Bibliothèque historique et militaire/Essai sur les milices romaines/Chapitre VIII

Essai sur les milices romaines
Asselin (Volume 2p. 77-126).

CHAPITRE VIII.


Seconde guerre punique. — Annibal franchit les Pyrénées et les Alpes. Combat de cavalerie près du Tesin. Bataille de la Trebbia. Bataille du Thrasymène. Sage conduite de Fabius. Bataille de Cannes. Bataille du Métaure. Bataille d’Ilinga. Bataille de Zama.


Il s’était écoulé vingt et un ans depuis la première guerre punique, et Carthage, qui, malgré la victoire si brillante de Xanthippe, n’avait pu se relever entièrement des premiers coups portés à sa puissance, commençait à sentir l’humiliation des traités.

Amilcar, capitaine expérimenté, se préparait à porter la guerre en Italie, après avoir subjugué l’Espagne dont il espérait tirer de grandes ressources, lorsque la mort arrêta ses desseins. Ce général avait conduit son expédition avec tant de succès et d’intelligence, que son gendre, ne faisant que suivre le plan qu’il lui traçait, éveilla la vigilance inquiète de la république romaine. Asdrubal ne se croyant pas encore assez fort, jugea qu’il fallait se montrer prudent ; il consentit à ne pas traverser l’Èbre.

Cette condescendance servit du moins à l’affermissement de ses conquêtes ; et lorsque Annibal, fils d’Amilcar et beau-frère d’Asdrubal, prit le commandement des troupes, il trouva une province soumise et affectionnée, une armée nombreuse et aguerrie. Ces éléments de puissance entre les mains d’un homme dont le génie manifestait déjà de grands talens militaires, indiquaient assez que la lutte allait recommencer entre les deux peuples rivaux.

Asdrubal avait soumis tout ce qui compose actuellement l’Andalousie, le royaume de Murcie et celui de Grenade. La colonie de Carthagène devenait le centre des forces carthaginoises, c’était pour les troupes un point de rassemblement. Cette province, vaste, riche, bien peuplée, ne parut pas encore suffisante pour l’entreprise que projetait Annibal sur les traces de son père ; il désirait augmenter ses ressources, et parvint à soumettre la Castille et le royaume de Valence dans l’espace de trois ans. Ce plan d’opérations l’obligeait de conquérir Sagonte ou de la détruire ; car il ne pouvait laisser aux Romains une place d’armes et un allié puissant dans le pays qu’il allait quitter.

Sagonte, située sur la rive droite de l’Èbre, et assez loin de ce fleuve, était comprise dans les limites de la convention d’Asdrubal. Toutefois les Romains ayant prétendu qu’on avait pris l’engagement de respecter les alliés de la république, ils regardèrent le siége de Sagonte comme un acte d’hostilité.

Mais pourquoi ne pas voler au secours de cette ville, et sauver des alliés dont le courage inflexible aurait du faire rougir Rome de ses lenteurs ? Les habitans de Sagonte, après huit mois d’une résistance héroïque, prenant la résolution de s’ensevelir sous des ruines, méritaient bien que la fortune, qui se déclare si souvent pour les braves, ne trahit pas leur grand cœur.

Si les légions romaines, au lieu d’aller combattre Démétrius de Pharos, (expédition peu importante qui pouvait facilement être remise), eussent passé en Espagne, le théâtre de la guerre ne pouvait approcher de l’Italie, et Rome ne tremblait pas devant un ennemi qui la mit à deux doigts de sa perte. Mais aussi le grand Annibal n’aurait pas moissonné cette riche récolte de lauriers qui seront un sujet perpétuel d’admiration pour les gens de guerre. Félicitons-nous donc, après tout, d’une faute qui devient la source d’événemens aussi instructifs qu’intéressans.

On ne sait à quel peuple des Gaules s’adressèrent les ambassadeurs romains, lorsqu’ils vinrent donner le conseil d’arrêter l’armée carthaginoise. Tite-Live nous apprend seulement que les ambassadeurs furent très surpris et même un peu alarmés de voir les Gaulois se rendre en armes au lieu de l’assemblée.

Ces peuples regardèrent comme très ridicule d’entendre les députés de Rome leur proposer de combattre Annibal, pour l’empêcher de porter la guerre en Italie ; ils se moquèrent d’eux et les congédièrent. Tite-Live ajoute que les ambassadeurs trouvèrent à Marseille des dispositions toutes différentes, et que cette ville prit le parti des Romains.

Tout ce que dit ici cet écrivain, d’ailleurs si peu véridique, a dû arriver. Marseille, ville de commerce, était intéressée à l’humiliation de Carthage ; ses citoyens, jugeant bien les deux peuples, devaient penser aussi que l’excellente constitution de la république romaine triompherait tôt ou tard. Les Gaulois ne connaissaient ni Carthage ni Rome, et n’avaient aucun intérêt de commerce ; les ambassadeurs ne leur portaient point de présens, ne leur offraient pas de les prendre à leur solde ; ils durent les renvoyer.

Mais tandis que Rome observait les peuples que son ennemi devait trouver sur sa route, le préteur Manlius allait avec une armée contenir les Boïes, et fermer le nord de l’Italie. Le consul Sempronius Longus se rendait en Sicile, avec ordre de partir du port de Lilybée pour passer en Afrique et marcher à Carthage ; enfin, l’autre consul Publius Cornelius Scipio, avec soixante vaisseaux, faisait voile vers l’Espagne.

La célérité d’Annibal surpassa celle du consul. Il avait aussi envoyé des messagers vers les petits rois qui divisaient le pays qu’il devait traverser en quittant l’Espagne ; on ne peut douter qu’il ne fût même instruit de la route qu’il devait tenir ; car il n’ignorait certainement pas que les Gaulois des bords du Rhône, avaient, plus d’une fois, passé les Alpes pour se jeter en Italie.

C’est ce que Polybe fait observer aux historiens de son temps, lorsqu’ils représentaient les Alpes tellement escarpées et perpendiculaires, qu’elles seraient à peine accessibles à l’infanterie légère ; et les contrées voisines des Alpes comme de tels déserts, que si un dieu ou un demi-dieu n’avait guidé Annibal dans sa route, il périssait inévitablement avec son armée. Polybe leur dit que les Gaulois avaient souvent franchi ces montagnes, et tout récemment encore pour se joindre aux riverains du Pô. Il ajoute que les Alpes elles-mêmes sont habitées par des nations très nombreuses.

Le chemin dont il parlait passe par le pays des Salasses dans le val d’Aoste. Leur capitale, connue depuis sous le nom d’Augusta Prætoria, était, suivant Pline, placée à la rencontre des deux routes, dont l’une, inaccessible aux bêtes de sommes, conduisait par le sommet des Alpes qu’on appelait Pennines ( le Grand Saint-Bernard), du Dieu Penn, qui avait un temple sur la montagne ; tandis que l’autre traversait le pays des Centrones (le Petit St.-Bernard et la Tarentaise) ; et, sous l’empereur Auguste, cette voie romaine devînt praticable même pour les chars. Une ancienne tradition portait qu’Hercule le Thébain était entré en Italie par ce passage, à la tête d’une armée composée de nations grecques.

Ce chemin, bien connu des Gaulois, était peut-être le seul que pouvaient lui indiquer avec certitude ceux qui se joignirent à l’armée d’Annibal pour lui servir de guide ; à moins qu’on ne suppose que cet habile général fût assez imprévoyant pour errer à l’aventure avec une armée de cinquante mille hommes, et se frayer une route qui n’existait pas avant lui.

C’est ce qui pourrait résulter du récit de Tite-Live, qui, défigurant partout la belle histoire de Polybe, et après avoir amoncelé sur les pas de l’armée carthaginoise des difficultés et des périls auprès desquels les travaux d’Hercule sont des bagatelles, la jette tout-à-coup contre un rocher de mille pieds de hauteur, et ne trouve ensuite d’autre expédient pour la sortir de ce pas dangereux, que de faire dissoudre ce rocher avec du vinaigre.

La grande perte d’Annibal provient principalement de deux attaques très sérieuses de la part des montagnards que la vue des bêtes de somme avait excité au pillage ; car ses troupes, obligées de défiler sur une ligne de plus de cinq lieues, étaient hors de portée de les protéger.

L’éboulement récent d’une partie du chemin lui devint encore fatal à la descente des Alpes. Les soldats ayant voulu s’obstiner à franchir un endroit impraticable, un grand nombre d’entre eux périt dans cette tentative. Sans ces incidens, qui ne dépendent point des difficultés naturelles des lieux, l’armée serait arrivée sans perte en Italie.

Annibal assembla ses troupes, et se mit en marche depuis Carthagène, vers le commencement de la maturité des blés ; ce qui correspond à la fin de mai pour les parties méridionales de l’Espagne. (Ans 555 de Rome ; 218 avant notre ère.) Son armée consistait en quatre-vingt-dix mille hommes d’infanterie, et environ douze mille de cavalerie. Avant d’atteindre les Pyrénées, elle fut réduite à cinquante mille hommes d’infanterie et neuf mille chevaux, parce qu’il avait jugé nécessaire de laisser en Espagne un fort détachement. Avec ces troupes, il franchit les Pyrénées et entra dans la Gaule.

En Espagne, la route qu’Annibal dut suivre longe constamment les bords de la mer. Elle passe à Valence ; traverse l’Èbre à Tortose. Depuis Barcelone, elle s’écarte de la mer par Girone, et se retrouve sur le rivage à Ampurias. C’est depuis cette ville que l’on monte les Pyrénées pour traverser le col de Pertus, sous la forteresse de Bellegarde, entre la Junquera et le Boulou. La route continue ensuite par Elne, Castel-Roussillon, Salus, La Palme, Narbonne, Béziers, Saint-Thiberi, Meze, Gigean, Soustantion, Uchaut, Nismes.

Depuis cette ville, la voie Romaine descendait pour traverser le Rhône vis-à-vis d’Arles, et remontait ensuite à Cavaillon sur la Durance ; mais à Nismes, Annibal quitta cette direction, et passa le Rhône près de Roquemaure.

Quelques Gaulois s’assemblèrent au pied des Pyrénées ; Annibal envoya inviter leurs petits rois à venir dans son camp. Il les caressa, leur fit des présens, et acquit leur bienveillance.

De là jusqu’au bord du Rhône, on ignore ce qui lui arriva. Toutes ces contrées étaient inconnues des Romains ; mais le cours du fleuve avait été exploré par les Massiliens alliés de Rome. Voilà pourquoi on ne nous a compté des faits et des fables au sujet de la route d’Annibal que depuis le moment où il s’approcha des rives du Rhône.

Il est remarquable que Carthage ne mit pas en mer un seul vaisseau pour cette grande expédition, tandis que Rome fournit des flottes nombreuses à ses consuls.

P. Corn. Scipion, allant d’Italie en Espagne, touche à Marseille pour prendre des instructions : il apprend avec étonnement qu’Annibal est déjà dans les Gaules. Aussitôt il débarque son armée aux embouchures du Rhône.

Annibal, qui sait que le consul et l’armée romaine arrivent sur le même fleuve que lui, envoie cinq cents cavaliers numides faire une reconnaissance ; ils sont battus par trois cents cavaliers légionnaires que soutenaient des Gaulois soudoyés par Marseille. Les Romains n’avaient encore livré aucun combat dans la Gaule-Transalpine.


Annibal saisit ou achète tous les bateaux des gens du pays (les Volkes-Tectosages) qui en possédaient un assez grand nombre, à cause du voisinage de la mer, de Marseille et des colonies de cette république ; car elle commençait à inspirer un peu d’industrie à ces sauvages. Avec les arbres des forêts qui couvraient les bords du Rhône, Annibal fait aussi construire des barques et des radeaux.

Pendant qu’il se préparait au passage, les Cavares, habitans de la rive gauche, s’assemblèrent dans l’intention de la disputer. Annibal jugeant qu’il ne serait pas possible de traverser à force ouverte, se détermine, vers l’approche de la troisième nuit, à détacher une partie de ses forces sous le commandement de Hannon, fils du roi Bomilcar. Il lui donne ordre de remonter le long du fleuve l’espace de deux cents stades ou de vingt-cinq milles, et de passer (vis-à-vis la Palud), à l’endroit où le Rhône est séparé en deux par une petite île. Annibal se tenait prêt a profiter du moment favorable ; les troupes de Hannon ayant fait connaître leur approche par une colonne de fumée, il donna des ordres pour l’embarquement. Les Cavares entonnaient une chanson guerrière et défiaient les Carthaginois, lorsque le détachement de Hannon les prit en queue et les mit en désordre par cette attaque imprévue.

Ces peuples du bord du Rhône avaient fourni quelquefois des secours aux Boïes et aux Insubres ; et s’ils ne s’étaient pas montrés tout-à-fait barbares, entièrement dénués de prévoyance et de politique, Annibal ne pouvait manquer de les mettre dans ses intérêts.

On traversa par plusieurs détachemens dont le plus considérable put être de dix mille hommes. Les chaloupes qui servirent à la cavalerie sont appelées lembi par Polybe. Il paraît que c’était des galères à un seul rang de rames, capables de naviguer sur mer. Les éléphans passèrent tous à-la-fois sur deux grands radeaux unis ensemble. L’inquiétude où étaient ces animaux en fit tomber quelques-uns dans le fleuve ; mais ils nagèrent avec facilité, et gagnèrent tous, sains et saufs, la rive opposée. Le Rhône compte, dans cet endroit, deux cent cinquante toises de largeur.

L’époque à laquelle Annibal arriva sur les bords du fleuve peut se fixer à l’équinoxe d’automne ; toutefois il remonta de suite la rive orientale du Rhône jusqu’à sa jonction avec l’Isère. Ce Général avait de fortes raisons pour accélérer sa marche. Il savait qu’une armée romaine débarquait à l’embouchure du Rhône, et le combat, livré par les deux détachemens de cavalerie, devait lui faire croire que le consul se hâterait de venir l’attaquer. Le moindre retard pouvait compromettre le succès de son entreprise.

En traversant l’Isère, Annibal se trouva dans l’île des Allobroges. Polybe désigne ainsi la partie septentrionale du Dauphiné, comprise entre le Rhône, l’Isère, et une chaîne de montagnes qui s’étend du Midi au Nord, depuis Grenoble jusqu’au canal de Chanuz par lequel les eaux du lac Bourget se versent dans le Rhône. Annibal y entra après quatre jours de marche depuis le passage du Rhône ; il avait parcouru la distance de soixante-quinze milles Romains.

Arrivé près de Vienne, il trouve deux frères sous les armes, et sur le point de décider, par une bataille, lequel des deux gouvernerait. L’aîné, Brancus, vient implorer le secours d’Annibal, qui le fait triompher, et l’affermit dans sa puissance.

Pour récompense, le Carthaginois obtint, dit-on, des vivres, des armes, et des vêtemens. La saie des Gaulois, que ces peuples eussent pu lui fournir, ne pouvait guère garantir des africains sur la cime des Alpes ; les petits boucliers et la mauvaise épée de ces sauvages, n’étaient pas non plus des armes propres à vaincre les Romains.

S’il était permis de former des conjectures en écrivant l’histoire, on serait tenté de supposer qu’Annibal avait envoyé depuis long-temps dans ces cantons des gens industrieux, qui sous divers prétextes, tiraient de Marseille, par le Rhône, toutes les munitions dont Annibal prévoyait qu’il aurait grand besoin avant de passer les montagnes. Ce fut peut-être la certitude de trouver ces approvisionnemens qui lui révéla cette pensée hardie de laisser les Alpes maritimes où l’armée romaine devait l’attendre, pour remonter le Rhône, et aller prendre ces montagnes de revers par le pays des Allobroges. Conception admirable qui lui donnait la facilité de transporter tout-à-coup son armée dans un bassin fertile, au milieu des Gaulois Cisalpins, ses alliés naturels.

Tant que les Carthaginois furent dans le plat pays, les chefs inférieurs des Allobroges se tinrent éloignés par la crainte de la cavalerie ; mais lorsque l’armée voulut entrer dans les défilés qui sont au-dessus de Yenne, ils assemblèrent leurs gens en grand nombre, pour occuper tous les postes avantageux.

L’armée carthaginoise était accompagnée de Magyle, roi des Boïes, qui vint avec des Gaulois Cisalpins pour lui servir de guides. Annibal, ayant appris par eux que l’ennemi gardait soigneusement ses postes pendant le jour, et qu’à la nuit il se retirait dans une bourgade voisine, fait quitter à ses troupes leurs positions, approche ouvertement des Allobroges, et ordonne d’allumer des feux. Mais à l’entrée de la nuit, ce général s’empare du passage avec des troupes d’élite, et force les barbares à s’éloigner. Ils inquiétèrent cependant beaucoup son armée, ce qui obligea les Carthaginois de prendre leur bourgade.

Les circonstances fâcheuses où ils se trouvèrent en traversant le défilé qui formait l’entrée des Alpes, après une marche de huit cents Stades (ou cent milles Romains), le long du Rhône, depuis l’embouchure de l’Isère, se rapporte parfaitement au-passage du Mont-du-Chat ; et le lieu d’où les Allobroges étaient sortis, ne peut être que Lémine, près de Chambéry, qui n’existait pas encore. Depuis cette ville, l’armée marcha trois jours, et se trouva chez les Centrones, anciens habitans de la Tarentaise, dont le territoire confinait à l’Allobrogie.

Les Centrones voulurent aussi profiter des embarras de l’armée pour lui enlever ses bagages. Annibal approchait de Moustier, leur capitale, lorsque les habitans, cachant un dessein perfide, vinrent à sa rencontre avec des rameaux et des guirlandes en signe de paix. Sans trop se fier à ces apparences, le Général carthaginois accepta des otages, pensant que ces barbares seraient plus circonspects et plus traitables. Mais la vue des beaux chevaux numides et espagnols les avaient tentés.

Ce fut vers la fin du second jour depuis le départ de Moustier, et lorsque l’armée carthaginoise commençait à monter au-dessus des villages de Scèz et de Villar, que les Centrones l’attaquèrent. Polybe nous dépeint cet endroit comme une vallée étroite, d’accès difficile, et bordée de rochers escarpés. Les barbares s’étaient emparés des lieux élevés, et marchaient du même pas que les soldats qui suivaient le pied de la montagne ; ils faisaient rouler des pierres, ou les lançaient à la main. Polybe dit qu’Annibal, pour protéger sa cavalerie et ses bêtes de somme, fut obligé de passer toute la nuit dans le voisinage d’un certain rocher blanc.

Cette désignation si positive de Polybe, fait juger que, du temps de cet historien, le chemin ne traversait pas le torrent de la Recluse, et qu’il montait le long de sa rive gauche. La route actuelle, qui a été faite par les ducs de Savoie, suit la rive droite ; mais on reconnaît les traces de l’autre. Elle passait sur une espèce de plateau dominé par des masses de gypse blanchâtre qui sont situées à l’entrée de la vallée étroite que l’armée franchit pendant la nuit. Annibal s’était placé là avec son infanterie, pour empêcher les Centrones de suivre sa cavalerie et ses bagages.

L’armée arriva au sommet du passage, le neuvième jour depuis l’entrée dans les Alpes. Annibal, qui était resté à son poste jusqu’au matin, pour donner le temps de sortir de ce pas difficile, vint lui-même dans le vallon du Petit Saint-Bernard, vers la fin du jour. Cette partie des montagnes donne une hauteur de onze cent vingt-cinq toises au dessus du niveau de la mer.

Pendant que l’armée se reposait sous les tentes, Annibal observant que ses soldats étaient plongés dans l’abattement, les conduisit au point le plus élevé, d’où il pouvait leur montrer la vallée de la Tuile ; et dans le lointain, sur la même ligne, la grande vallée d’Aost. Il leur dit, pour ranimer leur courage : « voilà les plaines que l’Éridan arrose de ses eaux, ces contrées habitées par des peuples qui nous attendent ; voilà le lieu où Rome même est située. »

Ces expressions ne doivent pas être prises à la lettre ; car non seulement du passage où campait l’armée, mais du grand Saint-Bernard, du Mont-Cenis, ou du Mont-Genèvre, on ne peut voir ni les plaines du Piémont, ni celles de la Lombardie ; il y a partout d’autres montagnes plus avancées. En indiquant les vallées inférieures par lesquelles on allait descendre pour entrer en Italie, ce général ajoutait tout ce qu’il croyait propre à ranimer le cœur du soldat.

Annibal ayant fait lever le camp, commença la descente des Alpes. Il n’y eût point ici de barbares à combattre ; toutefois la neige qui couvrait la cime de ces rochers, et descendait déjà sur les flancs de la montagne, lui firent perdre presque autant de monde que ses autres ennemis. Le chemin étant étroit et rapide, et la neige empêchant de le voir, si l’on s’en écartait ou que l’on tombât, on disparaissait dans les précipices.

Aucun découragement ne se manifesta pourtant parmi les troupes, accoutumées qu’elles étaient à de pareils accidens ; mais ayant rencontré un éboulement assez considérable, qui ne permettait plus aux éléphans ni aux chevaux de charge de descendre, l’armée fut remplie d’effroi.

