Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre XXXVII

Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 1015-1021).
FRAGMENS
DU

LIVRE TRENTE-SEPTIÈME.


I.


Musée est un endroit de la Macédoine près l’Olympe, ainsi que le rapporte Polybe dans son livre xxxvii. (Stephan. Byzant.) Schweighæuser.


II.


Les Priéniens.


Il arriva à cette époque un malheur étrange aux Priéniens. Pendant qu’Holopherne était maître de la Cappadoce, il avait mis en dépôt à Priène la somme de quatre cents talens. Dans la suite, quand Ariarathe fut rétabli dans ce royaume, il demanda cet argent. Les Priéniens se défendirent de le lui donner par une raison qui me paraît très-juste, c’est que tant qu’Holopherne serait en vie, il ne leur était pas permis de remettre un dépôt à d’autres qu’à celui qui le leur avait confié. En effet, Ariarathe ne fut pas loué de bien des gens pour avoir exigé un bien de cette nature et qui ne lui appartenait pas. S’il se fût cependant contenté de le demander, et d’essayer si sur sa demande on le lui accorderait, cela serait peut-être excusable ; au moins il eût pu dire que cet argent appartenait au royaume ; mais il fit mal assurément de s’irriter contre la ville qui en était dépositaire, et de l’exiger avec violence. Voilà néanmoins jusqu’à quel excès il se laissa emporter : il envoya piller le territoire de Priène, et Attale, pour quelque démêlé qu’il avait eu avec cette ville, non-seulement lui donna ce mauvais conseil, mais encore l’aida à l’exécuter. On égorgea pêle-mêle hommes et bestiaux jusqu’aux portes de la ville. Les Priéniens, hors d’état de se défendre, députèrent d’abord à Rhodes et ensuite à Rome ; rien ne put fléchir Ariarathe. Ainsi Priène, loin de tirer d’une si grande somme l’avantage qu’elle espérait, après l’avoir rendue à Holopherne, se vit encore exposée à tous les coups qu’il plut à l’injuste vengeance d’Ariarathe de lui porter..... Ne peut-on pas dire après cela que ce prince poussa la fureur plus loin qu’Antiphane de Bergée, et qu’en cela nos derniers neveux ne verront personne qui l’égale ? (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


III.


Prusias.


Ce roi de Bithynie, du côté du corps, n’avait rien qui prévînt en sa faveur ; il n’était pas plus avantagé du côté de l’esprit : ce n’était par la taille qu’une moitié d’homme, et qu’une femme par le cœur et le courage. Non-seulement il était timide, mais mou, incapable de travail, en un mot, d’un corps et d’un esprit efféminés, défauts qu’on n’aime nulle part dans les rois, mais qu’on aime moins encore qu’ailleurs chez les Bithyniens. Les belles-lettres, la philosophie et toutes les autres sciences qui s’y rattachaient lui étaient parfaitement inconnues ; enfin il n’avait nulle idée du beau ni de l’honnête. Nuit et jour il vivait en vrai Sardanapale. Aussi ses sujets, à la première lueur d’espérance, se portèrent-ils avec impétuosité à prendre parti contre lui et à le punir de la manière dont il les avait gouvernés. (Ibid.)


IV.


Massinissa, roi des Numides.


C’était le prince de notre siècle le plus accompli et le plus heureux. Il régna plus de soixante ans et ne mourut qu’à quatre-vingt-dix, ayant conservé jusqu’au dernier moment une santé parfaite et un corps si robuste que quand il fallait qu’il se tînt debout, il s’y tenait tout le jour sans changer de place ; qu’une fois assis, il ne se levait pas avant la nuit, et que s’il fallait rester jour et nuit à cheval il n’en était pas incommodé. Une preuve manifeste de sa force, c’est que mourant nonagénaire, il laissa un fils qui n’avait que quatre ans, qui s’appelait Stembale, et qui fut adopté par Micipsa. Il avait encore quatre autres fils qui furent toujours si étroitement unis avec lui et entre eux, que jamais dissension domestique ne troubla le repos de son royaume. Ce que l’on admire particulièrement de ce roi, c’est qu’il fut le premier qui fit voir que la Numidie, qui avant lui ne produisait rien et passait pour ne pouvoir rien produire, était aussi propre à fournir de toutes sortes de fruits qu’aucune autre contrée. On ne peut exprimer dans combien de terres il fit planter des arbres qui lui rapportaient des fruits de toute espèce. Rien n’est donc plus juste que de louer ce prince et de faire honneur à sa mémoire. Scipion arriva à Cirta trois jours après la mort de ce roi, et mit ordre aux affaires de la succession. (Ibid.)


