Bibliothèque historique et militaire/Essai sur les milices romaines/Chapitre VII

Essai sur les milices romaines
Asselin (Volume 2p. 62-77).

CHAPITRE VII.


Première guerre punique. Bataille d’Adis ; Bataille de Tunis. — Bataille d’Antiochus Soter contre les Galates. — Passage des Gaulois en Grèce et en Asie.


Les guerres entreprises par les Romains furent généralement plus savantes que celles des Grecs. Si ces derniers avaient perfectionné la science militaire sous le rapport de la discipline et de la tactique, les Romains qui parvinrent à les égaler dans ces deux parties fondamentales de la science, les surpassèrent de beaucoup dans l’art de réduire la guerre en système, d’y unir la politique, d’en faire la chose principale de l’État, de tourner enfin toutes les ressources de la république vers un plan fixe d’agrandissement et de conquêtes, invariablement suivi de génération en génération. C’est par cet avantage seulement que l’on peut expliquer une suite de succès aussi constans que ceux de ce peuple, bien qu’il eût souvent affaire à des ennemis aussi braves et plus habiles que lui.

Qui doute que les Gaulois ne fussent parvenus à soumettre l’Italie, s’ils avaient été plus unis ?

Pyrrhus détruisait certainement la république romaine, s’il avait marché contre elle avec un dessein mûri à loisir, et non pas seulement par l’envie de batailler, ou de satisfaire un sentiment vague d’ambition et de gloire. Mais Pyrrhus, capitaine expérimenté, commandant d’ailleurs à d’excellentes troupes, n’était que guerrier ; il devait, à la longue, échouer contre un peuple qui réunissait le double avantage de tourner avec intelligence vers la guerre toutes les ressources de sa politique, et de soutenir celle-ci de toutes ses forces militaires.

Après Pyrrhus et les peuples de la Gaule, on voit paraître les Carthaginois qui marchaient au même but que les Romains, mais avec la pensée d’un résultat différent.

Carthage voulait tout envahir par l’attrait des richesses ; Rome avait le même projet uniquement pour arriver à la domination. L’une assujettissait les peuples afin de les obliger ensuite à cultiver leur propre territoire, et lui en apporter les produits ; l’autre subjuguait un pays dans la vue d’en tirer des soldats qui l’aidassent à conquérir la contrée adjacente. Toutes deux imperturbables dans leur politique, se servaient tour-à-tour de l’artifice et de la violence pour parvenir à l’accomplissement de leurs desseins. Mais la puissance commerçante, qui voulait tirer un grand parti de ses conquêtes, était obligée de les contenir constamment dans la dépendance ; tandis que la puissance militaire, associant les vaincus à ses glorieux travaux, leur faisait plus aisément oublier une défaite.

Carthage avait dans son sein une milice nationale, dont elle tirait plutôt des officiers que des soldats. C’est une pépinière de généraux qui, destinés à commander les armées de la république, deviennent les seuls dépositaires de ses desseins secrets. Une partie des troupes était levée parmi ses sujets et ses alliés ; le reste servait comme mercenaire.

Carthage faisait combattre chaque peuple dans le genre qui lui était le plus propre, ou qu’il avait le plus perfectionné. La Numidie lui fournissait une excellente cavalerie ; les îles Baléares, les meilleurs frondeurs du monde ; l’Espagne, une infanterie brave et infatigable ; les Gaulois, des troupes d’avant-poste, aussi audacieuses qu’intelligentes ; Carthage trouvait même dans la Grèce des soldats d’élite également propres aux plus savantes manœuvres de la guerre de siége ou de celle de campagne.

On ne peut rien dire de particulier sur la discipline, les armes, la manière de camper, de marcher, de combattre des armées carthaginoises ; puisque chacun des peuples qui la composent conservent l’esprit, les usages et les procédés militaires qui lui sont propres. Quant à l’infanterie africaine, formée des citoyens mêmes de Carthage, ou des habitans les plus anciennement réunis sous sa domination, elle était ferme, courageuse, bien disciplinée, combattait en phalange, et avait absolument les mêmes armes et la même tactique que les Grecs.