Au premier moment, le général voulut tourner ce point difficile ; la neige rendant tout autre passage impraticable, il fut obligé d’y renoncer. Il campa à l’entrée du chemin dégradé, fit enlever la neige, et l’on se mit à l’ouvrage pour reconstruire cet espace de trois demi-stades (trois cent trente-sept pieds romains), le long du précipice. En un jour il fut assez bon pour les chevaux et les bêtes de somme ; et au bout de trois jours, les Numides, chargés de ce travail, parvinrent à faire passer les éléphans. La faim les avait réduits à l’état le plus déplorable.

Un tort d’Annibal fut d’amener ces éléphans. Il connaissait la nature humaine, et pensait que tout ce qui impose aux sens et à l’imagination est un grand moyen de vaincre ; mais avant d’avoir pu tirer parti de ces animaux vis-à-vis des Romains (peu susceptibles d’ailleurs de se laisser effrayer par eux à cette époque), que de soins, d’embarras, de dépenses, ne durent-ils pas coûter ! Il en périt un grand nombre dans les Alpes ; les autres moururent de maladies, de fatigues, ou dans les premiers combats livrés aux Romains. Enfin, à la bataille du Thrasymène, la seconde année de l’entrée d’Annibal en Italie, de trente-sept éléphans qu’il avait en sortant d’Espagne, il ne lui en restait plus qu’un qu’il montait. Ces masses ne lui furent donc d’aucune ressource ; et de combien de soldats n’entrainèrent-elles pas la perte.

Annibal accomplit sa marche depuis Carthagène ou Carthage-la-Neuve, jusqu’au pied des Alpes, du côté de l’Italie, en cinq mois. Il y a en effet cet espace de temps à partir de la fin de mai ou du commencement de juin époque de la moisson dans le royaume de Murcie, jusqu’au premier novembre, jour de l’arrivée d’Annibal aux environs de la cité d’Aost. Il ne lui restait plus que douze mille hommes d’infanterie africaine, huit mille espagnols, et six mille chevaux.

L’état de délabrement et de faiblesse de cette armée, nécessita un repos de dix à douze jours dans la vallée d’Aost, vallée grande et fertile, qui permettait aux Carthaginois de prendre des quartiers de rafraîchissement. Ils y trouvèrent en abondance du bétail, des légumes, et des fourrages.

L’armée se trouvait alors dans le pays des Salasses, peuple qui n’avait point encore été soumis par les Romains, et qui probablement se trouvait allié des Insubres. Polybe ne paraît pas distinguer l’un de l’autre, lorsqu’il dit qu’Annibal entre hardiment dans les plaines qui avoisinent le Pô, et dans le pays des Insubres.

Apprenant que ses futurs alliés sont en guerre avec les Taurins, le général carthaginois propose à ces derniers d’entrer dans la ligue contre Rome ; et sur leur refus, quitte la route de Milan, capitale de l’Insubrie, pour marcher sur Turin, ville principale de l’autre peuple.

Il regardait comme important de ne pas laisser d’ennemis sur ses derrières. Turin fut pris en trois jours, et l’on passa au fil de l’épée ceux qui avaient refusé son alliance. Cette expédition lui devint très utile, puisqu’elle ramena vers lui les peuples du voisinage ; mais elle retarda de six jours son arrivée sur les bords du Tésin.

Tel fut le passage mémorable d’Annibal à travers les Alpes. Polybe, qui nous en a donné une description si exacte et si intéressante, avait examiné les lieux avant de les décrire. « Je parle de toutes ces choses avec assurance, dit-il, car elles m’ont été racontées par ceux qui vivaient dans le temps ; j’ai visité les lieux moi-même, pour les voir et les connaître. »

Les détails qu’on lit dans Dessaussure, dont l’Europe intelligente ne se lasse pas d’admirer le génie pour les recherches, correspondent si merveilleusement aux descriptions de Polybe, qu’après un intervalle de deux mille années, on croirait, dit un moderne, que ces deux illustres voyageurs traversent ensemble la même montagne.

Les Gaulois Cisalpins reprirent les armes quand on les informa de l’approche de l’armée carthaginoise. Ils avaient chassé les colons romains de Cremone et de Plaisance ; les triumvirs envoyés pour faire le partage de leurs terres, étaient poursuivis et pris à Mutine, autre colonie romaine établie au milieu du pays des Boïes ; enfin ils tenaient le préteur Manlius bloqué dans le bourg de Tarrès, après avoir battu ses troupes. Voilà dans quelles dispositions Annibal trouva les Gaulois Cisalpins.

Telle était l’activité des Romains et leur talent de se montrer partout, que Publius Scipion ne pouvant retenir Annibal dans les Gaules, et courant le chercher au pied des Alpes, avait envoyé en Espagne son frère Cnæus Scipio avec une armée, afin que le Carthaginois ne pût tirer aucun secours de cette province.

Le sénat rappelait de Lilybée Tibérius Sempronius Longus, prêt à passer en Afrique ; Sempronius revenait à grandes journées ; mais il restait en Sicile un préteur avec cinquante galères, et dans le Brutium (La Calabre), un lieutenant avec vingt-cinq vaisseaux, pour en chasser des corsaires de Carthage qui avaient fait une descente à cette extrémité de l’Italie. Depuis ce moment les côtes furent en sûreté.

Dans le temps même où Annibal arrivait sur les bords du Tésin, le consul Publius, qui avait débarqué à Pise, traversait le Pô vers Plaisance, et s’avançait jusqu’aux environs de Pavie. On jeta, par ses ordres, un pont sur le Tésin ; mais apprenant que l’armée carthaginoise avait déjà passé cette rivière, sur la route de Novarre à Milan, il resta sur la rive gauche.

Le surlendemain les deux généraux s’avancèrent le long du fleuve, et campèrent peu éloignés l’un de l’autre, à quelques milles au-dessus de Pavie.

Polybe, toujours exact dans la description des localités, nous indique, d’une manière précise, la rive du Tésin sur laquelle se donna la bataille ; ce fut sur le bord de cette rivière qui regarde les Alpes ou le Nord. Les Romains avaient la rivière à leur gauche, et les Carthaginois à leur droite.

Le cours du Tésin se dirigeant du Nord-Ouest au Sud-Est ; et, aux environs de Pavie, ce fleuve coulant même de l’Ouest à l’Est, il devient évident que le bord qui regarde les Alpes est la rive gauche. Si, comme l’ont pensé tous les écrivains militaires, les Romains avaient traversé le Tésin, au moment de la bataille, cette rivière eût paru sur leur droite.

Publius sortit du camp le jour suivant, avec toute sa cavalerie et son infanterie légère. Son armée se composait de deux légions romaines et de deux alliées, c’est-à-dire de vingt mille hommes d’infanterie environ, et de dix-huit cents chevaux. Il avait de plus deux mille fantassins et deux cents cavaliers gaulois, qui désertèrent après le combat. Les vélites qui accompagnaient sa cavalerie étant au nombre de douze cents environ dans chaque légion, formaient un corps de cinq mille hommes avec lequel Publius espérait balancer l’immense supériorité de la cavalerie d’Annibal.

Les deux généraux éprouvaient un égal désir d’en venir aux mains ; car il leur importait de donner d’abord de l’éclat à leurs armes ; l’un voulant rassurer ses alliés et maintenir des auxiliaires trop enclins à la révolte ; l’autre, afin de capter la confiance de tant de peuples qui n’attendaient qu’une occasion favorable pour se prononcer.

Annibal ayant connaissance de cette marche de Scipion, et s’avançant au-devant de lui, avec ses six mille hommes de cavalerie, le consul rangea la sienne sur une seule ligne qui présentait de grands intervalles d’une turme à l’autre, pour égaler, autant que possible, le front de l’ennemi. Cette ligne ne fut composée que des cavaliers[1].

Un peu en avant, Scipion plaça par pelotons les vélites, vis-à-vis des espaces laissés entre les escadrons. Les pelotons de droite et de gauche débordant les deux ailes, les cavaliers gaulois furent partagés en deux corps, et postés pour garantir cette infanterie légère, qui pouvait être prise en flanc.

Le consul avait donné ordre aux vélites de s’avancer sur les escadrons carthaginois, dans le moment où ils se disposeraient à la charge, et de les accabler de leurs traits. Il pensait que cette manœuvre, exécutée avec bravoure et intelligence, arrêterait le choc de cette cavalerie, et que les vélites, continuant à la fatiguer de leurs javelots, tout en se repliant jusqu’aux intervalles, pourraient bien y porter un moment de désordre dont il espérait profiter pour la désunir.

Telle était la disposition tactique de la première ligne de Scipion. L’infanterie pesante, qui suivait de loin, ne parut pas sur le champ de bataille. Publius passe pour un homme de guerre expérimenté et très habile ; son malheur fut d’avoir trop présumé du courage et de la discipline de soldats nouvellement enrôlés.

Annibal considérant l’ordre de bataille de son adversaire, parut s’inquiéter peu du nombre de ces troupes légères, tant qu’elles resteraient entre les deux fronts, parce qu’il connaissait trop bien la bonté de sa cavalerie pour ne pas être certain de la voir culbuter ces tireurs à la première charge ; mais étant instruit de leur manière de combattre, il comprit combien ses soldats auraient à souffrir dans la mêlée, s’ils devaient essuyer en même temps cette grêle de traits qu’ils ne pouvaient parer, et le choc de cavaliers qui ne le cédaient pas en bravoure aux siens.

Aussi, ayant rangé sa cavalerie sur une seule ligne, avec de petits intervalles, les Espagnols au centre, les Numides aux ailes ; il recommande à ces derniers d’avoir l’œil sur les vélites, et dès qu’ils les verront se retirer, de faire un long circuit avec toute l’agilité dont ils sont capables, pour venir les prendre à dos.

Le but de cette manœuvre était d’inquiéter l’infanterie ; si elle réussissait Annibal allait avoir bon marché de la cavalerie romaine, qui, privée de cet appui, devait succomber sous le nombre et la valeur des Espagnols.

Ces dispositions étant arrêtées, Annibal s’avance brusquement sur les Romains, et essuye les traits de l’infanterie. Mais soit qu’elle ne fût pas suffisamment exercée, ou que l’ordonnance des Carthaginois lui parut trop ferme pour être rompue, la première décharge se terminait à peine, que, craignant d’être foulée aux pieds des chevaux, elle vint se placer derrière les escadrons ou dans les intervalles qui les séparaient les uns des autres. Malgré le peu d’effet de cette attaque, la cavalerie protégeant les troupes légères, et leur donnant le temps de se reformer, il n’y eût encore rien de perdu pour les Romains.

Les deux corps de cavalerie s’abordèrent avec toute la bravoure qu’on devait en attendre. Les Carthaginois, favorisés par le nombre, furent obligés de retourner plusieurs fois à la charge ; le combat devint furieux ; les cavaliers démontés combattirent à pied.

L’opiniâtreté paraissait égale de part et d’autre, lorsque les Numides ayant réussi à tourner les ailes, fondirent tout-à-coup sur les derrières, culbutèrent les vélites, et mirent une telle confusion dans la ligne de Scipion, que ses turmes se rompirent malgré la résistance des cavaliers romains (ans 536 de Rome ; 218 avant notre ère.).

Une partie regagna le camp ; le reste se serra autour du consul. Il avait été blessé dangereusement et arraché des mains de l’ennemi, par son fils qui faisait alors sa première campagne et devint si célèbre par la suite. Le consul opéra sa retraite sans être inquiété.

C’est que le général carthaginois, satisfait de ce premier succès qu’il avait payé cher, supposant d’ailleurs que l’infanterie légionnaire n’était pas éloignée, ne voulait rien donner au hasard, et préparait, dans son génie, des ressources que devaient bientôt lui fournir supériorité de sa cavalerie.

Toutefois, ayant appris que Scipion se retirait avec précipitation et repassait le Pô à Plaisance ; il le poursuivit jusqu’au pont qu’il trouva coupé, et fit prisonniers environ six cents hommes qui n’avaient pu traverser encore.

Mais déjà il recueillait les fruits de ce premier avantage. Les habitans de la rive gauche du Pô, débarrassés de la présence des Romains, lui envoyèrent des secours en vivres et en hommes. Les Gaulois auxiliaires qui avaient combattu au Tésin, vinrent aussi dans son camp. Il les accueillit avec déférence, leur conseilla de retourner chez leurs compatriotes, afin de les engager à embrasser la même cause, et cette démarche fut couronnée d’un tel succès, que les Gaulois arrivèrent de toutes parts pour grossir son armée.

Scipion éprouvait de grandes inquiétudes. La trahison des Gaulois lui présageait une défection plus considérable ; il fit lever son camp pendant la nuit, et repassa la Trebbia pour se poster sur la rive droite, au pied de hautes montagnes, dans un pays d’un abord difficile pour la cavalerie. Là, il attendit, avec plus de sécurité les renforts que son collègue lui amenait d’Ariminum (Rimini).

Annibal vint camper à cinq milles romains (environ une lieue et demie) du consul. Malgré les renforts qu’il recevait chaque jour, le manque d’une place d’armes l’exposait à souffrir la disette, et il avait jeté ses vues sur Clastidium (Casteggio), où les Romains avaient renfermé des magasins de vivres considérables, lorsque le gouverneur de la ville se laissa séduire par quatre cents pièces d’or, et lui épargna les embarras d’un siége.

On a remarqué, comme un trait distinctif du génie d’Annibal, sa grande aptitude pour juger le caractère des généraux qu’il avait en tête. Mais obligé de combattre un peuple infatigable, et dont les forces, comme celles de l’hydre, semblaient se décupler à chaque blessure, le général carthaginois, pour qui le moindre échec devenait irréparable, ne pouvait livrer un combat, qu’il n’en eût fait le sujet d’une profonde méditation.

S’il parvint à connaître son ennemi, au point de pouvoir tirer parti de ses faiblesses, c’est qu’il n’ignorait pas qu’on ne doit jamais omettre les passions des hommes dans tout calcul de probabilité. Qui jamais mieux qu’Annibal sut juger un terrain, le préparer, pour ainsi dire, et le rendre si glissant à son adversaire, que, se croyant sans cesse environné de piéges, il dut nécessairement perdre de sa confiance et de sa valeur !

Nous en trouvons un exemple bien mémorable dans la rencontre qui suivit celle du Tésin. Publius Scipion, encore souffrant de sa blessure, désirait éviter une bataille, et donnait des raisons très sensées à l’appui de son opinion.

Par ce moyen, disait-il, on forçait l’ennemi à hiverner chez les Gaulois, peuples légers, inconstans, qui se fatigueraient bien vite de voir tomber sur eux le fardeau de la guerre, lorsqu’on les avait flatté de l’espoir de s’enrichir avec les dépouilles de l’Italie. L’armée d’Annibal ne pouvait manquer de s’affaiblir ; une défensive prudente de la part des Romains, augmentait, au contraire, la force des deux armées consulaires, puisque les généraux allaient mettre le temps à profit pour exercer les nouveaux soldats.

Certainement, ce parti était le plus sage, et Annibal le savait bien. Mais il comptait sur la fougue de l’autre consul Sempronius qui, se fiant trop sur le nombre des troupes, brûlait du désir de s’illustrer par une victoire éclatante, et peut-être même croyait terminer cette guerre durant l’année de son consulat. Afin d’augmenter son ardeur et ses espérances, le carthaginois plia finement devant lui dans une escarmouche légère, et porta ainsi au plus haut degré l’orgueil qui maîtrisait Sempronius.

La Trebbia coulait entre les deux armées[2]. Annibal, qui avait étudié son terrain, reconnut qu’il se trouvait séparé de l’ennemi par une plaine rase et découverte, dans laquelle serpentait un ruisseau dont les bords étaient garnis de broussailles épaisses. La disposition de ce ruisseau lui paraissant propre à une embuscade, il y fit cacher Magon, son frère, avec une troupe d’élite, composée de mille chevaux et de mille fantassins.

Mais il s’agissait d’attirer Sempronius dans la plaine. Pour y parvenir, Annibal donna ordre à ses Numides de traverser la Trebbia vers la pointe du jour, et de parader sous les lignes du consul. Les troupes carthaginoises avaient mangé de bonne heure, les chevaux étaient pansés, les armes se trouvaient en bon état.

Sempronius n’avait pris aucune de ces précautions. Il ne manqua pas toutefois de lâcher sa cavalerie, avec ordre de commencer l’affaire ; il la fit suivre par six mille vélites, et lui-même, avec le reste de ses troupes, sortit enfin du camp. Mais les Numides avaient ordre de repasser la rivière, et de fuir en désordre devant les troupes du consul.

Il tombait une neige épaisse ; on était en plein hiver. Cependant les Romains partirent pleins d’ardeur et d’impatience ; toutefois quand ils passèrent la Trebbia, enflée ce jour là par les torrens des montagnes voisines, l’eau qui montait jusque sous leurs aisselles les affaiblit beaucoup.

Voulant masquer sa disposition, Annibal fit marcher ses troupes légères au nombre d’environ huit mille ; et les suivit à la tête de toute l’armée. Elle fut rangée sur une seule ligne. Son infanterie, qui comptait vingt mille combattans, gaulois, espagnols, africains, occupa le centre. La cavalerie, avec les Gaulois alliés, montait à plus de dix mille hommes, elle fut distribuée sur les ailes ; Annibal étendit sa ligne de bataille au moyen de troupes légères placées à droite et à gauche de son infanterie pesante, et couvertes par ses éléphans.

Les Carthaginois, frais et vigoureux, avaient de grands avantages sur leurs adversaires, exténués par le froid et le besoin de nourriture. Dès que les troupes légères se furent retirées de part et d’autre, la cavalerie carthaginoise chargea les cavaliers légionnaires avec tant de force et d’impétuosité, qu’en un moment elle les enfonça et les mit en fuite. Les ailes de l’infanterie romaine étant découvertes, furent à la merci des troupes légères carthaginoises et des cavaliers Numides qui les pressèrent sur les côtés et les derrières, tandis que les éléphans les écrasaient sur leur front.

Au corps de bataille, les princes s’étaient enchâssés dans les intervalles des hastaires, pour ne former qu’une seule ligne ; on résista mieux à l’infanterie carthaginoise, et l’on se battit avec plus d’égalité.

C’est alors que Magon, sortant de son embuscade, fondit sur les derrières de l’armée et la prit en queue. L’attaque porta sur les triaires qui formaient la réserve ; ils ne purent tenir contre cette charge, et furent renversés.

Cependant le centre de la première ligne se faisait ressource de son courage ; les hastaires et les princes percèrent, au nombre de dix mille, à travers les Gaulois et les Africains. Tout était perdu sur les ailes ; ils prirent le parti de repasser la Trebbia, en ralliant les traînards, et se dirigèrent sur Plaisance. L’ennemi les poursuivit jusqu’à la rivière et n’osa la traverser (ans 535 de Rome ; 219 avant notre ère.).

La perte des Carthaginois n’était pourtant pas considérable : un petit nombre d’Espagnols, quelques Africains seulement se voyaient sur le champ de bataille ; le plus grand mal portait sur les Gaulois. Mais toute l’armée souffrait beaucoup de la neige et du froid.

Sempronius, voulant cacher sa défaite, fit annoncer à Rome qu’une bataille s’était livrée, et que le mauvais temps en rendait le succès incertain. Quand l’obscurité de cette dépêche n’eût pas donné de l’inquiétude, les détails qui arrivèrent de toutes parts produisirent bientôt le plus profond abattement.

Deux armées consulaires réunies et battues ; les alliés dispersés ; le camp pillé ; les Gaulois faisant alliance avec Carthage ; étaient des événemens si nouveaux à Rome, qu’ils semblaient présager la ruine entière de l’État.

Tel avait été le résultat de la première campagne d’Annibal. Mais il semblait que son génie maîtrisât seul la fortune de Carthage ; loin de sa présence, elle n’éprouvait que des revers. Plus heureux ou plus habile que les généraux qui commandaient en Italie, Cn. Scipion opérait en Espagne une diversion avantageuse. Vainqueur de Hannon qu’il tenait prisonnier, il soumit, par la force de ses armes, tous les peuples situés entre l’Èbre et les Pyrénées.

Après la bataille de la Trebbia, Annibal prit ses quartiers d’hiver dans la Gaule Cisalpine. Là, les Gaulois lui ayant fourni autant de soldats qu’il en désirait, il répara les pertes de son armée. Mais ces peuples étaient fatigués de voir leur pays servir si long-temps de théâtre à la guerre. Annibal résolut donc de se porter en Étrurie, et à l’entrée du printemps il se mit en marche.

Deux chemins y conduisaient : l’un passant par Bologne et Modène, se présentait plus commode ; mais il était gardé par Flaminius, qui, posté vers Arezzo, au débouché des deux routes, pouvait l’arrêter à chaque pas, s’il ne parvenait même à l’enfermer dans les montagnes, entre son armée et celle de Servilius qu’on attendait à Rimini avec deux légions. L’autre chemin, traversant Parme et Pontremoli, devenait plus court, mais il offrait des difficultés d’une autre nature, à cause de certains marais qu’on ne pouvait éviter, et que les Romains regardaient comme impraticables. Toutefois, Annibal apprend que ces marais ont un fond solide, et dès lors son choix ne devient plus douteux. Mais il eut beaucoup à souffrir pendant cette marche dangereuse.

Il avait formé son avant-garde des troupes espagnols et africaines, le bagage étant entremêlé, afin qu’on ne manquât de rien durant la route. Les Gaulois auxiliaires défilaient en formant le corps de bataille ; et Magon, placé à l’arrière-garde avec la cavalerie, avait ordre de faire serrer l’armée, et principalement les Gaulois.