Polybe raconte que Massinissa mourut à l’âge de quatre-vingt-dix ans, laissant un fils âgé de quatre ans, né de lui. Peu de temps avant sa mort, après le combat dans lequel il avait vaincu les Carthaginois, on le vit le lendemain à la porte de sa tente mangeant un pain noir. Quelqu’un lui ayant demandé pourquoi il en agissait ainsi, il répondit que par là il voulait..... (Plutarch. an Seniori capessenda sit Respubl.) Schweigh.


V.


On nous demandera peut-être pourquoi nous ne nous sommes pas étudié à reproduire les harangues particulières, puisque nous avons entre les mains cette matière féconde, et pourquoi, à l’exemple du plus grand nombre des historiens, nous ne faisons point entrer dans nos ouvrages les discours prononcés de part et d’autre. Je répondrai qu’en citant dans plusieurs endroits de mon histoire les paroles et les préceptes d’hommes politiques, j’ai assez fait voir que je ne dédaigne point cette matière. Mais ce n’est pas celle qu’en toute occasion je préfère, et je tiens à le prouver. On trouverait difficilement, je l’avoue, un sujet plus brillant et plus abondant ; j’ajouterai même que je suis plus apte que personne à le traiter ; mais aussi je suis d’avis qu’il ne convient pas aux hommes politiques de composer et de prononcer, sur toutes les questions, de longs et pompeux discours ; je crois, au contraire, qu’ils doivent ne se servir que de paroles simples et appropriées aux circonstances. Je pense encore qu’il ne convient pas davantage aux historiens de travailler les phrases qu’ils ont entendues ou recueillies, pour faire montre de leur talent ; mais que leur devoir est de reproduire ce qui a été dit véritablement et d’éclaircir les faits importans. (Angelo Mai, et præsertim Jacobus Geel, ubi suprà.)


VI.


Cet avis étant bien arrêté dans l’esprit de chacun, ils cherchaient une circonstance favorable et des prétextes plausibles pour le public. C’est surtout de quoi les Romains s’inquiétaient, les Romains qui sont des hommes habiles ; car l’entreprise d’une nouvelle guerre, selon l’opinion de Démétrius, lorsque cette guerre est juste, rend les victoires plus profitables, et répare les défaites ; mais est-elle basée sur de misérables motifs, elle produit des résultats contraires. C’est par cette raison que les Romains, n’étant point encore fixés sur l’opinion publique, différèrent un peu la guerre. (Ibid.)


VII.


Quand les Romains firent la guerre aux Carthaginois, bien des bruits différens coururent sur eux, sur le faux Philippe et sur la Grèce, mais d’abord sur les Carthaginois et ensuite sur le faux Philippe. Ce fut surtout au sujet des premiers que les avis étaient les plus partagés. Les uns penchaient pour les Romains, alléguant que l’habitude du pouvoir leur donnait une grande supériorité en matière de gouvernement ; ils se trouvaient intéressés d’ailleurs à faire cesser la crainte qui était toujours suspendue sur leur tête, et voyaient dans la destruction d’une ville qui avait disputé l’empire du monde, et qui, avec le temps pouvait encore le disputer, ils voyaient, dis-je, le moyen de donner à leur patrie une supériorité définitive. C’était du moins l’avis de ceux qui étaient doués de sens et de pénétration.

Quelques-uns se refusaient à ces vues, en disant que telle n’était point l’intention des Romains en attirant à eux la souveraine autorité ; qu’ils tournaient plutôt vers le système envahisseur d’Athènes et de Lacédémone, marchant pas à pas, il est vrai, mais devant arriver à leur but, selon toutes les apparences. Car, ajoutèrent-ils, les Romains avaient commencé par faire la guerre à tous les peuples, jusqu’à ce qu’ils fussent assez puissans pour leur enjoindre la soumission et l’obéissance à leurs volontés. Ces actes avaient été le prélude de leur conduite envers Persée pour lui arracher la Macédoine ; maintenant enfin il leur fallait l’occupation de Carthage ; car, bien qu’ils n’eussent aucun forfait à lui reprocher, ils avaient pris contre elle une résolution inexorable, et ils étaient disposés à courir toutes les chances pour arriver à leur but.