La direction qu’il fallait donner à ces parties isolées pour les faire marcher avec ensemble, nous montre dans Carthage une politique profonde et adroite, une grande connaissance du cœur humain et du caractère des différens peuples, enfin un esprit de prudence, de vigueur, de courage, de persévérance absolument nécessaire pour que l’unité s’établisse dans une machine aussi compliquée. Ces qualités sont effectivement celles des Carthaginois, et leurs hommes illustres les ont manifestées en plusieurs occasions d’une manière admirable.

Dans la lutte qui s’établit entre cette république et Rome, on dut croire d’abord que l’avantage allait demeurer aux Carthaginois. Ils étaient soutenus de toutes les ressources que peuvent fournir des possessions étendues ; leur marine paraissait invincible ; des armées nombreuses, toujours sur pied, accoutumées à des excursions lointaines, rendaient sur terre leur puissance formidable ; et les Romains, qui n’avaient encore essayé leur valeur qu’avec les peuples de l’Italie, ne possédaient ni vaisseaux, ni revenus capables de fournir aux besoins d’une longue expédition.

Malgré cette infériorité apparente, les premières opérations des Romains furent heureuses. Mais pour assurer leurs succès et en obtenir de nouveaux, il leur fallait une marine ; et l’on dit qu’une galère carthaginoise, échouée sur la côte de Messine dont ils venaient de se rendre maîtres, leur servit de modèle ; ils parvinrent, ajoute-t-on, à mettre en mer un nombre de bâtimens considérable, au bout de quelques mois.

Ces bâtimens étaient, comme on le suppose, grossièrement construits ; les Romains d’ailleurs manquaient d’hommes propres à la manœuvre ; mais le consul Duillius parvint à mettre la victoire entre les mains des plus braves, au moyen de corbeaux, invention ingénieuse qui accrochait les vaisseaux ennemis, et servait à-la-fois de pont pour monter à l’abordage.

Ayant vaincu les maîtres de la mer sur leur propre élément, les Romains protégèrent les côtes d’Italie, secondèrent avec des vaisseaux leurs opérations de terre en Sicile, et portèrent la guerre jusqu’en Afrique.

Régulus veut marcher sur Carthage, et songe à ne laisser derrière lui aucune place qui puisse inquiéter son dessein. Il s’approche d’Adis, l’une des villes les plus fortes du pays ; les Carthaginois accourent pour défendre ce boulevart de la patrie.

Leur principale ressource était la cavalerie et les éléphans, et ils laissent la plaine pour se poster dans des lieux d’un abord difficile. C’était, dit Polybe, montrer à leurs ennemis ce qu’ils devaient faire. Ils profitèrent de la leçon.

Le consul romain s’aperçut bientôt, en effet, que la plus grande partie des forces carthaginoises était inutile dans des lieux escarpés ; mais craignant que l’ennemi ne se ravisât enfin, et ne descendît dans la plaine, il résolut de tenter une entreprise hardie, sur un camp que l’on regardait comme inabordable.

Il reconnaît le terrain[1], et, pendant la nuit, détache une partie considérable de son armée, avec ordre, à celui qui la commande, de prendre un long circuit et de gagner les derrières de la montagne par des routes détournées. Tout fut calculé pour que ce corps pût arriver un peu après le moment où Régulus engagerait l’affaire par la hauteur qui regardait la plaine. Le consul dut supposer que les Carthaginois, qui ne craignaient rien sur leurs derrières, porteraient toute leur vigilance de l’autre côté.

Il ne se trompait pas, si telles furent ses conjectures. Au point du jour les Romains attaquent, et les Carthaginois, se sentant forts de leur position, tombent sur eux avec tant de poids et de vigueur, qu’ils les font plier, et les obligent à se retirer loin de leurs postes. Mais les troupes qui devaient tourner la montagne paraissent sur ces entrefaites ; elles arrivent si à propos, qu’elles trouvent les derrières du camp presque dégarnis, et y pénètrent sans beaucoup de résistance.

Les Romains, avertis que leurs gens sont maîtres du camp et du sommet de la hauteur, se rallient et recommencent une nouvelle attaque. La confusion se met bientôt parmi les Carthaginois ; ils craignent d’être pris à dos pendant que Régulus les attaque en face ; ils abandonnent leur position qu’ils regardaient comme inexpugnable, et s’enfuient sans oser risquer le combat. (Ans 498 de Rome, 256 avant notre ère.)