Les Africains et les Espagnols, vieux soldats, habitués aux fatigues de la guerre, passèrent sans beaucoup de peine ; mais les Gaulois auxiliaires, enrôlés depuis peu de temps, et qui trouvaient un chemin foulé par l’avant-garde, glissaient à chaque pas, et s’enfonçaient dans la boue. Il en périt un grand nombre qui ne put supporter une marche aussi pénible, pendant quatre jours et trois nuits. Annibal lui-même y perdit un œil, à la suite d’une ophtalmie qu’il n’eut pas le temps de soigner.

Parvenu enfin dans un pays abondant, sa position n’en fut pas beaucoup meilleure. Le consul Servilius venait au secours de son collègue, et il fallait prévenir leur jonction. À la vérité, le général carthaginois connaissait le caractère vif et impétueux de Flaminius, et comptait bien l’entraîner dans quelque faute. Il s’efforça de le provoquer par des bravades, dévasta les campagnes en sa présence, fit semblant d’exposer ses troupes, et osa même avancer dans le pays, en laissant les Romains sur ses derrières.

Il se trouvait ainsi dans un vallon spacieux, que deux chaînes de montagnes bordaient sur toute sa longueur[3], et dans lequel on pénétrait par un défilé que resserrait d’un côté les montagnes, et de l’autre le lac de Thrasymène. Mais Annibal s’est déjà emparé d’un poste avantageux d’où il est certain de châtier le consul, s’il a l’imprudence de le suivre.

Flaminius campe, vers le soir, sur les bords du lac. Le lendemain il s’avance à la hâte, croyant ne pas arriver assez tôt. Quand il traversa le défilé, le jour paraissait à peine. Il mit son armée sur une seule colonne, par cohortes, disposition dangereuse, qu’on ne suivait que quand on était loin de l’ennemi. Du reste n’ayant fait aucune reconnaissance, l’obscurité de la nuit ne lui permit pas de distinguer l’embuscade qu’il laissait sur son flanc gauche et derrière lui.

Arrivé vers le vallon où il aperçut les Carthaginois, comme il pouvait marcher sur un plus grand front, il donna l’ordre de doubler la colonne. Annibal l’ayant attiré là où il le voulait, ne lui laissa pas le temps d’exécuter cette manœuvre, il fit engager de suite le combat. Les Romains reconnurent seulement alors qu’ils étaient enveloppés.

L’attaque fut si vive qu’ils eurent à peine le temps de dégager les armes que le soldat portait liées en paquets pendant la marche, et de mettre l’épée à la main. Chacun se défendit où il se trouva, par petits groupes formés au hasard, et beaucoup périrent avant d’avoir aperçu le danger.

Flaminius, dont la témérité causait ce désastre, fit tout ce qu’il put pour y remédier. Surpris, mais non pas épouvanté, il exhortait ses légions à faire leur devoir. « Ce n’est pas, disait-il, avec des vœux et des prières qu’on peut sortir d’un danger, mais en montrant du courage, et en se frayant un chemin avec ses armes, au travers des ennemis. » Il périt, frappé par quelques Gaulois. C’était ce même Flaminius qui le premier avait passé l’Éridan et combattit à l’Adda contre les Insubres. Tite-Live prétend qu’ils se vengèrent à cette bataille, en lui reprochant les ravages qu’il exerça dans leur pays.

L’armée romaine, privée de tout moyen de retraite, se défendit avec fureur pendant trois heures. Il faut que l’on ait poussé bien loin l’acharnement de part et d’autre, s’il est vrai qu’aucun des combattans ne ressentit un tremblement de terre qui ruina plusieurs villes, engloutit des montagnes, et changea le cours de quelques rivières.

Les Romains battus en détail, écrasés sans pouvoir se porter secours, furent enfin mis en déroute. Environ dix mille légionnaires, parmi ceux qui se trouvaient dans le défilé, s’échappèrent par les montagnes, et s’enfuirent à Rome ; les autres périrent par le fer, ou se noyèrent dans le lac. Six mille, qui formaient la tête de l’armée, étant parvenus à percer l’ennemi, poussèrent en avant et continuèrent leur route jusqu’à Perusia où ils furent obligés, le lendemain, de mettre bas les armes. Les Carthaginois perdirent quinze cents des leurs. Les Romains laissèrent quinze mille hommes sur le champ de bataille ; autant restèrent prisonniers (ans 537 de Rome ; 217 avant notre ère.).

Quelques jours après, Maharbal défit un corps de quatre mille hommes de cavalerie, envoyés par Servilius, comme renfort à son collègue. Cette victoire livrait aux Carthaginois l’Ombrie, le Picenum, et tout le nord de l’Italie, avec l’Étrurie.

Au premier bruit de ce nouveau revers, l’alarme fut grande à Rome, et le sénat ayant eu recours au remède ordinaire, on avait nommé un dictateur. Il y a lieu de croire qu’en examinant la cause de ces défaites successives, le sénat l’attribua aux talens du général carthaginois plutôt qu’au désavantage des armes, du courage et de la discipline. Annibal était si convaincu de la supériorité des armes romaines, qu’après les batailles de la Trebbia et du Thrasymène, il les fit prendre à ses vétérans africains.

On ne pouvait suivre dans cette élection les formes ordinaires. La nomination des dictateurs appartenait aux consuls ; mais l’un des deux était mort, l’autre éloigné de Rome, et l’ennemi interceptait les communications. Quintus Fabius élu prodictateur, choisit Marcus Minucius pour son général de la cavalerie.

Durant cet intervalle, Annibal donnait d’excellens quartiers à ses troupes, dans la partie méridionale du Picenum, et parvenait à les refaire entièrement des fatigues continuelles qu’elles éprouvaient depuis une année. Jusqu’alors il n’avait pu approcher d’un port de mer assez sûr pour donner de ses nouvelles à sa patrie ; il profita de l’occasion, et le récit de ses glorieux travaux parvint à Carthage.

Avec un ennemi plus facile à décourager, il aurait pu compter beaucoup sur les suites de ses victoires ; mais il connaissait le caractère inflexible des Romains, et ne se flattait pas de triompher ainsi dès le début de la guerre, même en se montrant en vue du capitole.

Sa présence au pied des Alpes avait déjà engagé les nations des parties septentrionales et occidentales de l’Italie, à secouer le joug de la république ; il fallait y déterminer aussi les peuples du sud. Annibal laissa Rome fort loin sur sa droite, repassa l’Apennin, et s’avança dans l’Apulie, où il se conduisit comme dans la Gaule Cisalpine.

Le nouveau dictateur fortifia Rome, pourvut à la sûreté des Côtes, ruina le pays où l’ennemi pouvait arriver, partit avec quatre légions, et prit le chemin de l’Apulie, bien résolu de ne point hasarder une bataille qu’il n’y fût forcé.

Fabius s’approcha pourtant de l’armée carthaginoise ; mais il se tînt sur les hauteurs, afin d’observer et de resserrer les mouvemens d’Annibal. Il comprenait qu’ayant en tête un général qui cherchait l’occasion de livrer des batailles, il devait les éviter. C’était en effet le seul moyen de triompher d’un ennemi qui ne pouvait se procurer ni secours, ni recrues, et se trouvait dans un pays ravagé par deux armées à-la-fois.

Annibal, qui essayait vainement d’attirer Fabius, s’aperçut enfin que le dictateur voulait prolonger la guerre. Comme l’inaction était le plus grand des maux qu’il eût à craindre, il quitta l’Apulie Daunienne, et se portant dans le Samnium, ravagea le territoire de Bénévent. Il prit Telesia, ville bien fortifiée, et y fit un butin assez considérable.

Chaque jour il exposait quelque détachement ; il tenta même de compromettre son armée, se reposant sur son génie du soin de la tirer de ces pas dangereux ; mais il ne put obtenir aucun engagement sérieux de la part de son adversaire qui l’épiait sans cesse, et profita quelquefois de sa témérité.

Cette conduite, à laquelle Annibal n’avait pas dû s’attendre, le força de se jeter dans la Campanie, pays le plus riche et le plus abondant de l’Italie, qui lui promettait un butin immense, et des provisions pour son quartier d’hiver. Il espérait encore obliger les Romains d’en venir à une bataille ; et s’ils s’obstinaient à la refuser, tirer parti de cet aveu tacite mais formel de leur impuissance, pour engager quelques villes alliées à embrasser sa cause.

Le dictateur, cependant, ne reculait pas à mesurer ses forces avec lui dans de fréquentes escarmouches ; mais il se contentait de remporter de petits avantages, afin d’exercer ses soldats, et de les aguerrir insensiblement.

Comme la Campanie forme un bassin dont on ne peut sortir que par trois défilés, le Mont Ériban ou Gallicanus ; les Fourches Caudines ; et Ariano ; Fabius fut surpris de la hardiesse d’Annibal. Cette entreprise hasardeuse devait lui prouver combien était sage le système de guerre qu’il avait adopté.

Les deux armées restèrent pendant l’été dans cette position, et Annibal, qui avait inutilement ravagé la Campanie occidentale sans pouvoir obliger le dictateur à combattre, pensa dès lors à mettre à couvert ses provisions, et à se choisir des quartiers d’hiver hors d’un pays ruiné. Fabius eut avis de ce mouvement.

Il ignorait la route que l’ennemi voulait suivre ; il envoya Minucius placer une bonne garde aux défilés qui sont entre Terracine et Fondi, par la Voie Appienne, et fit occuper ceux du Mont-Gallicanus par un corps de quatre mille hommes. Les autres points étaient trop éloignés, mais il renforça la garnison de Casilin dont la prise rendait l’ennemi maître du passage du Volturne.

Des auteurs graves, des écrivains militaires d’une haute portée, ayant admis le stratagème si bizarre que les anciens prêtent au général carthaginois, pour sortir de cette position difficile, on n’ose se prononcer sur ces deux mille bœufs dont les cornes sont ornées de faisceaux de sarmens enflammés ; ce qui devait rendre en effet ces animaux très faciles à conduire, et surtout à diriger avec un pareil équipage.

Mais n’est-il pas plus probable que l’officier général qui commandait les quatre mille hommes du Mont-Gallicanus, se sera laissé entraîner hors de son poste par quelque escarmouche, peut-être à l’appas d’un riche butin, qu’on aura feint de vouloir sauver. Au moyen d’un retranchement, une poignée d’hommes pouvait arrêter l’armée carthaginoise. On ne conçoit pas ce manque de précaution à côté d’Annibal.

Quoi qu’il en soit, la tranquillité se rétablissait dans les conseils. Depuis que les exploits du général carthaginois n’étaient plus si rapides, on jugeait mieux de l’immensité des ressources qu’offrait la république ; le calme renaissait dans les esprits. Passant alors, comme il arrive souvent, d’un trop grand abattement à une confiance plus grande encore, on oublia bientôt les plus sanglantes défaites, et l’on en vint à blâmer la circonspection excessive de Fabius.

Sur ces entrefaites, Annibal ayant exposé ses fourrageurs dans le nouveau cantonnement qu’il avait choisi auprès de Gério (Gerunium), dont il venait de se rendre maître ; et le général de la cavalerie, M. Minucius, ayant remporté un brillant avantage en l’absence du dictateur ; on pensa qu’avec un peu de vigueur on chasserait aisément les Carthaginois de l’Italie. M. Minucius craignait l’opposition et les conseils timides de son collègue ; il obtint du sénat l’autorisation de partager l’armée.

À la première nouvelle de cette désunion, Annibal s’établit auprès de Minucius. Il y avait, entre les deux camps, une hauteur dont l’occupation devenait avantageuse, et que le général carthaginois ne voulait pas laisser à l’ennemi ; mais loin d’avoir recours à une surprise, il résolut de s’en emparer ostensiblement, afin d’engager un combat qui pût servir de prétexte à Minucius pour une affaire générale.

Toute la plaine que commandait la colline paraissait rase, et au premier coup-d’œil semblait peu propre à cacher des troupes ; car on n’y voyait ni bois ni haies. Cependant Annibal avait observé des cavités et des coupures dont quelques-unes pouvaient contenir jusqu’à deux cents hommes. Il y plaça cinq mille fantassins et cinq cents cavaliers ; et de crainte que cette embuscade ne fût éventée par les fourrageurs ennemis, ou que l’on ne découvrît les soldats mal cachés, il fit occuper la colline par son infanterie légère, dès le point du jour.

Minucius, méprisant le petit nombre de troupes qu’il voyait, détacha d’abord ses vélites, les fit suivre par sa cavalerie, et marcha peu après avec ses légions en ordre de bataille.

Le soleil commençait à paraître ; mais l’attention des Romains, portée sur la colline, ne leur permit pas de voir l’embuscade. Annibal d’ailleurs calculait avec adresse la résistance de ses troupes, et envoyait de temps en temps au secours de son infanterie légère, jusqu’à ce que le corps d’armée de Minucius étant enfin totalement engagé, le général carthaginois marcha en personne avec toutes ses forces.

Les vélites furent repoussés, comme ils espéraient se rendre maîtres de la colline, et se renversèrent sur les légions. Toutefois le soldat romain, animé par le souvenir de la dernière victoire de Minucius, se remit bientôt de ce premier désordre, et le combat semblait devenir plus égal, lorsque le général carthaginois, ayant donné le signal aux troupes embusquées, fit attaquer les Romains en flanc et à dos, et les mit dans une si grande épouvante, que leur défaite parut inévitable.

Fabius, de son camp, vit le péril des légions romaines. « Voilà ce que j’avais prévu, » s’écria-t–il. Et, sans perdre de temps, il sortit en bon ordre, et vint au secours de son collègue. Les fuyards se rallièrent à Fabius, et celui-ci ayant mis son armée en bataille, présenta le combat à son tour.

Mais la partie n’était pas égale ; les troupes carthaginoises se trouvaient fatiguées ; celles de Fabius ne demandaient qu’à marcher à l’ennemi ; Annibal fit sonner la retraite.

On rapporte qu’il dit à ses généraux : « Enfin cette nuée orageuse qui se promenait en grondant sur les montagnes vient de crever et de nous donner de la pluie. » Annibal témoignait une grande estime pour les talens de Fabius, et voulut que ses troupes respectassent les terres du dictateur, lorsqu’elles dévastaient les campagnes d’alentour. Alexandre en avait agi de même à l’égard de Memnon de Rhodes, à l’époque où ce grand capitaine défendait l’Asie.

Minucius répara dignement sa faute. Il se rendit auprès du dictateur, se démit, entre ses mains, du pouvoir que le peuple lui avait conféré, et le pria de le recevoir de nouveau dans son camp avec ses troupes. Touché de la noblesse de cette action, Fabius lui donna publiquement des éloges. Conduite bien rare, en effet, bien digne d’être citée, et qui mérita l’admiration du général carthaginois.

Au moyen du système de guerre adopté par Fabius, Annibal, après deux années de victoires brillantes, se trouvait au milieu de ses ennemis, sans argent, sans vivres, sans places, sans alliés, sans communications. Il avait dû supposer qu’après sa première victoire, la moitié de l’Italie se déclarerait pour lui, et cet espoir paraissait fondé, si l’on considère l’état de l’Italie à cette époque. Cependant aucune ville n’avait encore abandonné Rome malgré ses désastres, et les Gaulois eux-mêmes commençaient à se dégoûter de la guerre.

L’expérience avait donc appris qu’une sage défensive pouvait seule procurer des succès dans les opérations militaires ; et Fabius ayant abdiqué à la fin de la campagne, ses successeurs suivirent, pendant quelque temps, la méthode qu’il avait tracée.

L’ennemi passa l’hiver et le printemps dans les environs de Gerunium, toujours côtoyé et observé par les Romains, sans qu’il lui fût possible de les contraindre à une bataille. Le pays était ravagé au point de n’en pouvoir plus tirer de subsistances ; Annibal pensa dès lors à marcher vers Cannes, entièrement détruite l’année précédente, mais dont la citadelle avait paru aux Romains assez avantageusement située, pour y établir leurs magasins.

Annibal s’approcha en grand secret de cette forteresse et la surprit. Ce coup de partie déconcertait tout le plan d’opérations des Romains qui ne pouvaient plus côtoyer l’armée carthaginoise, ni la tenir en respect, sans descendre eux-mêmes dans la plaine, et se voir contraints à combattre.

Le pays où s’établissait Annibal était ruiné, et restait sans défense. On dut craindre que la fidélité des alliés ne tînt plus contre des événemens qui assuraient une si grande supériorité à l’ennemi ; et qu’ainsi, il ne se fortifiât dans cette campagne au point de pouvoir encore long-temps continuer la guerre. Le génie d’Annibal forçait donc les Romains à livrer cette bataille qu’ils voulaient éviter.

Le grand effort qu’on se proposait de faire, détermina le sénat à mettre sur pied la plus nombreuse armée qui eût encore paru. On augmenta jusqu’à cinq mille le nombre des hommes dans les légions ; on joignit huit légions à celles qui composaient ordinairement les deux armées consulaires, de sorte qu’il y eut en campagne seize légions.

Il s’agissait de nommer de nouveaux consuls ; et tous les regards se tournent vers L. Æmilius Paulus, qui s’était acquis de la réputation dans la guerre d’Illyrie, et passait pour un des plus habiles généraux de la république. Malheureusement cette sage élection, et la résolution vigoureuse du peuple romain furent paralysées par le mauvais choix qu’on fit de son collègue Terentius Varro, homme sans talens comme sans expérience, élevé par une intrigue.

Dès que Paul Émile et Varron arrivèrent au camp, ils firent connaître les intentions du sénat, et, selon l’usage vicieux admis dans le service militaire, prirent leur jour de commandement, qui roulait alternativement sur chacun des deux consuls.

L’armée romaine se trouvait forte de quatre-vingt mille hommes de pied, et d’environ sept mille chevaux. Les Carthaginois avaient quarante mille hommes d’infanterie, et dix mille de cavalerie ; mais ces troupes se composaient de soldats aguerris ; un seul chef les commandait, et ce chef était Annibal.

Les Romains se mirent en marche et campèrent environ à six mille des Carthaginois. Comme on entrait dans un pays de plaines, Paul Émile ne jugea pas à propos de combattre, désirant attirer l’ennemi sur un terrain où l’infanterie serait plus propre à décider le sort de la bataille. Varron ne comprit rien aux conseils judicieux d’Æmilius, et de là cette division funeste qui tournait toujours à l’avantage du général carthaginois.

Sur l’avis des mouvemens opérés par les Romains, Annibal se mit à la tête de ses troupes légères et de sa cavalerie, et se hâta de les joindre, espérant les surprendre pendant sa marche. Il y eut d’abord, en effet, quelque confusion parmi eux ; mais comme Æmilius avait obtenu de Varron que plusieurs cohortes marchassent à la tête de l’armée, pour appuyer les extraordinaires, elles résistèrent à la première charge ; tandis que les vélites et la cavalerie, ayant passé entre les intervalles de cette infanterie pesante, chargèrent les troupes carthaginoises avec beaucoup de courage et de succès.

Le combat s’échauffa et dura jusqu’à la nuit. Cependant les Romains faisaient filer successivement des manipules pour former une bonne ligne capable de soutenir les combattans. Les Carthaginois qui n’avaient pu prendre ces précautions, se virent repoussés et perdirent du monde.

Annibal fut très sensible à cet échec. Il n’avait pas engagé ce combat avec toutes ses troupes légères et sa cavalerie dans le dessein d’amorcer Varron, et d’augmenter sa présomption par ce premier avantage ; il attendait mieux de son entreprise, et craignant que ce mauvais succès n’eût découragé ses troupes, il se crut obligé de les ranimer par un discours.

Cependant Annibal avait réussi dans son but d’attirer les Romains en plaine. La forteresse de Cannes, dont les provisions étaient depuis long-temps épuisées, ne devenait pour lui qu’une position sans importance, et contraint de faire retraite après son attaque d’avant-garde, il se détourna du côté des montagnes, et réussit à se placer entre elles et les Romains.

Les consuls, laissant à leur droite les Carthaginois, s’avancèrent vers Cannes, et s’approchèrent de l’Aufide (Ofento). Paul Émile qui ne pouvait plus retirer son armée sans danger, prend le parti de camper avec les deux tiers des troupes sur la gauche du fleuve du côté où elles arrivent, et le fait traverser au troisième tiers qui va former un petit camp sur la rive droite.

D’après ces dispositions, Annibal campe également sur les bords du fleuve ; et, dans l’espérance qu’on en viendrait bientôt à une affaire générale, il harangue ses soldats. « Jetez les yeux, leur dit-il, sur tout le pays qui vous environne, et avouez avec moi que si les Dieux vous donnaient le choix, vous ne pourriez rien souhaiter de plus avantageux, supérieurs en cavalerie comme vous l’êtes, que de disputer l’empire du monde dans un pareil terrain. »

Tous convinrent, et la chose était claire, qu’ils ne feraient pas un autre choix.

