Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre XXXVI

Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 1013-1015).
FRAGMENS
DU

LIVRE TRENTE-SIXIÈME.


I.


Commencement de la troisième guerre punique. — Les Carthaginois sont enfin forcés de se livrer aux Romains en forme de dédition. — Ce qu’on entend par ce mot. — Lois qui leur turent ensuite imposées.


Les Carthaginois délibéraient depuis long-temps sur la satisfaction que Rome leur demandait. Se livrer dessous leurs murailles aux Romains, c’était une offre qu’il leur était venu en pensée de faire, mais Utique les avait prévenus. Cependant il ne leur restait pas d’autres ressources pour les fléchir. Et en cela même ils faisaient ce que vaincus n’avaient jamais fait, lors même qu’ils avaient été réduits aux plus dures extrémités, et qu’ils avaient vu les ennemis au pied de leurs murailles. Mais, encore un coup, ils ne pouvaient rien espérer de cette soumission. Utique s’était livrée, et sa reddition affaiblissait le mérite d’une démarche pareille ; il fallut pourtant s’y résoudre. Après tout, le mal était moins grand que si l’on eût été obligé de soutenir la guerre. C’est pourquoi, après beaucoup de conférences secrètes sur le parti qu’on avait à prendre, on députa Giscon, Strutane, Amilcar, Misdes, Gillicas et Magon, avec plein pouvoir de transiger avec les Romains comme ils jugeraient à propos. En arrivant à Rome, les députés apprirent que la guerre était déclarée, et que l’armée était partie. Ils n’eurent donc pas à délibérer, et se remirent, eux et tout ce qui leur appartenait, entre les mains des Romains. Nous avons déjà expliqué ce qu’on entendait par s’abandonner à la discrétion de quelqu’un ou se rendre en forme de dédition, mais il n’est pas mauvais que nous en rafraîchissions la mémoire. Se rendre, s’abandonner à la discrétion des Romains, c’était les rendre maîtres absolus du pays, des villes, des habitans, des rivières, des ports, des temples, des tombeaux, en un mot, de tout.

Après cette reddition, les députés introduits dans le sénat, le consul déclara les volontés de cette assemblée, et dit que parce qu’enfin ils avaient pris le bon parti, le sénat leur accordait la liberté, l’usage de leurs lois, toutes leurs terres et tous les autres biens que possédaient soit les particuliers, soit la république. Jusqu’ici les députés n’avaient rien entendu qui ne leur fît plaisir. N’ayant à attendre que des maux, ils trouvaient ceux-ci supportables, puisqu’au moins on leur accordait les biens les plus nécessaires et les plus précieux. Mais quand le consul eut ajouté que c’était à condition que dans l’espace de trente jours ils enverraient en ôtage à Lilybée trois cents des jeunes gens les plus qualifiés de la ville, et qu’ils feraient ce que leur ordonneraient les consuls, ce dernier mot les jeta dans une étrange inquiétude : car que devaient-ils ordonner, ces consuls ? Ils sortirent sans répliquer et partirent pour Carthage, où ils rendirent compte de leur députation. On fut assez content de tous les articles du traité, mais le silence gardé sur les villes dont il n’était pas fait mention dans le dénombrement de ce que Rome voulait bien accorder inquiéta extrêmement les Carthaginois.