Cette surprise de camp mérite l’approbation de tous les hommes du métier. Polybe la rapporte aussi avec éloge ; malheureusement son récit n’offre aucun détail qui soit propre à nous faire connaître les lieux et les difficultés de l’entreprise. Nous devons reproduire ici les réflexions de Folard au sujet de cette action célèbre. C’est là un de ces éclairs qui brillent de temps en temps dans son long commentaire. Mais nous ne pouvons accepter, dans toute son étendue, le jugement de Folard sur un général dont l’imprudence et la présomption ne devinrent que trop manifestes quelques jours après.

« L’action du consul romain, dit-il, fut conduite avec tout l’art et la sagesse possible. Quoiqu’elle soit peu rare, on n’y est pas moins nouveau toutes les fois qu’on s’avise de pareils desseins. Celui-ci nous fait voir la vérité de cette maxime, que lorsqu’un général peut entreprendre deux choses à-la-fois, il est infiniment plus glorieux de les exécuter toutes deux que de s’arrêter à une seule. Attaquer l’ennemi, lorsqu’on le peut, sans abandonner son siége, est une chose qui n’appartient qu’aux généraux d’intelligence peu commune, quoique ces occasions se présentent assez souvent pendant le cours d’une guerre, et qu’il ne soit rien de plus aisé que de les faire naître ; mais il est rare de trouver des généraux qui aient assez de hardiesse et de capacité pour en profiter.

» Il y a pourtant des cas où ces sortes d’entreprises seraient très imprudentes et très blâmables : et cela arrive lorsqu’on se trouve engagé dans le siége d’une place importante, dont la prise nous paraît certaine, et les suites plus heureuses que le gain d’une bataille toujours incertain. On ne court jamais ces risques lorsqu’on a des vivres et des munitions de guerre en abondance, et que l’on est assuré par de bonnes lignes contre les attaques de ceux du dehors ; en ce cas, il est de la prudence de se tenir clos et couvert dans ses retranchemens, et de suivre l’objet principal qui est la prise de la place.

» C’est une maxime dont on ne saurait guère s’écarter ; mais comme les cas ne sont pas toujours les mêmes à la guerre, et que ce qui est vrai à certains égards, est faux à certains autres, et que tout dépend presque du temps, des lieux, des occasions, de la nature de nos forces, et des diverses conjonctures ; c’est au général habile, et qui n’est point contraint par la nécessité d’agir contre ces maximes, d’examiner sur ces différens cas ; mais la principale de toutes est de ne rien entreprendre si l’on n’a pour but des avantages solides et réels ; enfin, de ne rien hasarder sans des raisons évidentes, et dont on puisse se promettre un succès heureux. On peut mettre dans ce rang les surprises d’armées.

» Je ne dis pas qu’il faille rien hasarder ; je suis trop éloigné de ce principe. En effet, si l’on s’arrêtait à tous les obstacles qui se présentent, et qu’on allât toujours à tâtons et la sonde à la main, comme cela ne se voit que trop parmi les généraux de circonspection outrée, on ne ferait, on n’exécuterait jamais rien ; mais lorsqu’on roule sur de grandes pensées, que l’on connaît ses forces, bien moins par le nombre que par le courage et la bonne volonté, et qu’enfin l’on se connaît soi-même, et de quoi l’on est capable, on est en état de tout entreprendre, et d’exécuter plusieurs choses à-la-fois, comme Régulus et une infinité de grands capitaines, qui joignent à beaucoup de courage et de hardiesse, l’intelligence profonde et un génie fin et rusé. »

Régulas entra dans Adis. Plus de quatre-vingts villes ou bourgs se rendirent, et Tunis, qui n’était qu’à cinq lieues de Carthage, ouvrit ses portes aux vainqueurs.

La consternation la plus grande régnait dans cette capitale, lorsque le lacédémonien Xanthippe y parut avec un corps de troupes auxiliaires. Élevé à Sparte où l’art militaire était encore cultivé, Xanthippe se fit rendre compte de toutes les circonstances des combats précédens ; jugea que les désastres des Carthaginois provenaient de l’ignorance de leurs chefs, qui, se sentant forts en cavalerie, auraient dû éviter les hauteurs et combattre en plaine ; et fit comprendre qu’on pouvait réparer les malheurs de la république, si elle voulait faire usage de ses forces, au lieu de se laisser abattre par le découragement.