« Rendez donc grâces aux Dieux, continue Annibal, d’avoir amené ici les ennemis pour vous en faire triompher. Sachez-moi gré aussi de réduire les Romains à la nécessité de combattre. Quelque heureux que soit pour nous le champ de bataille, il faut nécessairement qu’ils y entrent, ils ne peuvent plus l’éviter. Il ne me conviendrait pas de discourir longtemps pour vous encourager à faire votre devoir. Cette précaution était bonne lorsque vous n’aviez point encore essayé vos forces avec les Romains, et j’eus soin alors de vous montrer, par une foule d’exemples, qu’ils n’étaient pas si formidables que l’on pensait. Mais après trois grandes victoires consécutives, que faut-il pour vous élever le courage et vous inspirer de la confiance, que le souvenir de vos propres exploits ? Dans les combats précédens, vous vous êtes rendus maîtres du plat pays, et de toutes les richesses qu’il contenait ; c’est ce que je vous avais promis d’abord, et je vous ai tenu parole. Mais dans le combat d’aujourd’hui, il s’agit des villes et des richesses qu’elles renferment. Si vous les emportez, toute l’Italie passe sous le joug. Plus de peines, plus de périls pour vous. La victoire vous met en possession de toutes les richesses des Romains, et assujétit toute la terre à votre domination. Combattons donc. Il n’est plus question de parler ; il faut agir. J’espère, de la protection des Dieux, que vous verrez dans peu l’effet de mes promesses. »

Ce discours, rapporté par Polybe, en homme de guerre et en historien, mérita les applaudissemens de l’assemblée. Les ornemens que Tite-Live ajoute sont d’un déclamateur, et eussent fait hausser les épaules à l’auditoire. Annibal remercia ses troupes de la confiance qu’elles lui témoignaient, et s’occupa des préparatifs du combat.

Bientôt même il offrit le défi à Paul Émile ; mais le consul refusa, se contentant de fortifier son camp, d’établir des postes, de couvrir ses convois et ses fourrages ; car il persistait dans son projet de forcer les Carthaginois à décamper, par la disette des vivres, et de les attirer sur un terrain plus favorable à l’infanterie.

Comme il vit, contre son attente, que l’ennemi ne bougeait point, Annibal fit rentrer son armée, et ses Numides passèrent le fleuve afin de se tenir à portée de tomber sur tout ce qui sortirait du petit camp pour aller à l’eau ou au fourrage. Cette cavalerie harcela plusieurs partis, poussa jusqu’aux retranchemens, et empêcha les Romains d’approcher de la rivière.

Piqué de cette insulte, Varron brûla d’envie de combattre, et les soldats manifestaient la même impatience ; car l’homme une fois déterminé à braver les plus grands périls, ne souffre rien avec plus de chagrin, que la lenteur et le délai.

Le jour du commandement étant revenu pour Varron, il ordonna aux soldats du grand camp de passer l’Aufide ; les rapprocha de ceux du petit camp ; et forma sa ligne de bataille. De son côté, Annibal fit aussi traverser le fleuve à ses troupes, en deux endroits, et les armées furent en présence.

Les Romains regardaient le midi, et appuyaient la droite à l’Aufide en lui tournant un peu le dos, parce que le fleuve, coulant du sud à l’est, ouvrait un angle derrière eux. Les Carthaginois voyaient le Nord, et avaient l’Aufide sur leur gauche. Les deux armées recevaient de côté les rayons du soleil levant.

L’infanterie combattait alors en échiquier, par manipules, sur dix de profondeur, avec des intervalles égaux aux fronts. Varron conserva le fond de cette ordonnance ; mais il donna aux manipules moins de front que de profondeur, et resserra ensuite les intervalles dans des proportions relatives.

C’est-à-dire que chaque légion étant forte de cinq mille hommes, et les manipules des hastaires et des princes donnant cent soixante, il rangea d’abord les hastaires sur dix de front et seize de profondeur. Les princes ayant pris la même disposition, resserrèrent aussi leurs intervalles, et formèrent encore l’échiquier ; mais au moment de l’action, ils s’enchâssèrent avec la première ligne.

On ne peut supposer, comme le disent tous les écrivains militaires, que Varron attribuât les avantages remportés par Annibal à la compacité de son ordonnance, et que cette raison lui fit altérer le front de ses manipules, afin d’opposer une ligne plus profonde à l’ennemi.

Dans les combats précédens, où l’infanterie romaine se mêle avec les carthaginois, elle réussit à percer sa ligne ; et, ce qui est remarquable, elle la perce aux points où combattent ses meilleures troupes ; elle renverse les Africains.

Mais est-il bien certain que l’armée carthaginoise combattit sur un ordre plus profond que les légions romaines ? Cette opinion devient peu probable, quand on examine l’organisation des troupes de Carthage, et surtout la composition de son infanterie.

Annibal, il faut le dire, était trop bon observateur pour comprimer l’élan de ces gaulois vifs et impétueux, dont les premiers coups devenaient si redoutables ; leurs sabres, qui ne frappaient que de taille, semblent même tout-à-fait contraires à l’esprit d’une ordonnance serrée. La courte épée des Espagnols n’eût pas été non plus d’un grand secours aux rangs nombreux de la phalange ; et les Africains seuls paraissent avoir apporté en Italie la manière de combattre des Grecs. Encore sait-on qu’Annibal leur fit prendre de suite les armes des Romains, ce qui les obligea d’éclaircir leurs rangs, et d’en diminuer la profondeur.

Varron, général inepte autant que présomptueux, était embarrassé de sa nombreuse infanterie. Au lieu de profiter de cette supériorité pour s’étendre sur un aussi grand front qu’il aurait pu le faire, il crut rendre les corps plus maniables en les resserrant. Sans doute il dut compter aussi sur la force d’impulsion qui pouvait résulter de sa nouvelle ordonnance ; et nous avons vu qu’avec une disposition différente, Regulus commit la même faute à Tunis.

Quoi qu’il en soit, Varron ayant son aile droite du côté de la rivière, y posta la cavalerie romaine qui n’était que de deux mille quatre cents chevaux, et qu’il voulait ménager en l’appuyant au fleuve.[4] La cavalerie extraordinaire, et celle des alliés, faisant en tout quatre mille huit cents chevaux, se placèrent à l’aile gauche. Enfin l’infanterie légère, qui formait un corps de vingt-deux mille quatre cents hommes, fut portée en avant de la ligne ; puis elle se replia entre les intervalles des triaires, suivant sa manière de combattre.

Sur l’avis qu’Annibal reçut du mouvement de Varron vers l’autre côté de l’Aufide, il fit d’abord passer la rivière à ses troupes légères, parmi lesquelles se trouvaient ses frondeurs baléares, et leur ordonna de se ranger en face des légions romaines pour masquer ses mouvemens. Lui-même suivit bientôt avec le reste de l’armée.

La précipitation des Romains à former leur ordre de bataille, en fit voir de suite les dispositions, et ce fut d’après cette connaissance qu’Annibal régla les siennes. Il rangea d’abord, sur sa gauche près du fleuve, sa cavalerie espagnole et gauloise, pour l’opposer à celle des Romains. Elle montait à huit mille hommes, divisés, comme on le suppose, en îles ou escadrons de soixante-quatre maîtres, portant huit pour le front et la profondeur. Mais comme ces îles ne pouvaient déborder les turmes légionnaires à cause du fleuve, une partie se plaça en seconde ligne. De ce côté, du moins, la supériorité de sa cavalerie lui assurait la victoire.

Il ne se promit pas que ses Numides, répandus par pelotons sur son aile droite, renverseraient la cavalerie alliée, il voulait seulement la tenir en échec, et l’empêcher d’inquiéter son infanterie, jusqu’à ce que ses escadrons de la gauche, ayant emporté les cavaliers romains, eussent le temps de passer d’une aile à l’autre, et d’accourir au secours des Numides.

Son armée comptant quarante mille hommes d’infanterie, il lui en restait environ trente-deux mille au corps de bataille. Les Africains, qui formaient l’élite de ses troupes, se placèrent aux deux extrémités, et joignirent les ailes de la cavalerie. Il avait couvert et armé ces vieux compagnons de sa gloire avec les dépouilles des Romains, et les rendait par là plus formidables.

Le centre fut occupé par les Gaulois et les Espagnols. Les Gaulois, nus jusqu’à la ceinture, garantis par un simple bouclier, et se servant toujours de ces longs sabres qui ne frappaient que de taille ; les Espagnols, vêtus de tuniques blanches bordées de rouge, armés d’une excellente épée, mais sans autre arme défensive que le bouclier du gaulois. Ces deux nations étaient rangées alternativement l’une auprès de l’autre, pour suppléer, autant que possible, au défaut des armes ; de sorte que le mélange de ces troupes présentait aux Romains un aspect imposant et inaccoutumé.

Ayant ainsi disposé l’armée sur une seule ligne, et laissé l’infanterie légère à une assez grande distance de son front, Annibal ordonna aux troupes du centre, composées des Gaulois et des Espagnols, de pousser en avant, de manière à former une ligne courbe dont les extrémités vinssent appuyer à l’infanterie africaine. À mesure que les différentes sections se détachaient de la ligne, les files s’élargirent et diminuèrent de profondeur, de manière à gagner assez de terrain pour décrire cette figure convexe de quelque étendue ; et comme la manœuvre se fit loin de l’ennemi, avant que l’affaire ne fut engagée, on eut le temps de la conduire jusqu’à la perfection.

L’événement a montré quel était le but d’Annibal. Il rusait pour suppléer au nombre, et réussit, parce que les Romains n’avaient pas un général qui, comme lui, se réglât sur les dispositions de son adversaire.

Le centre de Varron se trouvait composé des légions romaines ; Annibal devait supposer, d’après les combats précédens, que ces légions chercheraient à se faire jour au travers des Carthaginois ; il pouvait même craindre, qu’aidées par le nombre, elles ne parvinssent à couper et à culbuter sa ligne. Il résolut donc de les attirer dans un piége qui leur ôtât tout moyen d’agir.

Annibal se plaça au centre de son armée ; Asdrubal prit la gauche ; Hannon, la droite. Du côté des Romains, Varron commanda la gauche ; Æmilius, la droite ; et le proconsul Servilius, le corps de bataille.

L’action commença par les troupes légères qui, de part et d’autre, s’étendaient devant le front des deux armées. On se battit sur ce point avec beaucoup d’opiniâtreté, ce qui donna le temps à la cavalerie carthaginoise de la gauche, d’enlever celle des Romains. Mais ce ne fut pas sans une résistance formidable.

Les cavaliers ne suivirent point l’usage ordinaire de charger en revenantà l’ennemi par une double conversion ; chacun resta où le premier choc l’avait placé. Plusieurs d’entre les Romains, trop pressés, mirent pied à terre, suivant leur coutume, dans l’espérance de combattre avec plus d’avantage ; manœuvre imprudente qui hâta leur défaite, comme le prévoyait Annibal, lorsqu’on vint lui rapporter cette circonstance. Il se contenta de répondre qu’il les aimait autant ainsi que si on les lui avait livrés pieds et poings liés.

On ne vit pas un combat de cavalerie, comme des peuples disciplinés s’en livrent ; mais un massacre à la manière des barbares. Les cavaliers romains, accablés par le nombre, furent contraints de reculer jusqu’à la rivière ; bien peu échappèrent à l’ennemi. Paul Émile, assez grièvement blessé, sortit, non sans peine, de la mêlée.

Il y avait déjà quelque temps que les deux ailes combattaient, lorsqu’on donna le signal aux troupes légères pour se retirer. Les Romains commencèrent à charger avec leur première ligne composée des hastaires et des princes réunis. Le centre de cette ligne rencontra presque aussitôt le convexe formé par les Gaulois et les Espagnols.

Le choc fut terrible ; et cependant cette infanterie naturellement brave le soutint pendant quelque temps, malgré l’infériorité des armes. À la fin, ne pouvant plus résister à cette masse énorme qui la pressait, elle se vit obligée de reculer en aplatissant le saillant de la courbe.

Cette attaque vigoureuse devait altérer de part et d’autre les premières dispositions. La véhémence même du choc entraîna en avant le centre des Romains ; les triaires et les vélites, pensant qu’il ne s’agissait que d’appuyer pour faciliter la victoire, s’aboutèrent à la première ligne. Les soldats se serrèrent obliquement des ailes au centre qui prit la forme d’un angle obtus ; les rangs commencèrent à se confondre.

Sur ces entrefaites, Asdrubal, ayant détruit ou mis en fuite les cavaliers légionnaires, se porta du côté des Numides qui, malgré leur petit nombre, maintenaient les alliés. L’approche d’Asdrubal mit l’épouvante parmi cette cavalerie ; elle prit honteusement la fuite, et se répandit dans la plaine. Varron, qui s’était mis à sa tête, ne songea pas à la rallier, ou ne put y parvenir. Asdrubal détacha les Numides à la poursuite de ces fuyards, et se hâta d’aller seconder l’infanterie.

Mais plus les légions des ailes se serraient vers le centre, plus ce point gagnait en impulsion. Enfin le coin, formé par la ligne romaine, ayant tant avancé que ses côtés obliques approchaient de droite et de gauche des Africains ; Annibal, qui ne voulait plus laisser perdre de terrain à ses Gaulois et à ses Espagnols, fit doubler leurs rangs par son infanterie légère. Ce renfort arrêta la marche des légions, et le centre des Carthaginois prit la forme d’une ligne concave.

Il est étonnant que les généraux romains n’aient rien soupçonné de l’inaction des Africains qui, contre leur habitude, n’avaient pris encore aucune part au combat. Annibal venait de conduire sa manœuvre avec tant d’adresse et de précision, que les circonstances montrèrent à ces vieux guerriers ce qu’ils avaient à faire.

Les légions leur présentaient le front des deux côtés, en lignes obliques ; ils se trouvèrent bientôt en état d’embrasser les deux faces par de simples demi-quarts de conversion ; et ils les exécutèrent avec une vitesse proportionnée à la distance où chaque section se trouvait des Romains.

À mesure que les Africains arrivèrent à portée, ils chargèrent l’ennemi, lançant le pilum suivant la manière du soldat légionnaire, et se mêlant ensuite l’épée à la main. Cette attaque, qu’on aurait dû prévoir, puisqu’elle se manifestait assez par les dispositions antérieures, démasqua enfin la ruse d’Annibal.

Le combat fut très désavantageux pour les Romains : serrés et attroupés, ils ne pouvaient faire usage de leurs armes. Les Africains poussant toujours ces faces obliques de la ligne, la rompirent en plusieurs endroits et la prirent de flanc. Nul effort ne fut capable de ramener l’ordre.

C’est en vain que Paul-Émile, témoin du désastre de sa cavalerie, accourut au secours des légions. Sa présence ne put rien contre des fautes qui étaient irréparables. Il perdit la vie en combattant avec courage, lui et le proconsul Servilius qui, ayant commandé au centre, s’était flatté long-temps de la victoire.

Pour achever la confusion, Asdrubal avec ses escadrons victorieux, arriva sur les derrières de l’infanterie. Elle avait fait jusque là les plus généreux efforts pour sortir de ce coupe-gorge ; il n’y eut plus alors de chance de salut. Annibal criait d’épargner les vaincus, tant le carnage était horrible. Trois mille, qui avaient percé le centre, échappèrent ; ils se dirigèrent sur Canusium. (ans 538 de Rome ; 216 avant notre ère.)

Dix mille hommes, chargés d’attaquer le camp des Carthaginois pendant le combat, ne purent réussir dans leur tentative, le général ayant eu la sage précaution de fortifier ses lignes, et d’y laisser bonne garde. À la fin de la bataille, Annibal marcha au secours de son camp, et les Romains eurent encore à regretter deux mille hommes. Le reste fut repoussé dans les camps, et fait prisonnier le lendemain, à l’exception de six cents braves qui profitèrent de l’obscurité pour se frayer un chemin au travers des ennemis.

La perte, du côté des Carthaginois, monta seulement à deux cents cavaliers, quinze cents africains, et quatre mille Gaulois ou Espagnols. Les Romains laissèrent sur le champ de bataille plus de quarante mille hommes d’infanterie, quatre mille de cavalerie ; et parmi eux le consul Æmilius Paulus, le proconsul Servilius, deux questeurs, M. Minutius qui avait été général de la cavalerie ; un grand nombre de personnages consulaires, vingt-un tribuns de légions, et quatre-vingts sénateurs qui servaient en qualité de volontaires.

D’après les suites que les batailles entraînent ordinairement, il semble que la victoire de Cannes, précédée de celles du Tésin, de la Trebbia et du Thrasymène, devait terminer la guerre ; et les historiens reprochent au général carthaginois de n’avoir pas marché directement sur Rome, afin d’abréger ses travaux.

Les officiers d’Annibal, empressés de le féliciter sur un avantage aussi glorieux, apprirent, dit-on, avec étonnement que plusieurs jours de repos allaient être accordés aux troupes ; et c’est alors que Maharbal, l’un d’eux, qui voulait emporter Rome avec sa cavalerie, et se flattait de préparer, pour son général, un souper le cinquième jour au Capitole, lui adressa ces paroles que l’on a tant répétées depuis : « Tu sais vaincre, Annibal, mais tu ne sais pas profiter de la victoire. »

Il est certain que ce souper pouvait bien tenter un chef de Numides dont tout le génie réside dans l’audace ; mais il semble que l’opinion d’Annibal devrait être de quelque poids sur une question de cette nature, et les marches rapides de ce général à travers les passages les plus difficiles de l’Italie, montrent assez qu’il ne manquait pas de l’activité nécessaire pour assurer un succès.

Et d’abord, la distance de Cannes à Rome étant de soixante-dix lieues, ce n’était pas en cinq jours qu’il pouvait s’y rendre avec son armée ; il lui en fallait neuf à dix de marches continues. Il n’aurait donc pas profité du premier moment de désordre et de consternation.

Après la bataille, les Carthaginois comptaient à peine trente-deux mille hommes d’infanterie et huit mille cavaliers. C’était une armée victorieuse, il est vrai, mais fatiguée par une action sanglante ; Rome pouvait lui opposer de suite deux légions urbaines enrôlées par les consuls au commencement de l’année, ainsi que trois légions de marine, et quinze cents conscrits que le préteur Marcellus commandait à Ostie.

Aussitôt que l’on aurait eu avis de la marche d’Annibal, le sénat eût ordonné la levée extraordinaire de dix-sept ans et au-dessus qui fournit quatre légions au dictateur Junius. L’histoire romaine prouve, par plusieurs exemples, que ces légions pouvaient être prêtes en quatre jours.

Ajoutons que le sénat fit acheter huit mille esclaves ; qu’il délivra les prisonniers pour dettes, et même ceux que l’on détenait pour des crimes ; qu’il encadra les troupes du Picenum et de la Gaule Sénonnaise ; enfin, qu’aucun des alliés n’avait encore quitté le parti des Romains, aucune des trente colonies ne refusait son secours, ce qui permettait de faire des levées extraordinaires en Italie, et allait obliger tous ses habitans de concourir à la défense de la capitale. Là encore se trouvaient des hommes tels que Fabius, Marcellus, Gracchus, dont l’influence sur l’esprit public était immense, et qui ne seraient pas restés oisifs derrière les remparts de la patrie. Le refus que fit le sénat de racheter les prisonniers, prouve bien qu’il connaissait toutes ses ressources.

Quelle eût été cependant la situation d’Annibal ? Obligé de commencer un siége, il fallait d’abord tirer de ses trente-deux mille hommes d’infanterie de quoi former un corps d’observation, afin de ne pas se laisser bloquer lui-même. Il ne pouvait se dispenser non plus de laisser des garnisons dans les villes où étaient ses dépôts et ses magasins, à moins de s’exposer à la famine ; c’était d’ailleurs le seul moyen d’assurer une retraite à tout événement, et cette retraite demandait encore du monde pour garder les postes et les passages.

Annibal apprécia mieux sa position, le grand caractère des Romains, et le fruit qu’il pouvait tirer de sa victoire. Au lieu de s’exposer à tout perdre par une opération dont le brillant ne cachait pas à ses yeux l’imprudence, il s’occupa de se faire des alliés.

L’histoire ne parle pas de ses négociations ; mais elle nomme parmi les peuples qui s’unirent à lui, presque tous ceux qui habitaient la Grande-Grèce, le Samnium et la Campanie. Ces alliances lui fournirent les moyens de se soutenir près de quatorze années en Italie, et il n’eût pu obtenir davantage en marchant sur Rome, alors même qu’une simple démonstration aurait suffit, comme tant d’écrivains le pensent, pour fixer les irrésolutions de plusieurs villes, et les rattacher à sa fortune.

Mais conçoit-on l’ineptie des Carthaginois de ne pas lui avoir expédié, de suite, tout ce qu’ils avaient de disponible en troupes et en argent ! La destinée du peuple Romain semble avoir tenu à l’exécution plus ou moins prompte des ordres du sénat de Carthage.

Sur la demande d’Annibal, ce sénat avait consenti à augmenter l’armée d’Italie ; la jalousie sotte et basse de quelques-uns de ses concitoyens parvint à retarder les secours qui étaient accordés. Ainsi, par la faute de Carthage, l’action mémorable de Cannes ne fut plus qu’une boucherie dont Rome savait bien qu’elle tirerait un jour vengeance.

Le génie d’Annibal dut entrevoir le désastre de sa patrie, lorsqu’il ressentit l’effet de ces lenteurs ; car il en devina les motifs ; et Rome, non moins éclairée, conçut les plus grandes espérances en jugeant que son redoutable adversaire se trouvait abandonné par ses maladroits compatriotes.