D’autres disaient que les Romains étaient un peuple essentiellement habile dans l’art de gouverner et en possession d’une vertu particulière qui devait lui mériter le respect des nations, et que constituaient sa conduite franche et noble dans la guerre, ses opérations sans embûches secrètes et son mépris pour tout ce qui ressemblait à la ruse ou à la surprise. Ils n’estimaient, disait-on, que le danger que l’on voit en face, tandis que maintenant même les Carthaginois ne faisaient tout que par supercherie et par stratagème, et qu’ils savaient se mettre en évidence ou se cacher, jusqu’à ce qu’ils eussent tout-à-fait perdu l’espérance d’obtenir des secours de leurs alliés. On ajoutait, enfin, que des actes semblables indiquaient des intentions monarchiques plutôt que la politique romaine, et que, dans le fait, ils avaient plus d’un rapport avec l’injuste violation des traités. Voici ce que d’autres disaient : si les Carthaginois, avant de capituler, avaient eu les intentions qu’on leur prête ; s’ils avaient éludé peu à peu certaines clauses, et en avaient transgressé d’autres ouvertement, ils seraient véritablement coupables des torts qu’on leur impute. Après avoir conclu le traité qui donnait aux Romains le droit d’agir à leur volonté et le pouvoir de tout ordonner..... C’était quelque chose de semblable à une impiété..... C’était commettre une impiété que d’insulter aux dieux, à ses parens et aux morts ; mais c’était n’avoir point de foi que de manquer aux sermens et aux traités écrits..... Or, dans la circonstance présente, les Romains n’étaient coupables d’aucune de ces violations ; ils n’avaient, en effet, ni insulté les dieux, ni leurs parens, ni les morts ; ils n’avaient manqué ni à leurs sermens, ni à leurs conventions ; au contraire, ils reprochaient aux Carthaginois d’avoir tout violé sans que, de leur côté, ils eussent en aucune façon transgressé les lois, les usages et la foi des traités. Il en résultait que les Romains, après avoir accepté la libre reddition de leurs ennemis, se voyaient enfin réduits, par la mauvaise foi, à faire peser sur eux de si dures nécessités. Tels étaient les discours qu’on tenait sur les Carthaginois et sur les Romains.

En ce qui regarde le faux Philippe, ce qu’on en disait au commencement n’était point soutenable. Il apparaît tout-à-coup en Macédoine comme un homme tombé du ciel, qui méprise à la fois les Macédoniens et les Romains, et qui cependant n’est point pourvu de ressources raisonnables pour exécuter ses desseins ; car on savait assez que le vrai Philippe, âgé de dix-huit ans, était mort à Albe, en Italie, deux ans après Persée lui-même ; et lorsque, trois ou quatre mois plus tard, le bruit s’était répandu qu’il avait battu les Macédoniens dans un combat livré sur les bords du Strymon, dans l’Odomantique, province de Thrace, les uns accueillirent cette nouvelle avec confiance ; mais le plus grand nombre n’y crut point. Quand, peu après, on répéta qu’il avait vaincu les Macédoniens et qu’il était maître non-seulement du peuple qui avoisine le Strymon, mais encore de toute la Macédoine ; quand enfin les Thessaloniens eurent envoyé des lettres et des députés aux Achéens, pour demander des secours contre les dangers qui les menaçaient, cet événement parut un prodige ; car on ne trouvait ni vraisemblance, ni vérité dans ces bruits. Voilà quelles étaient les dispositions des esprits à cet égard. (Angelo Mai, etc.)


VII.


Manilius ayant fait passer aux Achéens, dans le Péloponnèse, des lettres par lesquelles il leur demandait d’envoyer Polybe le Mégalopolitain à Lilybée, parce qu’il serait utile aux affaires publiques, les Achéens jugèrent convenable d’obtempérer aux avis du consul. Nous crûmes qu’il était du devoir des Achéens d’obéir aux Romains, et, mettant toute affaire de côté, nous nous embarquâmes au commencement de la belle saison. Arrivés à Corcyre, nous y prîmes connaissance de nouvelles lettres des consuls, par lesquelles ils faisaient savoir que déjà les Carthaginois avaient remis des ôtages, et qu’ils étaient disposés à subir les conditions de Rome. Supposant alors que la guerre était terminée, et que nos services devenaient inutiles, nous reprîmes le chemin du Péloponnèse. (Ibid.)


Il ne faut point s’étonner si parfois je me place en nom dans mes écrits, d’une manière générale, comme celle-ci : « Après que j’eus dit cela ; » ou bien : « Quand nous eûmes pris cette décision ; » car ayant été souvent mêlé aux faits que j’ai à raconter, il est bon que je varie mes expressions pour ne point fatiguer mes lecteurs par des redites, et en leur parlant toujours de moi. Au moyen de ces locutions et de changemens convenables dans la tournure des phrases, j’évite autant que possible de faire revenir mon nom ; car bien que cette manière de s’exprimer soit naturellement désagréable, elle devient souvent nécessaire, quand les faits l’exigent. Du reste, j’ai dans cette circonstance une sorte d’avantage, puisque jusqu’à présent personne que je sache n’a porté le même nom que moi. (Ibid.)


IX.