Cependant tout pliait devant les légions romaines, et Régulus, qui les conduisait, semblait les avoir tellement familiarisées avec la victoire, qu’on n’entrevoyait pour Carthage aucune chance de salut. Les jalousies cessèrent devant un danger aussi imminent, et les destinées de la patrie furent remises entre les mains de Xanthippe.

On consacra plusieurs semaines à exercer les troupes suivant l’ordonnance lacédémonienne, ordonnance plus simple que celle des autres peuples qui comme eux combattaient en phalange. Xanthippe, homme d’expérience, les familiarisa, sans beaucoup de peine, avec les évolutions qu’elles devaient connaître ; il parvint à leur inspirer de la confiance, ranima insensiblement leur courage, et les fit marcher en plaine, puisque c’était là seulement qu’elles pouvaient tirer parti de leur cavalerie et des éléphans.

D’abord les Romains furent surpris de ce changement de conduite ; mais toujours avides de batailles, excités d’ailleurs par un général qui semblait mériter leur confiance, ils s’avancèrent imprudemment contre cette nouvelle armée, et la joignirent près de Tunis.

Le lendemain on tenait conseil parmi les Carthaginois, lorsque les soldats manifestèrent de l’impatience sur la longueur de la délibération, et demandèrent à combattre. Xanthippe n’eut garde de laisser calmer cette première ardeur qu’il saisit en homme habile ; il fit passer sa conviction chez les autres chefs de l’armée, et disposa tout pour la bataille. Il avait sous ses ordres douze mille hommes d’infanterie, quatre mille de cavalerie, et comptait environ cent éléphans.

L’infanterie pesamment armée des Carthaginois fut rangée sur une seule ligne, en phalange, à seize de profondeur[2]. Ce corps de huit à neuf mille hommes composait un mora lacédémonien, et était divisé en quatre grandes sections nommées lochos. Nous avons vu que le lochos se subdivisait lui-même en plusieurs pentécostys, et que le pentécostys formait ensuite des énomoties. Cette phalange montrait un front très petit. Le reste de l’infanterie, troupes étrangères, à la solde de la république, ne présentait presque que des armés à la légère.

À une distance plus grande que d’ordinaire, et en avant de la ligne, Xanthippe plaça sur un seul rang tous ses éléphans côte à côte, et les serra le plus qu’il était possible, pour qu’ils ne débordassent pas son infanterie. Il étendit d’ailleurs sa ligne en composant une cinquième section qui lui fut fournie par les soldats les plus pesamment armés, pris dans les autres troupes.

Sa cavalerie, dans laquelle il mettait sa principale confiance, forma ses ailes ; mais il la posta fort en avant du front de son infanterie, de sorte qu’elle fût presque sur la même ligne que ses éléphans. Enfin, il partagea les armés à la légère entre la cavalerie des deux ailes, et les plaça derrière les escadrons.

Xanthippe avait saisi de suite le fort et le faible des éléphans dans un jour de bataille ; il comprit que ces animaux devaient agir indépendamment des troupes, et il les regardait surtout comme une espèce de barrière contre le choc de l’infanterie romaine qu’il redoutait avant tout.

Les éléphans étaient en grand nombre, et Xanthippe ne dut pas s’inquiéter beaucoup de la manœuvre des vélites qui avaient coutume de les faire rebrousser ou de les mettre à dos de l’armée en les entraînant dans les intervalles des manipules. À la distance où ces animaux se trouvaient de la ligne carthaginoise, on pouvait encore les rallier, leur préparer des passages, si on ne parvenait pas à les faire revenir de leur première, épouvante, et Xanthippe ne supposait pas qu’ils parvinssent à traverser les légions sans y causer de désordre.

L’infanterie romaine avait tant de supériorité sur celle de Carthage, que si elle eût percé à travers les éléphans, sans être entamée, elle aurait bientôt culbuté et mis en déroute toute la phalange. Aussi le Lacédémonien donna-t-il ordre à sa cavalerie, forte de cinq mille hommes, d’examiner le mouvement des vélites, de charger aussitôt les cinq cents cavaliers romains dont la résistance ne pouvait être longue, de les abandonner à la vitesse de leur monture, et de tourner court sur les légions.