Sous le rapport de l’art, observons que la bataille de Cannes est le premier fait d’armes qui puisse nous faire juger des talens d’Annibal comme manœuvrier, et qu’il nous y donne une leçon de haute tactique.

Jusqu’à présent, nous avons vu des embuscades savamment préparées ; une cavalerie victorieuse sur une aile, tourner l’ennemi et venir l’attaquer par derrière ; mais ici, de deux corps de cavalerie qui flanquent la ligne d’Annibal, celui dont la supériorité est manifeste ne semble combattre son adversaire que pour délivrer le plus faible qui l’attend sur une sage défensive ; et c’est seulement lorsque les deux efforts réunis auront réussi à dissiper cet autre obstacle, que l’on doit songer à seconder l’infanterie. On ne peut se lasser d’admirer la belle manœuvre du centre qui, par sa disposition primitive, oblige l’ennemi à l’attaquer, et l’entraîne insensiblement à sa ruine, quand il croit marcher à une victoire assurée.

On ignora pendant quelques jours le sort de Varron. Enfin il se montra seul d’abord, ensuite à la tête d’un corps de troupes ralliées, et il fut remercié par le sénat d’avoir eu le courage de paraître et de prouver qu’il ne désespérait pas de la république. Terrible nécessité des circonstances, elle force de donner des éloges à un tel homme !

Mais Varron était plébéien, et sa haine contre les autres classes de l’État, l’avait rendu l’idole du peuple. La profondeur et la sagesse du sénat ne sont donc pas moins admirables dans cette conduite, que sa magnanimité. Par sa réunion avec le consul, les patriciens et les plébéiens n’eurent plus qu’un même esprit, et Rome entière conspira au rétablissement des affaires, avec la chaleur d’une faction.

Ce rapprochement devenait bien nécessaire ; car l’espoir renaissait à peine, que l’on apprit que L. Posthumius, chargé, avec deux légions romaines et deux alliées, de maintenir les Gaulois-Cisalpins, avait péri, lui et ses troupes, au milieu d’une embuscade dressée dans la forêt de Litane, à l’extrémité septentrionale de l’Italie.

Annibal, n’ayant plus d’ennemi à redouter depuis sa dernière victoire, divisa ses forces afin d’engager les différens peuples de l’Italie à déserter la cause des Romains. Il envoya Magon, son frère, à la tête d’un corps d’armée, vers la partie orientale ; quant à lui, il dirigea sa marche par le Samnium, et se présenta devant Naples, dans l’espoir de s’emparer de cette ville maritime qui lui eût offert un excellent port pour ses vaisseaux d’Afrique. Mais les Romains avaient eu le temps d’y faire passer, par mer, quelques troupes et un gouverneur.

Trompé dans son espoir, Annibal se jeta brusquement sur Nole. Ce fut alors que Marcellus, qui n’ignorait pas les intelligences du général carthaginois avec plusieurs habitans de la ville, résolut de tenter la fortune des armes, afin de prévenir la sédition. Toutefois, comme il n’était pas prudent de hasarder en rase campagne une armée de vingt-cinq mille hommes, composée de nouvelles levées, ou de soldats encore épouvantés de leur défaite, Marcellus voulut remplacer par la ruse la force qui lui manquait.

Il était probable qu’Annibal lui présenterait la bataille le lendemain, afin d’attirer l’armée romaine hors des remparts, et donner la facilité aux habitans de prendre les armes et de fermer les portes. C’est d’après cette idée que Marcellus combina son plan. Il rangea son armée en dedans des murailles de la ville, et prit soin d’en écarter les Nolains.

Ne voyant pas sortir l’armée romaine, et n’apercevant personne sur les murs, Annibal dut croire que ses partisans venaient de prendre les armes, et que les Romains étaient occupés à réprimer la sédition ; ou bien que Marcellus avait découvert ses intelligences, et craignait de s’exposer en sortant de la ville. Dans l’un et l’autre cas, il était de son intérêt de ne point différer l’attaque, afin de soutenir l’entreprise de ses partisans, ou de faire en leur faveur une diversion puissante.

L’armée de Marcellus était composée du cadre de quatre légions de Cannes, de deux légions de marine, et d’environ dix-huit cents chevaux. Il retint avec lui derrière la porte par laquelle devait se diriger Annibal, les légions de Cannes et six cents chevaux de cavalerie romaine ; les deux légions de marine, l’infanterie légère, et douze cents chevaux de cavalerie alliée, furent placés derrière les portes les plus voisines, à droite et à gauche, sous les ordres de Valerius et d’Aurelius. Toutes ces troupes devaient sortir à un signal convenu.

Annibal se mit en marche avec vingt-quatre mille hommes d’infanterie et cinq mille hommes de cavalerie. L’armée carthaginoise était arrivée à peu de distance de la ville, la tête de la colonne un peu en désordre, à cause de l’embarras des machines de guerre, Marcellus fit ouvrir les portes.

Malgré l’étonnement que produisit l’attaque vigoureuse et imprévue des Romains, Annibal était trop habile, et ses vétérans se montraient trop bien exercés pour ne pas chercher à se mettre en bataille. Déjà une partie de l’armée commençait à étendre sa ligne, lorsque Valerius et Aurelius parurent sur les flancs. Les Carthaginois furent enfoncés, et leur déroute devint complète.

Marcellus est le premier romain qui sut prendre Annibal par ses propres ruses. Il soutint contre le général carthaginois plusieurs batailles dans lesquelles il eut souvent l’avantage ; et, s’il éprouvait quelque échec, il le réparait aussitôt. « Cet homme, disait Annibal, ne peut supporter ni la bonne, ni la mauvaise fortune ; vaincu, il présente de nouveau le combat ; et vainqueur, il poursuit un succès avec acharnement. »

Envoyé en Sicile, après la mort du roi Hiéron, pour empêcher l’alliance que son petit-fils voulait contracter avec les Carthaginois, Marcellus ne fut pas long-temps à comprendre que l’empire de la Sicile était réservé à la puissance qui se rendrait maîtresse de Syracuse ; et, quelques difficultés que pût offrir le siége d’une ville aussi forte, il l’investit et parvint à la serrer avec vigueur.

Ce fut à ce siége que l’on vit le combat mémorable d’un géomètre, qui ne se défendait que par le secours de la science ; et d’un militaire employant contre lui tout ce que la valeur, secondée par la connaissance de la guerre, peuvent offrir de plus énergique. La ville fut surprise pendant la célébration d’une fête. Cet exploit fit le plus grand honneur à Marcellus.

On ne conçoit pas que ce romain, doué de grands talens militaires, et qui passait pour unir la prudence au courage, se soit laissé attirer dans une embuscade grossière où il périt honteusement sans être reconnu.

Marcellus se défendit en soldat ; et Annibal le louant sous ce rapport, le blâma comme général. Il lui fit des obsèques magnifiques ; ses cendres furent envoyées à son fils dans une urne d’or. Cette conduite généreuse se retrouve souvent chez Annibal, et contraste singulièrement avec la réputation de cruauté dont les historiens latins n’ont pas craint de souiller la mémoire de ce grand homme. Marcellus avait mérité d’être surnommé l’épée de Rome ; comme on disait de Fabius qu’il en était le bouclier.

Capoue, seconde ville de l’Italie pour la grandeur et l’opulence, ayant trahi Rome, Annibal y établit ses quartiers d’hiver, et ce séjour, dit-on, devint funeste à son armée.

Mais si la fortune cessa de favoriser Annibal, ce ne fut pas, quoi qu’en dise Tite-Live, parce que les délices de Capoue avaient amolli ses soldats et altéré la discipline, puisqu’il se maintint encore en Italie treize à quatorze ans, qu’il prit des villes et remporta des victoires ; que s’il éprouva des revers, ses troupes, toujours fidèles à ses ordres, s’exposèrent sans murmurer à de nouvelles fatigues, et Polybe fait observer que telle critique que fût sa position, il n’y eut jamais de défection dans ses rangs. La vraie cause du peu de progrès d’Annibal pendant les campagnes suivantes, est toute entière dans le choix des bons généraux que l’on put enfin lui opposer.

La ruine de Sagonte et les succès des Carthaginois du côté de l’Italie, n’avaient point empêché les Romains de se maintenir en Espagne. Les deux Scipion Publius et Cnæus, se trouvaient à la tête de forces respectables ; ces généraux jouissaient de la plus haute réputation, et la méritaient.

Asdrubal ayant reçu l’ordre de conduire son armée en Italie, était en pleine marche pour s’y rendre. Les deux frères sentirent la nécessité d’empêcher une jonction qui allait devenir funeste à la république ; ils résolurent de tout tenter pour forcer Asdrubal à retourner sur ses pas.

Le Carthaginois, qui aurait dû deviner que le dessein des proconsuls était de l’attirer vers eux, commit la faute énorme de se laisser détourner de son but, et accepta la bataille. Ses troupes essuyèrent un tel désastre, qu’Asdrubal ne pouvait plus songer à retourner en Italie. La nouvelle d’une pareille victoire, décisive dans les circonstances, fut la première consolation que reçurent les Romains après les revers sanglans qu’ils avaient éprouvés.

Cette bataille, livrée près de Tortose, ne diffère, pour les dispositions tactiques, de celle de Cannes, qu’en ce que Asdrubal ne jeta pas en avant le centre de son armée ; mais dans l’une comme dans l’autre, la meilleure infanterie carthaginoise fut placée aux ailes, le centre plia, et celui des Romains se porta en avant.

Pour remédier au désordre qu’un angle saillant produit dans une ligne pleine, les Scipion conservèrent aux légions la mobilité de l’ordonnance par manipules, et isolèrent ces petits corps de manière à ce que le mouvement qu’une partie de la ligne pouvait faire, n’eût aucune influence sur le reste. Ainsi les princes ne vinrent pas s’enchâsser dans les hastaires ; mais une partie de l’infanterie légère occupa les intervalles de la première ligne, afin d’empêcher l’ennemi d’y jeter des pelotons.

Ce succès ramena ceux que l’éloquence et la vertu des Scipion ne pouvaient persuader. Un corps considérable de Celtibères se joignit à eux. De leur côté, les Carthaginois venaient de recevoir un renfort de cavalerie Numide, commandé par un jeune prince africain de la plus haute espérance. C’était Massinissa, dont l’activité impétueuse ne laissait aucun repos aux Romains.

Les Carthaginois comptaient alors trois armées, commandées par trois généraux différens. Les deux Scipion ayant réuni leurs forces, se voyaient maîtres d’attaquer l’ennemi le plus proche ; leur supériorité répondait de la victoire. Toutefois, ils craignirent que les deux autres généraux ne parvinssent à se retirer dans des lieux de difficile accès, et qu’on ne prolongeât la guerre ; ils conçurent d’autres dispositions, et prirent le parti, toujours dangereux, de partager leurs forces, voulant combattre presque en même temps les trois chefs carthaginois.

Cnæus avait les Celtibères avec lui. Asdrubal, frère d’Annibal, qui connaissait ces peuples, les fit sonder, et paya leur neutralité si cher, qu’ils ne balancèrent pas à l’accepter. Leur défection décida du sort de la campagne. Cnæus, hors d’état de tenir devant un ennemi qu’il allait attaquer, fut contraint de demeurer sur la défensive, d’éviter les plaines, et d’employer toutes les ressources que fournit la science de la guerre, pour essayer de rejoindre son frère Publius.

Ce proconsul, resserré dans son camp par Magon et Asdrubal, fils de Giscon, n’était pas dans une situation beaucoup plus avantageuse. Si quelque détachement osait sortir pour se procurer des vivres et du fourrage, Massinissa le contraignait bientôt d’y rentrer. Publius eut avis qu’un corps de huit mille Espagnols allait joindre les carthaginois ; la supériorité que ce secours leur eût donnée, l’engagea de tenter un parti extrême.

Il pourvoit à la sûreté de son camp, marche pendant toute la nuit, et rencontre l’ennemi sur lequel il obtient d’abord un avantage ; mais ce mouvement ne peut échapper aux généraux carthaginois qui chargent brusquement le proconsul et l’enveloppent. Publius, dans cette circonstance périlleuse, faisait tout ce qu’on doit attendre d’un général qui unit la bravoure à l’expérience des batailles, lorsqu’il reçut un coup mortel. Ses troupes, n’étant plus soutenues par sa présence, perdirent courage, et furent poursuivies jusqu’à la nuit.

Publius défait et tué, les généraux carthaginois marchèrent, sans perdre un instant, contre Cnæus qui ne connaissait pas encore les malheurs de son frère, et ne pouvait concevoir comment il laissait aux ennemis la liberté de se réunir contre lui. Cnæus se conduisit avec tant d’habileté, qu’il tint un mois entier devant ses adversaires ; mais obligé de combattre le jour, de décamper la nuit, et de s’arrêter aux postes que le hasard lui offrait, sans pouvoir les choisir ou les reconnaître ; il fut enfin investi sur une éminence où il n’eut pas le temps de se retrancher. Les Carthaginois dispersèrent son armée, et lui-même fut tué dans l’action.

Les débris épars, de ces armées, naguères si formidables, erraient sans but et sans chef. Heureusement la sagesse des Scipion leur avait formé, dans un jeune chevalier nommé L. Marcius, un général capable de les ranimer. Il rassembla les fuyards, et fut assez heureux pour gagner le camp de Publius à la tête d’un corps assez considérable.

Ayant appris que Magon et Asdrubal, fils de Giscon, voulaient exterminer ce qui restait de Romains en Espagne, il résolut de combattre le dernier qui s’avançait vers lui, croyant le surprendre ; et fit part de sa résolution à ses soldats. Des cris de désespoir sur la mort des Scipion, furent d’abord la seule réponse qu’il put en obtenir.

Marcius exhorta ses troupes à venger leurs frères, et non à verser pour eux des larmes stériles. Il fit si bien, que les Carthaginois, qui avaient compté vaincre en se présentant, éprouvèrent un échec et se retirèrent.

Quelque temps après, Marcius fut informé, par ses espions, que les deux généraux faisaient observer peu de discipline dans leur camp. Ils avaient une si grande assurance, que les officiers de garde se contentaient d’envoyer leurs armes à leurs postes sans s’y rendre. Marcius proposa à son armée un de ces desseins que leur hardiesse même fait goûter avec empressement à des esprits dont on a gagné la confiance.

Il attaqua les retranchemens de l’ennemi, les força, et défit les deux armées qui perdirent trente-sept mille hommes. L’action dura deux jours et deux nuits. Par cette victoire, ses troupes reprirent la considération dont les Carthaginois jouissaient en Espagne.

Rome cependant, brûlait du désir de venger, sur Capoue, plusieurs de ses citoyens égorgés ; le mépris de cette ville pour son alliance ; et peut-être plus encore l’influence qu’une pareille défection allait exercer sur l’Italie. Les consuls de l’année précédente reçurent l’autorité de proconsul et l’ordre de presser vivement la place.

Malgré la rigueur du blocus, un Numide trouva le moyen de passer avec une lettre pour Annibal. Ce général était alors devant Tarente, et s’occupait du siége de la citadelle dont la possession pouvait lui devenir d’une grande utilité. La triste situation de Capoue désolé par la famine, et le tort immense que la chute de cette ville pouvait lui faire dans l’esprit des peuples de l’Italie, l’emporta sur toute autre considération.

Ayant laissé le gros bagage en Apulie, il choisit, dans son infanterie et dans sa cavalerie, les hommes les plus propres à une marche forcée. Trente-trois éléphans le suivirent à quelque distance ; car un nommé Bomilcar fut assez heureux pour débarquer à Locres dans l’Abbruzze, quatre mille Africains avec quarante éléphans, et ce fut l’unique secours qu’Annibal reçut de sa patrie.

Il prévint les habitans de Capoue de son arrivée, et leur indiqua les moyens de combiner une sortie avec l’attaque qu’il projetait. Mais toutes ses tentatives échouèrent devant la prudence des proconsuls. C’est alors que ce grand homme forma sur Rome cette diversion célèbre qui devait faire trembler encore la future reine du monde.

De crainte que les Capouans, épouvantés de son départ, ne songeassent à se rendre, le général carthaginois envoya un espion dans la ville pour expliquer son dessein. Ses troupes prirent des vivres pour dix jours, et traversèrent le Volturne dans une seule nuit, au moyen de bateaux qu’on rassembla au-dessus de Cajazzo.

Averti, par quelques déserteurs, de la marche d’Annibal, Fulvius écrivit, sur-le-champ, au sénat. Cette nouvelle y causa un trouble extrême. Les uns voulaient que toute l’armée de siége marchât au secours de Rome ; les autres, plus éclairés, soupçonnaient que ce mouvement pouvait bien avoir pour but de dégager Capoue. Un sénateur ayant proposé de faire connaître aux proconsuls les forces qui se trouvaient à Rome, et de les laisser maîtres d’agir comme ils le jugeraient le plus convenable pour le salut de la patrie, chacun adopta son avis ; décision qui marque une grande sagesse de la part des sénateurs. Chose admirable, on ne retarda pas même le départ des recrues destinées pour l’Espagne.

Les proconsuls se montrèrent non moins habiles dans le plan qu’ils suivirent d’après cette communication. Appius venait d’être blessé dangereusement sous les murs de Capoue ; Fulvius, qui seul pouvait marcher, choisit quinze mille hommes de pied et mille chevaux, passa le Volturne, et s’avança vers Rome par la Voie Appienne, sachant que l’ennemi suivait la Voie Latine.

Annibal ne pressait pas sa marche. Il voulait laisser aux proconsuls le temps de détacher du siége une partie de leurs forces ; cependant le bruit se répandit qu’il était déjà sous les murs de la capitale ; et comme on n’avait point encore de nouvelles de l’armée, l’apparition de ce terrible ennemi, annoncée tout-à-coup parmi les citoyens qui l’ignoraient encore, remplit la ville de terreur et de désolation.

Enfin on apprit que Fulvius approchait. Annibal campa dans les Champs Pupiniens, à huit milles de Rome (un peu moins de trois lieues), et ce jour là même, Fulvius entra dans la ville, la traversa et s’établit hors des murs, entre la porte Esquiline et la porte Colline. Les consuls se réunirent à Fulvius, dont l’autorité venait d’être augmentée.

Le lendemain Annibal, quittant son camp, vint sur les bords de l’Anio. Il prit ensuite un corps de deux mille chevaux, s’avança jusqu’au temple d’Hercule, à la porte Colline, pour reconnaître la place. Fulvius fit charger les Carthaginois ; mais Annibal avait achevé sa reconnaissance ; il se retira.

Bientôt il présenta la bataille que les consuls ne refusèrent point ; mais comme il s’éleva dans ce moment un si violent orage que le soldat pouvait à peine tenir ses armes, chacun rentra dans son camp.

Tite-Live, qui met du merveilleux partout où il le peut, dit que la même chose arriva le jour suivant, ce qui fit penser au général carthaginois que les Dieux s’opposaient à son dessein. Mais le champ de bataille était sous les murs de la ville, coupé de maisons, de jardins, de fossés ; Annibal, inférieur en infanterie, vit, à son grand regret, qu’il était dangereux pour lui d’engager le combat. Telle est la vraie cause de sa retraite que les historiens regardent comme un miracle. On ne doit pas perdre de vue d’ailleurs, qu’Annibal n’était point venu dans le seul espoir de livrer bataille, ou d’escalader des murailles.

Ce général attendait, non sans une vive impatience, des nouvelles de Capoue, quand il apprit, avec étonnement, qu’il avait en tête une armée considérable, bien que Fulvius n’eût mené avec lui qu’un faible détachement.

Jamais la fortune de Rome ne se manifesta mieux qu’en cette occasion qui pouvait devenir si décisive. Au moment où Annibal parut, les consuls formaient et exerçaient leurs troupes composées des milices urbaines, et des volones (esclaves enrôlés après la bataille de Cannes), qui avaient quitté leurs drapeaux, et que l’on rappelait. Il se trouvait plus de quarante mille hommes dans les murs de la ville.

Cette garnison, déjà suffisante par elle-même, décida les proconsuls à ne pas quitter le siége de Capoue ; et ils pensèrent qu’un corps d’élite qui n’arrivait pas au quart de leur armée, pouvait être détaché sans danger, et suffisait pour donner de la contenance aux troupes un peu désorganisées des consuls. Il résulta de ces combinaisons qu’Annibal, ayant soixante mille hommes en tête, ne put rien entreprendre contre Rome ; et que l’armée de Capoue, qui montait encore à plus de cinquante mille combattans, demeurait assez forte pour défendre ses lignes.

Les consuls allaient sans doute suivre Annibal, et la grande activité de Fulvius lui faisait craindre de se trouver enfermé entre deux armées, s’il retournait au siége de Capoue. Ne pouvant plus rien pour empêcher la chute de cette place, il leva son camp, fit un grand détour par le Samnium et la Lucanie, et de là, rabattit, au fond du Brutium, sur Reggio, qu’il fut sur le point de surprendre. Les consuls passèrent en Apulie, et Fulvius rejoignit son collègue.

La perte de Capoue ayant obligé Annibal d’abandonner la Campanie où il n’avait plus aucun point d’appui ; les Romains s’en emparèrent. La position de cette province leur permettait de menacer en même temps le Brutium et la Lucanie ; ce qui mettait Annibal dans la nécessité de concentrer ses forces, et d’abandonner un grand nombre de postes qui se trouvaient trop dispersés sur le front de sa ligne d’opérations, pour qu’il put les protéger tous.

