cajoleries, valent encore mieux que les exagérations de la miſanthropie, que les mal-adreſſes d’un zele inconſidéré.

Ce n’eſt pas vous qui dénaturez les grands. Ce n’eſt pas par vous que l’uſage de leurs facultés eſt circonſcrit, & que leurs facultés mêmes ſont rétrécies. S’ils ſont les moins clairvoyans des hommes, c’eſt que dans leur enfance & dans leur jeuneſſe, on a accoutumé leurs yeux à ne s’ouvrir que ſur un petit nombre d’objets, à ne ſupporter qu’une faible lumière.

Mais quittons la métaphore. Penſe-t-on que l’imagination d’un Prince qui connoît à peine les environs de ſa capitale puiſſe parcourir ſes vaſtes États ? D’après un petit nombre de courtiſans qui l’entourent ordinairement, d’après une foule de curieux qui l’importunent a certains jours marqués, une foule preſque toute compoſée de citadins aiſés puiſqu’ils ſe donnent du bon tems, jeunes & ingambes puiſqu’ils courent ſur ſes pas, penſe-t-on qu’un Roi puiſſe ſe repréſenter tout ſon peuple ? Et d’après quoi ſe figureroit-il un ſiege ou une bataille ? Les fatigues d’une armee qui attaque, les horreurs qu’éprouve quelquefois une ville qui ſe défend, lui auroient-elles été racontées par quelqu’invalide mutilé, qui entre-mêlant ſes récits lugubres du recit grivois de ſes proueſſes & de ſes amours, lui auroit donné une idée des plaiſirs de la vie militaire en même tems que de ſes périls ? Les invalides ne parlent pas aux Rois.

Il eſt un conte burleſque qu’on n’oſe plus faire, tant il eſt vieux, d’une princeſſe qui parlant d’une vile bloquée & affamée, diſoit : mais ces gens-là, que ne mangeoient-ils du pain & du fromage ! Je crois que ce conte n’exagere pas de beaucoup l’ignorance preſqu’inſéparable de la grandeur ; je crois que ſi on pouvoit entretenir à ſon aiſe un Roi, on ſeroit ſurpris de l’idée fauſſe & confuſe qu’il attache, ou plutôt de la non-idée qui reſte attachée dans ſa tête à la plus part des mots. N’y a-t-il pas eu, Lecteur, dans vos prieres, ou dans votre catéchiſme, ou dans les fables de la Fontaine, quelque phraſe que vous n’ayez point compriſe quand on vous l’a fait apprendre, & que vous ayez entendu réciter & récitée vous-même mille fois depuis, ſans vous en demander le ſens, & même ſans vous appercevoir qu’elle n’en eût point pour vous ? C’eſt, ſi je ne me trompe, l’image du langage des grands Princes.

Et nous-mêmes qui ne ſommes pas des rois quelle ineptie ne découvrons-nous pas en nous, quand de l’emploi machinal de certains mots nous paſſons à la connoiſſance préciſe de la choſe qu’ils expriment ! on nous parle de miſere en même-tems que de charité, dès que nous ſommes capables d’entendre ; mais nous repréſentons-nous juſqu’à ce que nous l’ayons vu, le dénuement total, ce dénuement qui va juſqu’à rendre impoſſible au miſérable tout effort tendant à ſe tirer de ſa miſere ? ne nous faut-il pas quelque expérience pour ceſſer de dire à l’aventure : il ſe porte bien, il n’a qu’à travailler pour vivre : ſes enfans ſont en âge de gagner leur vie, que n’ont-ils appris un métier ! Nous devrions ſavoir qu’il faut être au moins vêtu pour aller chercher de l’ouvrage, qu’il faut porter ſa faulx ou ſa faucille lorſqu’on va demander à fanner ou à moiſſonner, & qu’on peut n’avoir ni faulx ni faucille, ni de quoi en acheter, ni de quoi payer ſon gîte & ſa nouriture, juſqu’à l’endroit où l’on fait les foins ou la moiſſon : nous devrions ſavoir qu’il y a des ſaiſons mortes où l’on ne trouve point à travailler chez l’agriculteur, & où les ouvrages qui ſe font dans les villes requierent bien d’autres choſes que des forces & de la ſanté ; cependant, vous vous portés bien, que ne travaillez vous, ſort de la bouche des moins inhumains ? tant notre faculté de juger par analogie eſt bornée ; tant nous ſommes condamnés à mal juger de tout ce que nous n’avons pas vu ſans ceſſe ou étudié à fond.

Ô flatterie ! avez-vous jamais oſé dire à un Roi que la nature a ſoin autant que la fortune, de privilégier les Rois ? non, vous n’avez pas oſé prononcer ce menſonge abſurde ; & pourtant c’eſt ce qui devroit être, pour qu’un Roi né pour le trône, & élevé à l’abri des revers, fut comme un autre homme. Il faudroit que la nature l’eût doué d’une pénétration telle, qu’il jugeat bien de ce qu’il n’a fait qu’appercevoir, & même de ce qu’il n’entrevît jamais ; ou, ſi nous voulons imaginer un autre miracle, il faudroit qu’ayant deviné ce qu’il lui importe de ſavoir, il eut la perſévérance & le courage inoui de ne ſe contenter d’aucune demi-lumiere, de chercher des gens & des livres & de les interroger juſqu’à ce qu’il ſut. Voilà ce qu’il devroit faire dès l’enfance & pendant toute ſa jeuneſſe ; alors vous n’auriez pas, ô flatterie ! une grande priſe ſur lui ; il ſauroit bien vous diſtinguer de la louange méritée & il n’écouteroit qu’elle avec plaiſir. Ne craignez rien, cela n’arrivera pas.

Mais il pourroit arriver qu’un Roi, qui ne ſeroit plus un enfant, vint à ſe douter d’une partie de ce qu’il ignore, & qu’une fois le voile un peu ſoulevé, l’exiſtence des objets juſques-là ignorés, une fois apperçue, il deſirat de s’inſtruire ; alors, flatterie, dites lui qu’il n’eſt pas trop tard, exagerez ſes talens naturels ; exagerez les reſſources qu’il trouvera dans un eſprit que couvre la cendre, mais qui n’eſt pas éteint. Vous croirez exagérer, & peut-être aurez-vous dit la vérité ; vous ne voudrez que plaire, car vous êtes la flatterie, & peut-être les nations vous devront-elles leur bonheur.


FIN.