Les Romains, accoutumés à vaincre les Carthaginois, ne demandaient qu’à joindre ces ennemis tant de fois battus. Dans cette occasion, ils marchèrent avec une ardeur et une confiance merveilleuses. Ce que Régulas aperçut de nouveau dans l’ordonnance carthaginoise, lui donna l’idée de changer la sienne ; les éléphans surtout, qu’il n’avait pas encore vus en si grand nombre, lui inspirèrent quelque crainte, et ce fut principalement contre eux qu’il dirigea ses précautions.

L’armée que commandait Régulus composait une armée consulaire forte de deux légions romaines, et de deux alliées. À cette époque, ces légions, lorsqu’elles étaient au complet, présentaient chacune quatre mille deux cents hommes, c’est-à-dire, pour les quatre, seize mille huit cents combattans. C’est à peu près là, en effet, le chiffre que Polybe nous donne pour l’infanterie de Régulus. Sa cavalerie n’était pas, à beaucoup près, dans une proportion aussi exacte. Peut-être cette arme avait-elle souffert pendant le cours de la campagne, ou bien l’autre consul, en ramenant à Rome la plus grande partie de l’armée d’Afrique, reçut-il l’ordre de ne laisser qu’un petit nombre de cavaliers.

Quoi qu’il en soit, le proconsul jeta tous ses vélites en avant, sur un seul front, et il en fit une espèce de rideau derrière lequel vint s’établir son infanterie pesante. Elle se plaçait toujours sur trois lignes bien distinctes, hastaires, princes, triaires ; et chaque ligne contenait, par légion, dix manipules de chacun de ces trois ordres de combattans.

Mais afin de donner à son corps de bataille moins de front et plus de profondeur, Régulus doubla les manipules de chaque légion en les faisant passer à la queue l’un de l’autre, hastaires contre hastaires, princes contre princes, triaires contre triaires, et il renversa l’ordre de ces manipules, dont la disposition habituelle était l’échiquier. Ces corps, placés bout à bout produisirent plusieurs colonnes séparées par des intervalles deux fois plus grands qu’ils ne l’étaient ordinairement, afin d’égaler le front de l’infanterie carthaginoise. La faible cavalerie des Romains couvrit les deux ailes.

Polybe dit que la disposition de Régulus était bonne contre les éléphans, mais qu’elle ne valait rien contre la cavalerie ; et il paraît assez que le proconsul ne devina rien de l’effet que cette cavalerie nombreuse pouvait produire en rase campagne ; encore moins pénétra-t-il le génie de Xanthippe, malgré l’art assez évident avec lequel son ordre de bataille était indiqué.

Cet habile Lacédémonien vit la victoire assurée dans la longueur monstrueuse du flanc romain, dont chaque colonne isolée était incapable de soutenir l’effort de sa cavalerie, sans faire entièrement à droite ou à gauche, et changer ainsi le front en flanc, ce qui devait donner beau jeu à la phalange.

Les deux armées étant ainsi rangées, Xanthippe commença l’attaque par ses éléphans et sa cavalerie. Les vélites se détachèrent aussitôt, et les colonnes se mirent en mouvement ; mais les éléphans du centre s’étant avancés à trop grands pas, et ceux de la droite, gênés peut-être par la cavalerie qui se portait en avant, ayant ralenti leur marche en se serrant sur le centre, le petit corps d’étrangers qui touchait à la phalange, resta un instant à découvert. Les dernières colonnes de la gauche des Romains passèrent entre ces éléphans et la cavalerie, et fondirent sur ces étrangers qui furent bientôt rompus.

Les vélites cependant étaient écrasés par les éléphans qui marchaient au-devant des colonnes et y portaient la confusion. Elles se ralliaient, non sans peine, lorsqu’elles se virent obligées de s’arrêter pour repousser la cavalerie carthaginoise, déjà revenue de sa poursuite contre la cavalerie romaine qu’elle avait emportée dès la première charge.

Malgré tant de désavantages, les Romains, délivrés à la fin des éléphans et des vélites, poussèrent en avant avec une grande résolution. Mais la vitesse de la marche dérangeant l’ordre des rangs et des files, et la cavalerie africaine, secondée par les troupes légères, inquiétant les flancs et la queue de l’armée romaine, il n’y eut que les têtes des colonnes qui heurtèrent la phalange, et l’on pouvait prévoir qu’elles s’y briseraient infailliblement.