Alors la guerre changea d’objet ; et les Romains prirent l’offensive. Il fallut songer à se défendre, après avoir attaqué si long-temps. De là ces marches et ces contremarches continuelles qu’Annibal fit dans les campagnes suivantes.

Les Romains, établis dans la Campanie comme dans le lieu le plus central de l’Italie inférieure, le prévinrent sur tous les points où il voulut se porter, et le chassèrent des postes qu’il avait occupés ayant eux. Cependant Annibal déconcerta souvent l’ennemi par ses marches savantes, et fut presque toujours vainqueur lorsqu’il commandait en personne. Mais ses lieutenans se laissaient battre en détail, et l’armée carthaginoise s’affaiblissait plus par ces actions particulières, que les Romains ne le firent dans les batailles rangées.

Si Capoue assurait les subsistances à l’armée d’Annibal, Tarente lui ouvrait des communications faciles avec la Grèce, et surtout avec la Macédoine dont le roi était devenu l’allié des Carthaginois. Les Romains qui avaient toujours conservé la citadelle, s’en servirent pour se ménager des intelligences dans la ville ; la perte de Tarente entraîna celle des autres places du littoral.

Le général carthaginois, n’ayant plus d’appui dans cette partie de l’Italie, fut contraint de revenir en Apulie, et d’y chercher des positions fortes sur les montagnes des Apennins. L’Apulie était d’ailleurs épuisée ; elle ne pouvait plus fournir ni vivres ni recrues ; Annibal s’aperçut bientôt qu’il s’y maintiendrait avec peine, s’il ne recevait de Carthage des secours en hommes et en argent. C’est ce qui l’engagea d’appeler à lui son frère Asdrubal qui commandait en Espagne.

Le théâtre le plus brillant de la guerre allait passer dans ce pays ; car l’on s’était occupé de l’Espagne à Rome, aussitôt qu’Annibal avait laissé respirer l’Italie.

Les deux Scipion laissaient des regrets universels. Aucun sénateur n’osant briguer l’honneur périlleux de succéder à leur dignité, le jeune Publius, fils de l’un d’eux, animé du désir de venger son père et son oncle, s’offrit à l’âge de vingt-quatre ans, et réunit les suffrages.

Ce proconsul fit ses préparatifs pendant l’hiver, et ouvrit la campagne par le siége de Carthagène. Il conduisit cette opération avec tant de secret, et les dispositions en furent si bien prises, que l’on s’empara de la ville avant que les Carthaginois eussent pu la secourir.

Ils avaient alors trois généraux qui commandaient chacun un corps de troupes. L’avis des principaux officiers romains était de se jeter sur le plus voisin, et de marcher ensuite contre les autres. Mais Scipion, qui avait des vues plus sûres et mieux concertées, représenta qu’en attaquant un des généraux, les autres le rejoindraient infailliblement, et qu’au lieu de les forcer à se réunir, il fallait profiter de leur éloignement. Scipion s’assura exactement de la distance qui les séparait.

Il n’avait que vingt-cinq mille hommes d’infanterie et deux mille de cavalerie. Les Carthaginois étaient plus forts de moitié ; en sorte que, sans donner de batailles, ils pouvaient suivre l’armée romaine, et renfermer dans ses propres lignes. L’exemple de son père et de son oncle prouvait assez en faveur de ce raisonnement.

Depuis son arrivée en Espagne, Scipion s’informait sans cesse de la situation et des forces de la garnison de Carthagène, que les anciens appelaient Carthage-la-Neuve ; mais il faisait ses recherches d’une manière si indifférente en apparence, que chacun les prenait pour l’effet d’une curiosité naturelle qui porte à connaître les villes principales d’une province.

Carthagène, l’arsenal et le magasin général des Carthaginois, était la ville la plus importante de l’Espagne, parce qu’elle seule possédait un port capable de contenir une flotte. Sa position avantageuse lui permettait de recevoir les soldats qui venaient d’Afrique, et d’y embarquer ceux qui voulaient y aller. Les armes, les provisions, les trésors, tout y avait été enfermé comme dans un asile inviolable.

Malgré l’importance de cette place, les ennemis, aveuglés par un esprit de sécurité toujours si téméraire, avaient eu l’imprudence de n’y laisser qu’une faible garnison. On y comptait au plus mille hommes de troupes. Le jeune proconsul, bien instruit de cette faute, résolut d’en profiter.

Son camp n’était qu’à peu de jours de la ville, et pour y arriver, il devait passer l’Èbre. Scipion laissa un de ses lieutenans sur les bords du fleuve, et se porta en avant avec son armée qui ne connaissait rien de ses projets. L’incertitude cessa enfin, lorsqu’après sept jours de marche, on se trouva sous les murs de Carthagène. Scipion avait pris ses mesures si exactement, que, dans le moment où il arriva, Lælius bloquait le port avec la flotte romaine. Ainsi, lorsque les habitans se croyaient dans une sécurité parfaite, ils étaient investis par terre et par mer.

Il fallait emporter promptement Carthagène. Scipion remarqua qu’une partie de la ville était défendue par une espèce de lac, guéable à la marée basse. Il posta cinq cents hommes sur le bord, et ordonna de commencer l’attaque par un autre côté, au moment où il savait que devait commencer le reflux. Les ennemis y portèrent toutes leurs forces. Les cinq cents hommes, conduits par Scipion, passèrent le marais, trouvèrent la muraille dégarnie, et escaladèrent la place. Les avantages que Rome retira de la prise de Carthagène furent immenses.

Scipion avait assuré sa conquête en gagnant, pendant l’hiver qu’il avait passé à Tarragone, tous les esprits des peuples voisins. Édescon, célèbre capitaine espagnol, fut le premier qui eut la hardiesse de quitter les Carthaginois. La conduite de cet homme, si estimé, devint un exemple décisif pour la plupart des autres chefs de sa nation ; Mandonius et Indebilis, deux des plus puissans, ne tardèrent pas à prendre le parti des Romains.

Le proconsul, que cette alliance mettait en état d’entrer en campagne avec avantage, commença ses opérations par marcher au-devant d’Asdrubal, frère d’Annibal, qui voyait avec inquiétude la défection universelle de l’Espagne, et voulait tenter de rétablir par quelque action d’éclat, la fidélité chancelante du petit nombre d’alliés qui lui restait.

Le jeune Publius, pour qui la continuation du succès devenait également nécessaire, afin de conserver dans son parti un peuple dont il connaissait l’inconstance, cherchait l’armée carthaginoise avec la même ardeur qu’Asdrubal en apportait à rencontrer l’armée romaine. Les deux généraux se joignirent bientôt à Bæcula, sur le territoire de Castuton.

Asdrubal établit son camp dans un lieu avantageux. Il était à la gauche du Guadalquivir, ayant cette rivière à dos, et devant lui se trouvait une plaine entourée de collines sur lesquelles il plaça des postes. Scipion arriva en vue de son camp, et s’aperçut qu’Asdrubal, tranquille sur sa position, ne faisait aucun mouvement à son approche.

La conduite du Carthaginois jeta Scipion dans un grand embarras. Il n’avait pas douté qu’Asdrubal ne fût le premier à lui présenter la bataille ; et, s’il y avait du danger à l’attaquer actuellement, Publius n’en voyait pas moins à rester dans l’inaction ; car l’ennemi allait être joint par Magon et par Asdrubal, fils de Giscon, et les Romains pouvaient se trouver pris entre trois armées. Dans cette extrémité, Scipion résolut de donner quelque chose au sort de la guerre et à la valeur de ses troupes ; il tenta de forcer le camp.

Après avoir encouragé son armée, il envoya quelques vélites insulter les postes de l’ennemi. Le but de cette première attaque était d’attirer son attention de ce côté ; Lælius, pendant ce temps, avait ordre de tourner les collines avec un corps considérable.

Le général carthaginois demeura quelque temps spectateur tranquille du combat qui se donnait entre les armés à la légère et ses postes avancés ; mais voyant que Scipion les suivait et venait à lui, il voulut aussi se mettre en bataille. Scipion, qui avait prévu son étonnement, le chargea si brusquement de front et de flanc, tandis que Lælius le prenait en queue, que cette manœuvre produisit moins un combat qu’une déroute.

Asdrubal se retira sur les bords du Tage qu’il passa avec ce qui put le suivre. Il s’était habilement ménagé cette retraite, prenant la précaution, avant la bataille, d’envoyer au-delà du fleuve ses éléphans, le trésor de l’armée, et ses objets les plus précieux.

Les collègues d’Asdrubal ayant eu avis de cette défaite, il fut décidé entre eux que ce général compléterait son armée par des recrues espagnoles, et entrerait de suite en Italie où Annibal se soutenait par la seule force de son génie ; que Magon remettrait ses troupes à l’autre Asdrubal, et se rendrait dans les îles Baléares pour y acheter des auxiliaires ; que cet Asdrubal, fils de Giscon, passerait en Lusitanie avec son armée, évitant soigneusement toute bataille contre Scipion ; enfin que Massinissa, avec trois mille chevaux d’élite, resterait dans l’Espagne Citérieure, pour y observer et inquiéter les Romains. Toutes ces mesures furent exécutées sans délai.

Une puissante armée se réunit, et Asdrubal traversa les Alpes douze années après son frère ; mais il ne rencontra plus les obstacles qui rendirent si pénibles l’entreprise d’Annibal. Les Allobroges et les Centrones avaient beaucoup souffert dans leurs diverses tentatives, et plutôt que de s’exposer à de nouvelles défaites, ils préférèrent grossir l’armée qui envahissait l’Italie, trouvant là l’occasion de satisfaire leur humeur guerrière, et leur goût pour le pillage.

Les travaux d’Annibal pour faciliter le passage de ses troupes ; le chemin surtout qu’il construisit, afin de réparer l’éboulement qui arrêta tout-à-coup sa tête de colonne à la descente des montagnes, ne contribuèrent pas peu à la rapidité de la marche d’Asdrubal. Cet espace d’environ mille pieds romains, se trouve sur la rive droite du torrent de la Tuile, entre deux ponts dont le premier est à dix minutes au-dessous du village de la Tuile, et le second au-dessous du village de la Barma.

Ce fut là aussi que de Saussure, en 1792, retrouvait des amas de vieille neige conservés depuis l’hiver, comme ils s’y voyaient du temps de Polybe. Ces amas de neige, accumulés par les mêmes avalanches, devaient être plus considérables à cette première époque, et couvrir tellement le lit du torrent, que les Carthaginois s’imaginassent pouvoir passer dessus. La neige, fraîche tombée tout récemment, contribuait aussi à cacher le péril.

Ces renseigmens si positifs ; cette désignation des rochers blancs qui sont très rares dans les Alpes, et dont on ne trouve même aucun vestige sur les autres routes tracées au général carthaginois ; cette marche de quatorze cents stades le long du Rhône, comptée depuis le lieu du passage de ce fleuve, jusqu’à la montée vers les Alpes ; ou de huit cents stades depuis l’embouchure de l’Isère dans le Rhône, à partir du moment ou Annibal toucha l’île des Allobroges ; tant d’autres circonstances, décrites si minutieusement et si exactement par Polybe, n’auraient laissé aucun doute sur la véritable route que suivirent les deux généraux carthaginois, si depuis l’ouverture du chemin de la Grotte, c’est-à-dire depuis plus de cent soixante années, la petite ville d’Yenne, l’ancienne Etanna des Romains, n’avait cessé d’être fréquentée par les voyageurs, et qu’ainsi on n’eut laissé tomber dans l’oubli le chemin qui partait de là pour traverser les montagnes ; car il était le plus ancien de l’Allobrogie.

Cette route se trouve indiquée d’une manière positive par Simler, écrivain du xvie. siècle, dans son livre intitulé : Vallesiæ descriptio ; et de Alpibus commentarium. Il est vrai que les nombreux ouvrages de Simler, philosophe théologien, qui traite aussi quelques parties de l’histoire et de la géographie, sont en général peu connus.

On doit regretter qu’un militaire aussi judicieux que le général Vaudoncourt se soit laissé égarer dans cette recherche par Tite-Live, et peut-être plus encore par l’opinion si tranchée de Folard. L’Histoire des campagnes d’Annibal en Italie n’en restera pas moins comme une des productions les plus remarquables de notre siècle. Combien ont fait leur profit de cet ouvrage admirable, et l’ont critiqué ou fait critiquer ensuite indirectement, sans même oser le citer. Pour nous, nous lui devons beaucoup ; et si nous nous écartons quelquefois des opinions du général Vaudoncourt, c’est que nous n’avons jamais hésité un seul instant entre Tite-Live et Polybe.

Annibal commit une erreur bien funeste. Se rappelant les retards que lui avait coûté son expédition, il ne se hâta pas d’aller à la rencontre de son frère. Cependant Asdrubal était arrivé facilement de l’autre côté des monts avec quarante-huit mille hommes d’infanterie, huit mille cavaliers, et quinze éléphans.

Cette armée florissante, jointe à celle qui depuis si long-temps se soutenait glorieusement en Italie, eut sans doute produit de grands changemens ; Rome allait peut-être éprouver un coup plus terrible que tous ceux qui jusqu’alors n’avaient ébranlé qu’un instant les bases de sa puissance ; lorsque Asdrubal, poussé par une fatalité qui tient de l’aveuglement, négligea tout-à-coup les grands intérêts qui devaient le rapprocher si promptement de son frère, pour s’arrêter au siége d’une ville. Le temps qu’il perdit devant Plaisance, est une des causes les plus efficaces du salut de la république.

Quand, plus tard, Asdrubal s’avança vers le midi de l’Italie, Rome se trouvait en mesure de le combattre ; enfin, un heureux hasard ayant fait tomber entre les mains des consuls les dépêches qu’il adressait à son frère, pour lui faire connaître sa marche, Claudius Néro, l’un d’eux, conçut un dessein vraiment inspiré par le génie militaire, et ruina sans retour les affaires des Carthaginois.

Claudius instruisit le sénat de ce projet ; et comme Asdrubal invitait son frère à venir le joindre dans l’Ombrie, Claudius conseilla aux sénateurs d’appeler à Rome la légion de Capoue, et de diriger sur Narni les deux légions urbaines. De son côté, le consul envoya des courriers chez tous les peuples qu’il se proposait de traverser, afin qu’on préparât des vivres, des chariots, des chevaux, et tous les moyens nécessaires pour faciliter le transport de ses troupes.

Ces dispositions étant prises, Claudius Néron choisit un corps d’élite de six mille hommes de pied et de mille chevaux, et leur donna l’ordre de se tenir prêts pour une expédition en Lucanie. Annibal épiait l’armée romaine près de Canosa ; Claudius partit pendant la nuit, et laissa la garde du camp sous les ordres de Q. Catius.

Lorsque le consul se vit assez éloigné de l’ennemi pour ne pas craindre de divulguer son dessein, il fit assembler ses soldats, et leur expliqua qu’ils allaient rejoindre son collègue Livius Salinator, afin d’arrêter Asdrubal et de le combattre. Les soldats de Claudius furent reçus sur toute leur route comme des sauveurs de la patrie ; leurs rangs se grossirent de deux ou trois mille volontaires vétérans.

Livius Salinator avait placé son camp vers l’embouchure du Métaure, non loin de Fano, à quatre-vingt-dix lieues environ de Canosa. Le préteur Porcius, après avoir harcelé l’ennemi autant que possible, était venu joindre le consul, pour s’établir à peu de distance de lui ; enfin Asdrubal campait près d’eux. Livius et Porcius, ne comptant que trente-quatre mille légionnaires, n’osaient attaquer les Carthaginois.

Claudius Néron ayant fait prévenir de son arrivée, s’arrêta jusqu’à la nuit derrière les côteaux environnans, et vint alors sans bruit rejoindre son collègue. Ses soldats furent répartis, par armes et par grades, dans les tentes de l’armée de Livius ; car on ne jugea pas nécessaire d’éveiller l’attention de l’ennemi en augmentant l’enceinte du camp.

Le lendemain, le conseil s’était assemblé, et le plus grand nombre inclinait à laisser reposer les troupes arrivées la veille, ce qui permettait aussi de prendre une connaissance plus exacte des dispositions de l’ennemi ; Claudius représenta les inconvéniens de ce retard.

La vélocité faisait en effet toute la sûreté de cette entreprise, et les momens devenaient précieux, puisque Annibal pouvait découvrir le départ des troupes, et se montrer encore assez à temps pour effectuer sa redoutable jonction. Chacun étant revenu à l’avis de Claudius, les Romains se mirent en bataille. Asdrubal avait déjà rangé son armée ; une circonstance suspendit le combat.

Ce général faisait une reconnaissance lorsqu’il aperçut un certain nombre de soldats légionnaires dont les boucliers n’étaient pas polis ; il remarqua aussi des chevaux plus efflanqués que les autres ; enfin l’armée lui parut plus forte.

Asdrubal soupçonnant la vérité, ordonna de sonner la retraite, et envoya des détachemens de cavalerie à la rivière vers l’abreuvage, afin de faire quelques prisonniers ; ou du moins pour s’assurer si l’on ne distinguait pas des soldats plus hâlés que les autres, comme il arrive après une longue route. Il voulut aussi qu’on allât reconnaître de près les camps ennemis, car on pouvait les avoir agrandis. Aucun renseignement précis ne fut propre à fixer ses incertitudes.

Mais ses idées s’éclaircirent, lorsqu’on lui eut rapporté qu’on avait sonné deux fois le classicum dans le camp de Livius. Asdrubal combattait les Romains depuis long-temps, et il connaissait bien leurs usages ; il ne lui resta plus de doute sur la présence des deux consuls.

Il ne pouvait comprendre cependant comment cette réunion avait pu se faire. Annibal laisser échapper, sans le savoir, l’armée et le général qui lui étaient opposés ! Il entrevoyait, pour son frère, la perte d’une grande bataille. La chance la moins défavorable qui se présenta, fut que ses lettres se trouvaient saisies, et qu’Annibal ignorait son arrivée.

Plein de ces pensées funestes, il fit éteindre les feux vers la première veille de la nuit, et se mit en marche. Le temps très obscur, le trouble, le tumulte, et aussi le défaut de surveillance, fournirent aux guides l’occasion de s’échapper. L’armée erra dans la campagne, les soldats excédés de fatigue quittaient leurs rangs et se couchaient dans les sillons.

Afin de remédier au désordre, Asdrubal ordonna aux enseignes de côtoyer le Métaure, jusqu’à ce que le jour permît de distinguer la route. Il continua ainsi en suivant les nombreux contours de la rivière, pour passer au premier gué que l’on verrait, et mettre le fleuve entre lui et les Romains. Mais plus on s’éloignait de la mer, plus la rivière, resserrée entre les montagnes, devenait profonde et moins guéable.

Tous ces retards donnèrent aux Romains la facilité de le suivre et de l’atteindre. Asdrubal renonçant à l’idée de continuer sa marche, choisit un camp sur une colline et se mit à le fortifier. Les légions se présentèrent presque aussitôt en ordre de combat, et Asdrubal ne put éviter la bataille.

Ses dispositions étaient sages[5] : sa gauche, composée des Gaulois sur lesquels il comptait le moins, fut couverte par la fortification naturelle des lieux ; sa droite, où l’on voyait ses meilleurs soldats espagnols et africains, devait former l’attaque qu’il se proposait de faire. Au centre étaient les Ligures, et devant son front ses éléphans.

Le premier choc fut terrible ; Asdrubal, décidé à vaincre ou à mourir, renversait les légions qui lui étaient opposées ; les Espagnols et les Africains, habitués à se mêler avec les Romains, eurent d’abord l’avantage.

Claudius Néron, qui se trouvait en face des Gaulois, ayant su cacher son mouvement, ou bien supposant que l’obstacle qui les couvrait ne leur permettrait pas d’attaquer sa ligne dégarnie, prit un corps de réserve, marcha par derrière le champ de bataille, et vint prendre les Espagnols en flanc et à dos. Les Ligures et les Gaulois, abattus par la fatigue, le sommeil et la chaleur, ne firent rien pour paralyser cette attaque ; et lorsque l’aile droite eut été accablée, ils se laissèrent tuer ou prendre, sans opposer la moindre résistance. Cette journée devint presque aussi sanglante que celle de Cannes, et lui fut comparée.

Tout le succès de l’entreprise doit être attribué à Claudius Néron. Cependant Asdrubal, dans ce jour malheureux, mérite des éloges. Il avait disposé ses troupes aussi habilement que le lieu et la circonstance lui avaient permis de le faire ; ses discours empêchèrent seuls son armée de succomber au découragement qui suit ordinairement une longue fatigue ; enfin sa conduite héroïque balança longtemps les avantages immenses que les Romains avaient sur lui. À la vue d’une perte irréparable, il se jeta au milieu des légions romaines, et trouva le trépas le plus glorieux.

Polybe regarde Asdrubal comme un parfait capitaine, et l’on se voit toujours tenté d’adopter l’opinion d’un historien dont le jugement est aussi sûr. Toutefois on ne peut se dissimuler qu’Asdrubal commit deux grandes fautes : la première, de livrer la bataille de Castulon, dont le résultat fut de le faire partir assez tard pour l’obliger de passer un quartier d’hiver en Gaule, ce qui avertit les Romains des dangers qu’ils couraient ; l’autre faute est le siége de Plaisance où il se laissa si longtemps amuser.