Durant cette émotion, Magon, surnommé Brétius, rassura les esprits : « De deux temps qui vous ont été donnés, dit-il aux sénateurs, pour délibérer sur vos intérêts et sur ceux de la patrie, le premier est passé. Ce n’est pas aujourd’hui que vous devez vous inquiéter de ce que les consuls vous ordonneront, ni pourquoi le sénat romain n’a fait nulle mention des villes ; c’était lorsque vous vous êtes livrés aux Romains. Mais après cette démarche toute délibération est superflue. Il ne nous reste plus qu’à obéir, quelque ordre qu’il vous vienne de leur part, à moins qu’ils ne portent leurs prétentions à des excès intolérables. S’ils en viennent là, il sera temps alors de décider s’il vaut mieux souffrir tous les maux de la guerre que de nous soumettre. » Dans l’incertitude où l’on était de ce que l’on devait craindre, l’ennemi, déjà en chemin, fixa les irrésolutions. Le sénat ordonna qu’on enverrait les trois cents ôtages à Lilybée. On les choisit aussitôt parmi la jeunesse carthaginoise, et on les conduisit au port. On ne peut exprimer avec quelle douleur leurs parens et leurs amis les y suivirent. On n’entendait que gémissemens et que lamentations, les larmes coulaient de tous les yeux, et les mères éplorées augmentaient infiniment ce deuil universel par toutes les marques qu’elles donnaient de la tristesse la plus accablante.

Quand ces ôtages furent débarqués à Lilybée, on les mit entre les mains de Q. Fabius Maximus, qui alors était préteur en Sicile, et il les fit passer à Rome, où ils furent tous enfermés dans un même lieu. Durant tous ces mouvement, les armées consulaires abordèrent à Utique. Cette nouvelle, portée à Carthage, y jeta l’épouvante. On craignait tous les maux, parce qu’on ne savait auxquels on devait s’attendre. Des députés se rendirent au camp des Romains pour recevoir les ordres des consuls, et pour déclarer qu’on était prêt à obéir en tout. Il se tint un conseil où le consul, après avoir loué leur bonne disposition et leur obéissance, leur ordonna de lui livrer sans fraude et sans délai généralement toutes leurs armes. Les députés y consentirent ; mais ils le prièrent de faire réflexion à quel état ils seraient réduits, s’ils se dessaisissaient de leurs armes, et que les Romains les emportassent avec eux. Il fallut les livrer.

Il est certain que cette ville était fort riche, car ils livrèrent aux Romains plus de deux cent mille de ces armes et deux mille catapultes. (Ambassades.) Dom Thuillier et Schweighæuser.


Fureur des Carthaginois en apprenant la réponse des Romains.


Ils ne pouvaient se former aucune idée du sort qui les menaçait ; mais à la contenance de leurs députés, ils augurèrent tous les maux et commencèrent à éclater en plaintes et en lamentations.

Après ces clameurs jetées par tous, il se fit tout-à-coup le plus profond silence, comme dans l’attente d’un grand événement qui étonne. Mais la nouvelle s’étant bientôt répandue, la stupeur cessa d’être silencieuse ; les uns se jetaient sur les députés avec fureur, comme s’ils eussent été la cause de leurs maux ; les autres, saisissant les Italiens qui se trouvaient dans leur ville, déchargeaient sur eux toute leur rage ; d’autres se précipitaient aux portes de la ville. (Suidas in Ἀπλῶς, in Οττενόμενοι et in Ἀλογία.) Schweigh.


Phaméas voyant les vedettes, bien qu’il ne fût pas d’un caractère timide, n’osait pas cependant se livrer à Scipion ; mais s’approchant des gardes avancées de l’ennemi et lui opposant une élévation comme défense, il se maintint assez long-temps en cet endroit. (Idem in Ἄψυχος et Φαμεάς.) Schweigh.


Les manipules des Romains s’étaient réfugiés sur la colline, et lorsque tous eurent fait connaître leur avis, Scipion dit : « Puisqu’il s’agit de délibérer avant d’avoir commencé, je suis d’avis qu’il faut que vous veilliez bien plus à ne recevoir aucun dommage vous-mêmes qu’à faire du mal à l’ennemi. » (id. in Σημαία.)


Personne ne doit être étonné de nous voir raconter avec plus de soin tout ce qui concerne Scipion, et rappeler une à une toutes ses paroles. (id. in Διαστολή.)


Lorsque Marcus Porcius Caton eut appris les grandes choses faites par Scipion, on rapporte qu’il dit que Scipion seul était sage, et que les autres étaient comme des ombres près de lui. (id. in Ἀίσσουσιν.)