Les statues de Callicrate ayant été renversées pendant la nuit, et au contraire celles de Lycortas rétablies au grand jour dans leur ancienne place, cet événement faisait dire qu’il ne faut point s’enorgueillir dans les momens de prospérité, et que l’on doit songer que le rôle de la fortune est de renverser tous les ambitieux par leurs propres actes et par leurs projets ; car les hommes aiment naturellement les nouveautés et sont portés pour tous les changemens. (Ibid.)

X.


Lorsque les Romains envoyèrent des députés pour arrêter les entreprises de Nicomède, et pour empêcher Attale de faire la guerre à Prusias, ils choisirent Marius Licinius, qui avait la goutte, et qui par conséquent était pris par les pieds ; et avec lui Aulus Mancinus, dont la tête, par suite de la chute d’une tuile, avait reçu de si graves blessures, qu’on s’étonnait de sa guérison ; enfin, en troisième lieu, Lucius Malléolus, le plus insensible des Romains. Comme cette mission réclamait de l’activité et de l’audace, les députés élus ne paraissaient pas remplir les conditions nécessaires. C’est ce choix, qui, au rapport des historiens, fit dire à Marcus Porcius Caton en plein sénat, qu’il arriverait que, non-seulement Prusias, livré à lui-même, périrait, mais encore que Nicomède vieillirait sur le trône ; car, ajoutait-il, quel succès attendre de semblables députés ; et lors même qu’ils agiraient avec vigueur, comment s’acquitteraient-ils de leur mission, puisqu’ils manquent de tête, de pieds et de cœur ? (Angelo Mai, etc.)


XI.


Pour moi, dit Polybe (en parlant de ceux qui s’en prennent à la fortune et au destin dans les malheurs publics ou particuliers), je veux donner mon avis sur cette question, autant que le comporte le genre que je traite. Toutes les fois qu’il s’accomplit un fait inintelligible à l’humanité, le doute conduit aussitôt chacun à en accuser un dieu ou la fortune. C’est ainsi qu’on nous voit expliquer le retour continuel des pluies favorables à la culture ; les grandes sécheresses et les froids excessifs qui détruisent les productions de la terre ; enfin les contagions de longue durée, et les autres phénomènes dont la cause est difficile à trouver. Alors l’homme, que la multitude des systèmes plonge dans l’incertitude, invoque les dieux dans son dénûment, leur immole des victimes, et envoie demander aux oracles de dire ou de faire ce qu’il convient pour écarter tant de maux. Après tout cela, il n’est pas plus possible de reconnaître les motifs qui ont produit ou causé les événemens dont le principe est caché.

Je ne vois cependant pas qu’il faille imputer aux dieux les malheurs que vient de souffrir la Grèce dans ces derniers temps, c’est-à-dire la dépopulation des villes, et la désolation qui tient nos campagnes en friche, bien que nous n’ayons eu ni guerres de longue durée, ni contagions. Si quelqu’un dans ces circonstances eût conseillé d’envoyer demander aux dieux ce qu’il fallait dire ou faire pour augmenter la population et donner des habitans à nos villes désertes, n’eût-il pas semblé étrange de faire une demande semblable, quand nous avions en nous-mêmes et la cause du mal et les moyens de le guérir ? car les hommes s’étant jetés dans la paresse, la lâcheté, les débauches, ne voulant plus se marier, ni élever les enfans nés hors du mariage, mais n’en gardant qu’un ou deux tout au plus pour les laisser riches et fortunés, n’était-ce pas là le principe du mal ? Que de ces deux enfans la guerre où la maladie en enlevât un, il est clair que la maison devenait déserte, et que, semblables aux ruches d’abeilles, les villes ainsi dépourvues n’ont plus de force. Il n’est donc pas besoin de demander aux dieux le moyen de sortir d’une telle détresse, car le premier venu vous dirait alors : Pourquoi, vous surtout qui avez des lois à cet égard, n’élevez-vous pas vos enfans ? Là dessus un devin, un prodige ne sert à rien : c’est la raison qu’il faut consulter. Mais quant aux choses dont la cause est insaisissable et invisible, on en peut raconter une qui arriva aux Macédoniens : ceux-ci avaient reçu des Romains de grands bienfaits..... d’abord, en matière publique, délivrés de leurs magistratures..... en particulier..... de la cruauté..... de la ruine..... et des entreprises du faux Philippe..... Les Macédoniens donc, d’abord avec Démétrius, puis avec Persée, combattirent les Romains et furent vaincus ; et avec un homme sans moyens, pour le trône duquel ils combattaient, ils furent vainqueurs. Qui ne serait embarrassé à dire d’où vient cela ? la cause en est impénétrable. C’est là qu’on peut accuser la destinée et la colère des dieux irrités contre la Macédoine, et ce qui doit suivre nous en donnera la preuve. (Angelo Mai et præsertim Jacobus Geel, ubi suprà.)