On doit regretter que la partie de l’histoire de Polybe où ce grand écrivain rendait compte en détail de ces faits si intéressans, soit perdue. On y verrait sans doute les motifs de la conduite d’Annibal ; et les circonstances qui, pendant quinze jours au moins, lui cachèrent l’absence du consul.

Il est certain qu’il ne pouvait se mettre en marche qu’après avoir reçu les nouvelles qu’il attendait ; que dans sa situation, il devait éviter toute espèce d’engagement, et se félicitait sans doute de l’inaction de ses adversaires. Mais cette inaction même aurait dû lui donner à penser.

De son côté, Asdrubal ne supposa pas qu’un général aussi vigilant que son frère se fût laissé tromper au point d’ignorer absolument le départ de Claudius ; il dut plutôt croire qu’il avait essuyé une grande défaite ; et le trouble où le jetèrent les différentes conjectures qu’il forma, l’obligèrent à cette malheureuse marche de nuit qui causa sa ruine.

Claudius Néron partit le soir après la bataille, et, retournant avec plus de célérité qu’il n’était venu, arriva le sixième jour à son camp. Vous savez qu’il fit jeter la tête d’Asdrubal devant les avant-postes de l’armée de son frère, et lui envoya deux prisonniers pour l’informer de qui s’était passé. Coup terrible, sous le poids duquel Annibal fut abattu, et où il ne put s’empêcher de reconnaître la mauvaise fortune de Carthage. C’était en effet l’échec le plus funeste qu’eût reçu ce grand homme ; et depuis lors, sa fortune n’alla qu’en déclinant.

Annibal comprit qu’il ne pouvait tenir la campagne devant l’armée romaine qui se fortifiait sans cesse, tandis que la sienne s’épuisait insensiblement. Il transporta tout son butin dans le Brutium, et en fit une vaste place d’armes, voulant donner du repos à ses troupes et les réorganiser. Là, retiré comme un lion dans sa tanière, Annibal brava long-temps encore les forces de Rome, qui, désespérant de le forcer, prit enfin la résolution de porter la guerre en Afrique.

Sous le rapport de l’art, il se passait en Espagne des faits intéressans. Asdrubal, en quittant ce pays, n’affaiblit pas tellement le parti de Carthage, qu’il ne fût encore supérieur à celui des Romains. Les troupes de Magon et de l’autre Asdrubal, fils de Giscon, s’étant réunies, composèrent une armée de soixante-dix mille hommes de pied, quatre mille chevaux et trente-deux éléphans.

Ils ouvrirent la campagne aussitôt que la saison le permit, résolus de tenter encore le sort d’une bataille, avant que la désertion de leurs alliés les eût totalement affaiblis, et marchèrent vers une ville frontière nommée Ilinga (Sevilla Veja), sur la rive droite du Guadalquivir.

Asdrubal campa au pied d’une montagne voisine, dans un poste avantageux. Scipion, qui voulait empêcher les Carthaginois de communiquer avec Cadix, et isoler leur armée de sa place d’armes principale, s’avança en toute diligence avec quarante-cinq mille fantassins et trois mille chevaux. Il avait laissé un détachement à Tarragone, et des garnisons dans plusieurs villes, ce qui rendait ses forces bien inférieures à celles de ses adversaires ; et encore dans le nombre de ses troupes se trouvaient celles de Mandonius et d’Indibilis dont il commençait à soupçonner la bonne-foi.

Comme le malheur de son père l’avertissait d’être prudent, il se repentit de s’être autant avancé avec ces espagnols qui formaient une bonne partie de son armée. Toutefois, il ne pouvait ni reculer ni s’arrêter sans faire voir de la défiance ; or c’était dans ces occasions critiques que Scipion savait prendre son parti avec une promptitude et une présence d’esprit admirables, cachant à ses soldats son embarras réel sous une apparence de tranquillité qui pouvait imposer aux plus clair-voyans.

Il fut informé, par ses espions, de la position exacte de l’ennemi. Devant leur camp se trouvait une grande plaine qu’Asdrubal semblait avoir choisie exprès pour champ de bataille ; le général romain savait qu’en parcourant cette plaine, il rencontrerait, sur sa droite, à une lieue d’Asdrubal, quelques hauteurs qui bordaient la vue de ce côté.

Scipion dirigea sa marche, sur cet avis. D’abord, une grande partie de sa cavalerie fut détachée en avant, avec ordre de se couvrir au moyen de ces hauteurs ; lui-même choisit, pour son camp, le terrain qui en était proche, et lorsqu’il y fut arrivé avec toute son armée, il la rompit pour faire tirer ses lignes, négligeant même exprès quelques précautions usitées en pareilles circonstances, pour protéger les travailleurs.

Les Carthaginois jugent l’occasion belle. Magon est détaché à la tête de la cavalerie espagnole, Massinissa, avec ses Numides, pour fondre sur les Romains. Mais aussitôt que les deux généraux se présentent à portée, la cavalerie de Scipion sort de l’embuscade, et tombe si brusquement sur eux, qu’ils se voient forcés de reculer.

Ils se rallièrent pourtant et revinrent à la charge. Les Romains se sentant soutenus par leur infanterie, prirent enfin le dessus, et forcèrent Magon de fuir en déroute avec une grande perte d’hommes et de chevaux. Ce coup si habilement porté, donna du courage aux troupes romaines, et contint les Espagnols toujours affectionnés au vainqueur.

Un engagement général devenait inévitable. Asdrubal, supérieur en nombre, n’avait rien de mieux à faire ; une bataille gagnée lui ouvrait le pays, et ramenait les peuples sous ses enseignes. Scipion n’avait pas autant de raison pour hasarder le fruit de ses victoires ; mais supposant qu’Asdrubal lui offrirait le combat, il crut nuire à la réputation de ses armes, s’il cherchait à l’éviter.

Le lendemain et le jour suivant, il y eut, entre la cavalerie et les troupes légères, plusieurs escarmouches qui, de part et d’autre, n’avaient pour but que de préparer le soldat à une action générale. Les deux généraux rangèrent leur armée en bataille devant les retranchemens, et les tinrent jusqu’au soir sous les armes, n’osant s’éloigner de leur poste, et chacun paraissant attendre que son adversaire s’avançât le premier.

Suivant la coutume des Carthaginois, l’armée d’Asdrubal était disposée sur une seule ligne dont les Africains formaient le centre. De son côté, Scipion eut grand soin d’indiquer bien distinctement son ordre de bataille pendant ces deux jours, plaçant ses légions au centre, et ses Espagnols sur les ailes. Les soldats des deux armées étaient ainsi prévenus que les Romains et les Africains allaient se mesurer ensemble.

Scipion avait de fortes raisons pour ne pas se fier aux Espagnols ; il eût donc commis une grande faute en les opposant à leurs compatriotes. Tel n’était pas non plus son dessein. Il voulait seulement accoutumer les généraux Carthaginois à voir les légions romaines occuper le centre ; et c’est pour cette raison qu’il les montra ainsi plusieurs fois. Il se ménageait d’autres dispositions plus habiles.

Regardant ses mesures comme suffisamment concertées, Scipion fit armer et repaître ses soldats avant le jour, et envoya de très bonne heure sa cavalerie et son infanterie légère insulter le camp ennemi (ans 549 de Rome ; 205 avant notre ère). Peu après il parut avec le reste de ses troupes, et marcha jusqu’au milieu de la plaine, sans former encore sa ligne de bataille, afin que l’ennemi, campé sur une hauteur, ne pût pénétrer ses desseins.

Asdrubal avait déjà fait sortir sa cavalerie et ses troupes légères ; car c’était une honte chez les anciens de laisser l’ennemi s’approcher du camp et l’insulter ; mais quand il vit briller les enseignes des légions, il se hâta de venir en personne avec l’infanterie pesante qu’il rangea selon l’ordre accoutumé. Lorsque Scipion eut rappelé sa cavalerie, Asdrubal plaça la sienne aux ailes, la cavalerie espagnole contre l’infanterie, et les Numides en dehors. Les troupes légères se tinrent derrière le front[6].

De son côté, Scipion, qui approchait de l’ennemi, rangea enfin son armée dans l’ordre où il voulait combattre. Il mit les Espagnols au centre, et plaça les légions romaines et alliées moitié à chaque aile, par manipules sur trois lignes en échiquier, afin d’avoir des intervalles pour le passage de sa cavalerie et de ses vélites.

Le combat des troupes légères, qui se soutenait avec une sorte d’avantage du côté des Romains, permit à Scipion de faire ses dispositions en bon ordre. Elles étaient terminées lorsque l’arrivée de plusieurs corps de l’infanterie d’Asdrubal les obligea de plier. Mais tout-à-coup, le signal de la retraite s’étant fait entendre, les cavaliers et les vélites disparurent à travers les intervalles des manipules.

Scipion fit avancer les princes qui vinrent s’enchâsser avec les hastaires, et les triaires s’aboutèrent à cette ligne pleine pour en former les derniers rangs, à peu près comme nous l’avons indiqué dans la composition de la cohorte de Polybe. Ces cohortes eurent alors trente-deux files et douze rangs.

Les vélites se rassemblèrent par pelotons à une petite distance derrière ; enfin la cavalerie romaine, partagée en deux grands corps de quinze cents maîtres, et subdivisée par escadrons de trois turmes, forma une troisième ligne derrière les vélites. Cette disposition ne regardait que les deux ailes, les Espagnols occupant le centre avec une ordonnance qui se rapprochait plutôt de la phalange que de la légion.

Scipion prit le commandement de la droite ; Julius Silanus, avec qui le proconsul avait concerté le plan d’attaque, se mit à la tête de la gauche.

L’armée s’ébranla donc dans l’intention de charger l’ennemi quand même il ne bougerait pas de sa place. Mais Asdrubal, qui croyait avoir assez étudié l’ordre de bataille de son adversaire, et s’attendait sans doute à l’envelopper, lui épargna la moitié du chemin. Il s’avança, comme nous l’avons dit, sur une seule ligne, les Africains au centre, les Espagnols à droite et à gauche ; la cavalerie qui flanquait les ailes, se trouvait elle même couverte par les éléphans.

Les armées en étaient venues à une petite distance, lorsque Scipion ordonna un demi à droite et un demi à gauche, par cohorte, peloton de vélites, escadron ; et mit ses trois lignes en mouvement au pas accéléré, gagnant du terrain sur sa droite et sur sa gauche, et faisant conserver à ses guides une direction parallèle au front de l’ennemi. Les deux ailes s’éloignèrent ainsi du centre par un mouvement oblique à la ligne primitive.

Lorsqu’elles furent arrivées à la hauteur de l’extrémité de l’infanterie carthaginoise, Scipion développa sa manœuvre. Les cohortes se remirent en bataille par un simple demi à gauche pour son aile droite ; un demi à droite pour son aile gauche, et marchèrent directement à l’attaque des Espagnols.

Le général romain entremêlant ses vélites et sa cavalerie, allait déborder ce même ennemi qui se croyait assez nombreux pour l’envelopper. Mais il avait voulu dérober son mouvement, et c’est pour cette raison qu’il ne prolongea pas son front de bandière. Ses pelotons de vélites, et ses escadrons ne purent donc se déployer comme les cohortes ; ils achevèrent au contraire le quart de conversion à droite ou à gauche, et marchèrent en deux colonnes parallèles.

Aussitôt que les têtes de colonnes eurent dépassé les cohortes, elles se formèrent sur la nouvelle ligne, par un à gauche ou un à droite en bataille, chaque peloton de vélites étant immédiatement suivi de l’escadron correspondant qui venait se mettre à côté de lui par un mouvement accéléré. Les pelotons de vélites et les escadrons qui avaient la droite, prirent ainsi la gauche de la nouvelle ligne ; l’ennemi se trouva débordé.

Cependant les Espagnols marchaient au pas ordinaire, comme Scipion leur en avait donné l’ordre ; car il ne voulait pas les engager dans une lutte trop inégale avec les troupes africaines ; il désirait seulement tenir ce centre formidable en échec, et l’empêcher de dédoubler ses files pour aller au secours des ailes.

Le résultat de cette manœuvre fut tel que Scipion avait pu l’espérer. La cavalerie carthaginoise attaquée de front, et de flanc, fut renversée sans peine. Les éléphans épouvantés par les vélites, poussés, blessés par leurs traits et ceux des cavaliers, se jetèrent sur l’infanterie d’Asdrubal et lui firent beaucoup de mal. Enfin les Espagnols, hors d’état de lutter contre les légions romaines, et qui, dans cette circonstance, étaient sortis sans prendre de nourriture, furent mis en déroute.

Si les Africains qui formaient le centre de la ligne d’Asdrubal s’étaient montrés moins bien disciplinés, tout était perdu. Mais ces braves gens se retirèrent en bon ordre, à rangs serrés, et sauvèrent les débris de l’armée.

Nous avons cité plusieurs fois l’action mémorable d’Ilinga, et surtout en parlant de la quatrième disposition de Végèce, qui fait avancer les deux ailes où l’on a placé ses meilleures troupes, tandis que le centre reste en arrière. Scipion modifia cet ordre de bataille avec beaucoup de finesse, et c’est ainsi que les Grecs l’entendaient, en enseignant la tactique dans les écoles. Ils n’exigeaient pas une imitation servile des leçons du maître ; c’étaient autant de thèmes sur lesquels on devait travailler d’imagination.

On reproche au général carthaginois de ne s’être pas arrêté pour pénétrer l’intention de son adversaire, après la disparition soudaine de la cavalerie, et surtout lorsqu’il vit les ailes se séparer tout-à-coup du centre. Mais peut-être Asdrubal connut-il la ruse sans pouvoir y remédier. Scipion n’ayant découvert son dessein qu’au moment où il se trouvait en mesure d’attaquer, Asdrubal se serait perdu sans ressources, en changeant alors son ordre de bataille.

La position du général romain semble avoir été des plus critiques. Son armée comptait un tiers de combattans de moins que celle d’Asdrubal. Il ne pouvait tirer aucun avantage du terrain, le champ de bataille présentant une plaine rase, toujours favorable à celui qui peut développer une cavalerie plus nombreuse ; et, ce qui compliquait encore ses embarras, et devait lui donner de vives inquiétudes, une grande partie de ses troupes était composée d’Espagnols dont il se défiait. En les opposant à leurs compatriotes, Scipion leur donnait un motif de plus pour le trahir ; en leur mettant les Africains en tête, il les exposait à une défaite certaine. Avouons qu’un général doit avoir bien des ressources dans l’esprit pour s’élever au-dessus de tous ces périls.

Cependant Scipion, jeune, victorieux, avide de gloire, sentant ses forces et son génie, ne pouvait borner ses succès aux conquêtes faites en Espagne ; aussi, après avoir contraint les Carthaginois d’abandonner tout-à-fait ce pays, il se hâta de revenir à Rome, pour y proposer d’attaquer l’ennemi au centre même de sa puissance.

Annibal avait déjà soutenu seize ans la guerre en Italie, avant que les Romains s’avisassent d’une semblable diversion. Bien que ce parti fût le meilleur et sans contredit le plus sage, Scipion essuya des contradictions dans le projet qu’il en avait formé. Le vieux Fabius et d’autres sénateurs qu’effrayait encore l’ombre d’Annibal, et qui croyaient toujours la voir menacer Rome, s’opposèrent à cette expédition.

Scipion en fit lui-même les apprêts. L’enthousiasme des peuples de l’Italie, impatiens de voir enfin leur pays affranchi de l’armée carthaginoise, le mit en état de réunir environ trente mille hommes de pied et deux mille sept cents chevaux. Par leurs soins, il put aussi équiper une flotte de quarante galères, de quatre cents vaisseaux de transport, et aborda sur la côte d’Afrique. Bientôt il investit en même temps Utique et Tunis.

Les Carthaginois lui opposèrent d’abord deux grandes armées commandées par Asdrubal et le roi Syphax. Scipion les défit par un de ces coups hardis que l’on trouve surtout dans l’histoire militaire des anciens.

Il avait remarqué que les huttes sous lesquelles les Carthaginois campaient étaient de bois et de branchages, et celles des Numides, de feuillages et de jonc. Scipion conçut le dessin de brûler ses adversaires dans leur camp.

D’abord il entra en négociation pour la paix, afin de les accoutumer à se tenir moins sur leurs gardes, et pour avoir le temps de faire examiner les endroits les plus accessibles par ses députés. Puis, rompant les conférences, et rapprochant ses postes, il choisit une belle nuit et dirigea ses coups sur les barraques des Numides.

Le feu se répandit avec une grande rapidité. Les Numides, en s’éveillant, attribuèrent d’abord au hasard l’effet de l’incendie ; quand ils connurent l’erreur, ils n’avaient plus de moyen de défense, ni aucune chance de salut. Beaucoup périrent par les flammes ; les autres tombèrent dans les escadrons romains.

Les soldats d’Asdrubal, éloignés environ d’un mille ne jugeaient pas mieux la cause de cet accident. Comme ils accouraient en désordre, ils furent renversés par les corps postés sur le passage, et poursuivis ensuite jusqu’à leur camp, où Scipion avait fait mettre le feu dans la même nuit et avec un égal succès. Ces deux armées se virent entièrement ruinées et dispersées, au grand étonnement des Carthaginois qui avaient placé là toute leur confiance.

Ce fut alors qu’ils prirent la résolution de rappeler Annibal d’Italie, où, quoique très pressé par les Romains, et sans aucun secours de sa république, il s’était toujours maintenu dans une position formidable.

Annibal ne céda qu’avec regret aux ordres du sénat. Jamais exilé, s’arrachant d’une patrie, ne montra plus de douleur que ce grand homme n’en fit paraître lorsqu’il fallut s’éloigner du théâtre, où tant de gloire l’avait couronné. Il obéit cependant, rassembla ses troupes, et débarqua vers Hadrumète. Sa réputation lui attira un grand nombre de volontaires, et ramena sous ses drapeaux les débris des armées défaites dans les combats précédens.

La grande confiance qu’Annibal sut inspirer à ses compatriotes, leur fit commettre une action très odieuse. Battus, pressés par Scipion, mais voulant gagner du temps, car ils se doutaient du prompt accroissement de l’armée d’Italie, les Carthaginois avaient fait aux Romains des propositions de paix très avantageuses. Ceux-ci leur accordèrent une trêve, et l’on s’envoya, de part et d’autre, des ambassadeurs.

Pendant la suspension d’armes, le préteur Lentulus fit partir de Sardaigne un convoi de cent vaisseaux chargés de vivres. Un autre convoi de deux cents vaisseaux, expédié de Sicile par Octavius, n’eut pas le même bonheur. Une tempête l’ayant frappé à la vue des côtes d’Afrique, il vint s’y briser.

La rapacité des Carthaginois ne put tenir à ce spectacle. Le sénat dépêcha cinquante galères pour s’emparer du convoi. Irrité d’une semblable perfidie, Scipion envoya trois de ses principaux officiers à Carthage, pour demander une satisfaction. Non-seulement elle fut refusée, mais les ambassadeurs, au retour, se virent attaqués par trois galères, et ne durent leur salut qu’au hasard.

Annibal s’avançait à marches forcées pour couvrir Carthage. À la nouvelle de son arrivée, Scipion, qui sentait l’impossibilité de continuer les siéges de Tunis et d’Utique, remonta le fleuve Bagradas jusqu’à Naragara, et vint au-devant de son adversaire. Les deux armées se rencontrèrent à cinq journées au sud-est de Carthage, entre Zama et Naragara.

Trois espions se rendirent au camp romain. Le proconsul les fit arrêter, et on les traita avec une courtoisie que l’on doit regarder, de la part de Scipion, comme une prudente bravade. Il leur donna un tribun, avec ordre de leur faire voir le camp dans ses plus petits détails, et les envoya, sous une escorte, en leur recommandant de ne rien cacher à leur général.

La plus fâcheuse nouvelle qu’ils pouvaient lui apprendre, était l’arrivée de Massinissa qui, désertant la cause de Carthage, amenait aux Romains six mille hommes d’infanterie, et quatre mille cavaliers.

On pressait Annibal d’attaquer promptement l’ennemi ; et ce général, qui se connaissait des ressources dans un jour d’action, était assez porté à livrer bataille. Toutefois il fit cette réponse judicieuse aux envoyés du sénat : « Que, dans les règlemens politiques, un Conseil-d’État pouvait décider ; mais qu’à la guerre, le général devait seul juger du moment favorable pour combattre. »

Si l’armée d’Annibal s’était en effet beaucoup augmentée, il s’en fallait qu’elle égalât en discipline celle des Romains ; et cet illustre capitaine, qui jugeait bien le danger de sa position, et devait hésiter de compromettre Carthage avec des moyens aussi peu solides, fit demander un entretien à Scipion, par Massinissa, son ancien ami.

La conférence eut lieu en vue des deux armées, sur une éminence placée entre l’espace qui séparait les camps. Ces deux grands hommes, pénétrés d’une admiration réciproque, se considérèrent quelques instans sans dire une seule parole. Annibal rompit le premier le silence, demandant des conditions raisonnables, et consentant à confirmer les conquêtes des Romains en Sardaigne, en Sicile, en Espagne ; à leur abandonner enfin toutes les îles situées entre l’Italie et l’Afrique.

Scipion répondit qu’on ne leur offrait rien qu’ils ne possédassent depuis longtemps, et persistait à vouloir ajouter encore aux conditions imposées par lui, avant le retour d’Annibal en Afrique ; conditions auxquelles Carthage n’avait feint de souscrire que pour gagner du temps. Annibal et Scipion se séparèrent sans rien conclure ; et le jour suivant, comme d’un commun accord, les deux armées se rangèrent dans la plaine. (ans 551 de Rome ; 205 av. notre ère.)

L’infanterie romaine était excellente ; Scipion l’avait dressée avec beaucoup de soin. Outre la cavalerie ordinaire des légions, il avait un grand corps de cavalerie africaine, conduit par Massinissa, infidèle à la mauvaise fortune de Carthage ; de sorte qu’Annibal perdait cette supériorité que ses Numides lui donnèrent dans ses premières campagnes. Du reste, les deux armées semblent avoir été à peu près égales en force numérique.

Comme les Carthaginois possédaient un grand nombre d’éléphans, Scipion disposa son infanterie en conséquence[7]. Il plaça dans la première ligne les manipules des hastaires avec les intervalles ordinaires ; mais dans la seconde ligne, les manipules des princes furent rangés derrière ceux des hastaires ; les triaires, dans la troisième ligne, s’établirent derrière les princes. De cette manière, l’échiquier fut détruit, et les intervalles des trois lignes se répondant l’un à l’autre, rendaient le passage facile aux éléphans.

Les vélites, distribués par Scipion entre les manipules de la première ligne, pour cacher à l’ennemi sa disposition, devaient fondre tout-à-coup sur les éléphans, dès qu’ils les verraient avancer, afin de leur faire rebrousser chemin ; et dans le cas où ces animaux s’attacheraient aux assaillans, les vélites avaient ordre de les attirer dans les intervalles, jusque derrière l’armée. La cavalerie romaine fut placée à l’aile droite sous les ordres de Lælius ; Massinissa commandait les Numides sur la gauche.

Il n’y eut d’extraordinaire dans cette première disposition de l’armée romaine, que le déplacement des manipules. Scipion attendait que la circonstance lui indiquât ce qu’il devait faire. L’ordonnance mobile de la légion présentait cet avantage à un général qui savait en profiter, et prendre son parti sur-le-champ.

Annibal mit aussi son infanterie sur trois lignes, et devant elles ses quatre-vingts éléphans. Sa première ligne fut composée de ses troupes étrangères : Gaulois, Ligures, Baléares, Maures, que la république avait pris à sa solde. Il plaça dans la seconde les Carthaginois de nouvelle levée ; et à un stade, ou cent vingt-cinq pas géométriques, en arrière de cette ligne, il rangea l’élite de son armée, ces vieilles bandes qu’il amenait d’Italie. La cavalerie carthaginoise occupa l’aile droite, opposée aux cavaliers romains ; les Numides, à l’aile gauche, avaient devant eux Massinissa.

Dans toutes les batailles qu’il livra en Italie, Annibal mit son armée sur une seule ligne. Mais ici, ce général devait peu compter sur les Carthaginois de nouvelle levée ; il pouvait même craindre qu’ils ne portassent le désordre dans le reste de ses troupes. Il fallait donc choisir un poste qui leur permît de lui rendre quelque service sans compromettre ses autres dispositions.

Parmi les étrangers placés dans sa première ligne, se trouvaient d’excellens tireurs. On leur donna l’ordre de suivre les éléphans, afin d’augmenter le désordre ; et, dans le cas où ces animaux seraient écartés par les vélites, de charger les hastaires, étant soutenus par les Carthaginois de la seconde ligne. Annibal se proposait alors de faire avancer sa réserve ; car il comptait principalement sur elle.

Ces vieilles troupes devaient élargir les intervalles en s’approchant, y recevoir l’infanterie des deux premières lignes, et combattre les Romains déjà fatigués par l’autre attaque. Annibal destinait les étrangers et les Carthaginois ralliés derrière l’armée, à tourner l’ennemi, et à l’inquiéter sur ses flancs.

Supposant que les hastaires seuls repoussassent les éléphans, les étrangers et les Carthaginois ; ce premier combat affaiblissait assez leurs rangs pour qu’une réserve fraîche et en bon ordre pût profiter d’un pareil avantage. Annibal, on le voit, mettait les choses au pis, tenant ses étrangers et ses Carthaginois pour battus, et plaçait ses vieilles troupes très loin, afin que les fuyards ne tombassent pas sur elles.

Toutes ces dispositions si bien raisonnées furent rendues inutiles par les éléphans. Les cris, le son des trompettes et le cliquetis des armes, redoublés à dessein dans l’armée romaine, épouvantèrent d’abord la partie de ces animaux placée à la droite des Carthaginois. Au lieu d’avancer, ils tournèrent le dos, et se jetèrent en fureur au milieu des Numides qui, de ce côté, flanquaient leur ligne.

Massinissa saisit le moment, les charge, les empêche de regagner leur terrain, et après un combat très court, les emporte beaucoup au-delà du champ de bataille. Le reste des éléphans fut harcelé par les vélites qui parvinrent à les entraîner à travers les intervalles, ou à les repousser sur les Carthaginois. Lælius profita également du désordre, et chargea la cavalerie de l’aile gauche.

Elle résista quelque temps, et à la fin fut renversée et poursuivie ; de sorte que le début de la bataille se présenta très désavantageux pour Annibal. Ayant ses flancs découverts, il attendit impatiemment ce que sa disposition déciderait par rapport à l’infanterie romaine, avant que la cavalerie ne revînt de la poursuite des fuyards.

Aussitôt que les étrangers eurent vidé la place, l’infanterie des deux armées s’avança de part et d’autre en bon ordre, excepté la réserve d’Annibal qui ne bougea pas. Les hastaires formaient une ligne pleine, ayant resserré les intervalles des manipules ; le corps des douze mille étrangers fit pleuvoir sur eux une grêle de pierres et de traits, qui les incommoda beaucoup malgré leur armure, et les arrêta.

C’était le moment où les Carthaginois de la seconde ligne devaient marcher pour seconder la première. Toutefois, les étrangers ne se voyant pas soutenus, et les hastaires revenant à la charge, la première ligne d’Annibal recula, mais sans désordre, toujours dans l’espérance d’être appuyée.

La frayeur s’était emparée des nouvelles milices. Les étrangers, pressés par les Romains, se maintinrent encore sans rompre les rangs, jusqu’à ce qu’enfin s’imaginant que ces lâches trahissaient leur propre cause, ils tournèrent le dos aux hastaires et tombèrent sur les Carthaginois.

Annibal qui, de sa troisième ligne, voyait l’infâme conduite de ses compatriotes, les envoya prévenir que s’ils ne tenaient ferme, il les ferait charger et massacrer. On vit alors le désespoir et la honte changer ces lâches en furieux. Ils s’unirent aux étrangers, et reçurent les hastaires avec tant de vigueur, que malgré la confusion de l’attaque, ils les forcèrent de plier. C’en était fait des hastaires, si les princes qui suivaient, ne se fussent trouvés de suite à portée de les secourir.

Cet élan ne dura pas, comme on pouvait s’y attendre. Aussitôt que les manipules des princes s’approchèrent, la frayeur troubla de nouveau les Carthaginois ; ils entraînèrent les étrangers dans leur fuite, et auraient culbuté la réserve, si, en leur présentant ses piques, elle ne les avait forcés de s’écouler le long du front.

Annibal ne bougeait pas encore. Scipion pénétra qu’il attendait que la poursuite des fuyards emportât les Romains au point de ne pouvoir se rallier assez à temps pour parer le choc qu’il leur préparait avec l’élite de son armée. Aussi dès qu’il vit les deux lignes rompues, Scipion rappela ses soldats, et sut profiter habilement de cet instant de désordre pour faire de nouvelles dispositions.

Le carnage avait été grand. Le général romain fit enlever, par ses vélites, les morts et les blessés qui pouvaient gêner ses manœuvres, et s’occupa de former une ligne pleine.

Il mit les hastaires devant le centre des Carthaginois. Ils étaient sans intervalles, en forme de phalange, Scipion ne put faire enchâsser la seconde ligne dans la première ; mais les princes se serrèrent aussi, et vinrent joindre, en deux parties égales, les manipules des hastaires, pour les continuer et en former les ailes. Les triaires firent la même manœuvre par rapport aux princes, et s’aboutèrent à leur droite et à leur gauche, De sorte que Scipion eut toute son armée sur une seule ligne, les hastaires au centre, la moitié des princes est des triaires de chaque côté.

Ces mouvemens étaient terminés lorsqu’Annibal s’avança pour la charge. Ce général voyant toutes ses dispositions rendues inutiles, put compter encore sur la bravoure de ses troupes, de même force à peu près que celles des Romains, et toutes aussi résolues de vaincre ou de mourir.

On se battit avec une parfaite égalité de part et d’autre ; mais Lælius se montrait déjà sur les derrières avec sa cavalerie. Cet officier ne s’était pas amusé à poursuivre les fuyards, après qu’il les eut dispersés ; il communiqua un autre projeta Massinissa, et revint avec ce prince Numide pour décider la victoire.

L’armée d’Annibal ne put tenir contre ce nouvel ennemi qui la prit à dos et en flanc. Vingt mille hommes restèrent sur la place, et le nombre des prisonniers ne fut pas moindre. Les Romains n’eurent à regretter que deux mille des leurs.

Polybe partage ses éloges entre les deux généraux. Il trouve les dispositions d’Annibal très judicieuses, et attribue sa défaite à la discipline des Romains autant qu’à la conduite de leur général. Il est certain qu’on trouve dans le plan d’Annibal beaucoup d’art et de génie ; et que, malgré le désastre de sa cavalerie, et la lâcheté incroyable de ses compatriotes, Annibal eût encore remporté la victoire, si les troupes de Scipion n’avaient pas été assez rompues à la discipline militaire, pour abandonner les fuyards au premier rappel.

On commençait à imiter, dans les armées romaines, la savante tactique des Grecs ; mais Scipion donna le premier l’exemple de ces beaux déploiemens qui lui permirent de prendre successivement l’ordre profond et l’ordre étendu. Ce changement de dispositions au milieu même du combat, était bien fait pour déconcerter un adversaire qui n’avait pu prévoir ces manœuvres savantes, et firent, dans Rome, à Scipion, une réputation militaire, que n’éclipsa même pas César. On lui reproche cependant ici de n’avoir pas mis ses triaires en réserve dans son second ordre de bataille, et de s’être ainsi privé d’un appui, et même de toute retraite ; car il était au moins douteux qu’il soutînt, sans être entamé, l’effort qu’Annibal tentait avec ses vieilles troupes, pendant l’absence de Lælius et de Massinissa.

La bataille de Zama termina la seconde guerre punique, qui avait duré dix-huit ans, à dater du siége de Sagunte. La paix fut conclue, mais à des conditions honteuses pour Carthage. Elle livrait sa flotte, et payait un tribut aux Romains.

On brûla les navires dans le port, sans que le sénat ni le peuple proférassent une seule plainte ; et quand il fallut donner le tribut, le peuple se souleva, et les sénateurs remplirent la ville de leurs gémissemens. Annibal ne put contenir son indignation : « Vous avez supporté qu’on brûlât votre flotte, leur dit-il d’un ton sévère ; la honte publique ne vous a pas arraché un soupir, une larme ; et aujourd’hui vous pleurez sur votre argent ! »

Rentré à Carthage avec les débris de son armée, il s’y fit nommer Suffète ; et pour mettre sa patrie en état de recommencer la lutte, entreprit de reformer son gouvernement. Il abattit l’oligarchie du sénat ; étouffa les factions dont l’activité lui était devenue si funeste ; et, portant dans les dépenses publiques une main impitoyable, montra que, sans prélever de nouveaux impôts, on pouvait non seulement payer le tribut aux Romains, mais se préparer encore pour l’avenir de grandes ressources.

Il employa les loisirs de ses vieux soldats à creuser des ports autour de la ville ; leur fit planter l’olivier sur la côte d’Afrique ; encouragea l’agriculture et le commerce ; sut ménager à sa patrie des alliances avec les rois grecs successeurs d’Alexandre ; et destina Carthage à devenir un jour le centre et le lien d’une ligue générale de tous les peuples contre la puissance qui devait un jour les vaincre et les subjuguer.

Les Romains mériteraient l’indignation des siècles pour les persécutions qu’ils exercèrent contre ce grand homme, si leur animosité ne se trouvait en quelque sorte justifiée par celle d’Annibal même, lorsque, imperturbable dans ses sentimens, il vouait à ce peuple une haine éternelle.

Pendant les seize années que ce général resta en Italie, les Gaulois firent la principale force de ses troupes. Toutefois, ils ne tentèrent rien qui fût digne d’Annibal ni de leurs aïeux. On ne vit point plusieurs hordes se réunir pour attaquer Rome ; aucun des rois transalpins ne franchit les monts. Les Gaulois semblent ne pas comprendre que leur liberté dépend des succès d’Annibal ; rien ne prouve mieux l’ignorance et le défaut de politique.

Ceux qui servaient dans son armée, gardèrent leurs armes et leurs mœurs. Ils combattirent presque nus à la bataille de Cannes, se servant toujours de leur mauvaise épée, suspendue par une chaînette de fer sur la cuisse droite. Les Espagnols, vêtus de tuniques blanches, brodées de pourpre, faisaient usage d’une arme plus courte et beaucoup meilleure ; on voit qu’ils se trouvaient déjà moins barbares que les peuples de la Gaule ; et c’était le fruit de leur antique commerce avec les Phéniciens.

Après la bataille de Cannes, l’Apulie, la Campanie, la Lucanie, presque toutes les provinces méridionales qu’on appelait la Grande-Grèce, traitèrent de leur indépendance avec Annibal. Les villes d’origine grecque, se crurent bien plus libres en se dispensant de fournir des secours aux Carthaginois, qu’en les aidant contre Rome leur ennemie naturelle.

Chacun s’isole pour prouver sa liberté ; aucune grande confédération ne se forme ; Annibal n’obtient de secours que ceux qu’il arrache. Il est contraint d’affaiblir son armée en accordant des garnisons à des villes qui auraient dû lui envoyer des troupes, et surtout se garder elles-mêmes, si elles avaient su se rendre dignes d’être libres.

Toute la Gaule Cisalpine se souleva ; mais elle ne se confédéra point. Rome, qui devait succomber contre tant d’ennemis réunis, fut toujours plus forte que chacun d’eux.

Pour contenir la Gaule, le consul Posthumius s’avance, avec quinze mille hommes, au travers de la forêt de Litane. Les Boïes le surprennent, enveloppent ses légions, et lui-même ne peut échapper au massacre. On s’attend à voir les Gaulois marcher sur Rome après une telle victoire ; un préteur garde les passages de l’Étrurie et de l’Ombrie, et cette démonstration suffit pour les contenir.

Annibal eut autant à se plaindre de ses alliés d’Italie, que des Gaulois et de Carthage. Cette république s’occupait bien plus de conserver l’Espagne où elle avait des mines d’or, et de reprendre la Sicile qui faisait avec elle un commerce productif, que de soumettre l’Italie dont la conquête pouvait se faire au profit d’une des factions qui divisaient ses intérêts politiques. Carthage ne comprit pas qu’il fallait écraser Rome ou subir son joug.

Quant aux Romains, non seulement ils se défendent partout ; mais partout ils attaquent. Tandis qu’ils contiennent Annibal en Italie, ils arrachent aux Carthaginois la Sicile, la Sardaigne, les Espagnes ; défont leurs flottes dans tous les combats ; secourent les Ætoliens ; et remportent en Grèce des victoires sur Philippe qui avait voulu se liguer avec leur ennemi.

Ils couvraient la Méditerranée de leurs vaisseaux ; entretenaient jusqu’à sept armées de terre, dont cinq au-delà des mers ; et jamais aucune ne manqua d’armes, de vêtemens, de vivres, ni d’argent. Il est vrai qu’il fallut un instant armer les esclaves, et même enrôler des hommes détenus pour des crimes ; mais alors le sénat pouvait racheter un nombre bien plus considérable de prisonniers de guerre, et ne le voulut pas.

Les Romains méritèrent leur fortune par leur fermeté qu’aucun revers ne put abattre. On ne les vit jamais plus grands qu’après les plus terribles défaites, et lorsqu’on les croyait anéantis. Ce qui confond le lecteur, c’est leur extrême célérité. Seize ans leur suffirent pour reprendre le nord de l’Italie, et Syracuse, et presque toutes les villes de la Sicile qui avaient secoué leur joug, et la Sardaigne révoltée, et les Espagnes, et la Mauritanie, et toutes les provinces de l’Afrique, sujètes de Carthage.

Nous avons vu comment périt Asdrubal, lorsqu’il voulut trop tard se réunir à son frère. Ce fut la république de Marseille qui la première avertit les Romains du passage des Carthaginois. Un second frère d’Annibal, qui l’avait accompagné en Italie, et porta en Afrique la nouvelle de la grande victoire de Cannes, ainsi que les anneaux d’or des cavaliers romains, Magon, quand tout était désespéré, tenta encore d’aller secourir son frère.

Il débarqua en Ligurie, dans le lieu où se trouve aujourd’hui le port de Gènes ; soudoya les petits rois de la Gaule Cisalpine, et jusqu’aux peuples de l’Insubrie au nord de l’Éridan. Les Romains l’attaquèrent, le blessèrent dangereusement, et mirent le découragement dans ses troupes. Magon se rembarqua et alla expirer près des côtes de Sardaigne, avec le regret d’apprendre qu’Annibal, rappelé par le sénat de Carthage, partait pour défendre sa patrie.

Aucune guerre peut-être n’a fait périr tant de rois et de généraux que cette seconde guerre punique.

Deux rois de la Gaule Transalpine succombèrent sous les drapeaux d’Asdrubal. En Espagne, Indibilis fut tué aussi les armes à la main. Deux anciens consuls, Cn. Servilius et M. Minucius ; quatre consuls en charge, Flaminius, Æmilius Paulus, Crispinus, Marcellus, le proconsul Cn. Fulvius, périrent tous sept en combattant contre Annibal. Sempronius Gracchus, autre proconsul, fut surpris par un de ses généraux en Italie, Publius et Cnæus Scipio, tous deux, consulaires, moururent par le glaive en Espagne. Enfin Posthumius, massacré dans la Gaule, fut le onzième consul qui acheta de son sang le salut de la patrie.

Si l’on ajoute Hannon, et les deux frères d’Annibal, et une foule de préteurs et de tribuns militaires, on conviendra que peu de guerres ont moissonné autant de personnages illustres ; même en ne comptant ni le malheureux Syphax, pris par Scipion en Afrique, et mourant près de Rome, à la veille d’y être traîné devant le char de triomphe du vainqueur ; ni Archimède, dont le génie étonnant retarda si long-temps la prise de Syracuse. Le nombre des morts semble incalculable ; les écrivains de Rome ne nous ont jamais dit la vérité. Annibal se vantait déjà d’avoir tué deux cent cinquante mille Romains après la défaite de Cannes.

Une remarque qui mérite la méditation des militaires, c’est qu’aucune des batailles de cette guerre ne devint décisive, et il s’en livra de sanglantes. Nous avons assez dit que le désastre de Cannes ne pouvait entraîner la perte de Rome ; la journée de Zama ne fut pas elle-même irréparable autant que le prétendent les historiens.

Carthage aima mieux signer un traité honteux que de soutenir un siége, comme elle le fit dans la troisième guerre punique, quand on eut tant répété aux Romains que leur grandeur était attachée à la ruine d’une ville, qu’ils commencèrent à le soupçonner. Mais l’énergie que déployèrent alors les Carthaginois, étant dirigée par le génie d’Annibal qui savait ménager ses ressources, on devait s’attendre à voir prolonger indéfiniment la guerre.

Ce ne fut donc point la bataille de Zama qui perdit Carthage, mais bien l’indécision du sénat, la discorde des citoyens, la haine criminelle du parti qui contrariait sans cesse les opérations d’Annibal, et lui firent enfin juger nécessaire la fuite hors de sa patrie. Il faut que ce grand homme ait bien compris cette situation fatale, s’il est vrai, comme on nous le dit, qu’il conseilla lui-même d’accepter la paix.

Quoi qu’il en soit, cette guerre, si funeste à l’humanité, présente d’admirables leçons sous le point de vue militaire ; et ce fut seulement depuis cette époque, qu’unissant l’art de combattre aux combinaisons de la politique, on parvint à former des plans de campagne aussi savans qu’étendus.

Pyrrhus, élevé à l’école d’Alexandre, avait commencé l’éducation des légions romaines ; elle fut achevée par Annibal, non moins versé dans la tactique des Grecs, et l’homme qui connut le mieux cette science profonde de lier les opérations d’une armée aux raffinemens de la politique et des négociations, à la connaissance des temps, des lieux et des personnes.




  1. Voyez l’Atlas.
  2. Voyez l’Atlas.
  3. Voyez l’Atlas.
  4. Voy. l’Atlas.
  5. Voyez l’Atlas.
  6. Voyez l’Atlas.
  7. Voyez l’Atlas.