Les légionnaires qui voulurent s’opiniâtrer à percer, périrent les armes à la main ; la cavalerie cerna les autres ; Régulus et cinq cents des siens environ tombèrent entre les mains des Carthaginois. Les colonnes de la gauche apprirent la déroute de l’armée, lorsqu’elles revenaient victorieuses de la poursuite des étrangers ; elles se dirigèrent sur Aspis, et échappèrent seules à la bataille.

L’ordonnance adoptée par Régulus à Tunis, était contraire aux armes, à l’esprit de la légion, et ne pouvait être prise qu’accidentellement, comme le fit Scipion, qui changea bien vite son ordonnance à Zama, lorsqu’il fut débarrassé des éléphans pour lesquels il avait tracé une disposition semblable.

En attaquant dans cet ordre par colonnes, Régulus supposa que les premiers manipules, soutenus de près par les autres, devaient combattre avec plus d’assurance, et s’écouler ensuite à droite et à gauche pour leur faire place s’ils étaient pressés trop vigoureusement. Mais les armes du légionnaire ne permettant guère d’atteindre et de frapper l’ennemi que par les rangs de la tête, il se privait ainsi volontairement d’une grande partie de ses forces.

Il faut remarquer encore que si c’est de la proximité de la seconde ligne que la première tire sa confiance, il n’est pas nécessaire qu’elle y soit collée ; elle doit en approcher assez pour réparer promptement le désordre, et fermer les vides. Les plus grands capitaines de Rome, qui avaient été si souvent à même de juger la force de l’infanterie légionnaire, et n’ignoraient d’ailleurs aucune des formes que l’on pouvait lui faire prendre, n’ont jamais eu l’idée de la réunir en une masse d’hommes comprimés, ainsi qu’on le faisait dans l’ordonnance grecque, lorsque les rangs appuyaient les uns sur les autres.

Régulus ne pouvait augmenter le nombre de ses cavaliers ; mais il devait suppléer à sa faiblesse dans cette partie par des armés à la légère entrelacés avec ses escadrons, ou placés sur les ailes ; et même par des manipules de soldats pesamment armés, comme César eut tant de fois occasion de le faire dans le cours de ses campagnes où il combattit toujours contre un ennemi supérieur en cavalerie ; avantage qu’il contrebalança souvent avec bonheur.

Folard, qui n’a pas compris toutes les dispositions des deux armées à Tunis, et qui juge d’ailleurs assez mal cette bataille dans ses résultats, puisqu’il prétend qu’elle fût décidée par les éléphans et non par la supériorité de la cavalerie carthaginoise, Folard cite à propos de ce fait d’armes, une action moins connue, qui a quelque rapport avec l’autre, et dans laquelle ces animaux jouèrent effectivement le rôle le plus important. Il s’agit de la bataille livrée par Antiochus Soter contre les Galates, et dont Lucien nous a conservé le souvenir.

Cet écrivain leur donne, dans cette circonstance, vingt mille hommes de cavalerie, deux cent quarante chariots de guerre, dont quatre-vingts armés de faulx, avec une infanterie nécessairement très considérable, puisqu’il la range sur vingt-quatre de profondeur. Forces incroyables pour une nation qui ne venait, pour ainsi dire, que de passer la mer avec vingt mille hommes, comme nous le verrons plus bas, et dont dix mille seulement étaient armés, selon la remarque précise de Tite-Live.

Quoi qu’il en soit, les Galates firent une première ligne des Chalcaspistes[3], ainsi désignés d’un bouclier d’acier qu’ils portaient, à l’imitation des Argyraspides d’Alexandre. Le corps de bataille venait ensuite avec la cavalerie sur les deux ailes ; les chariots placés entre les sections et derrière l’infanterie, devaient agir en passant à travers les intervalles que lui ouvrirent le corps de bataille et les chalcaspistes.

En voyant les dispositions formidables de ses adversaires, Antiochus, qui n’avait eu que peu de temps pour se préparer au combat, pensait à le terminer par un accommodement honorable, lorsque un rhodien nommé Théodotas, homme versé dans la science de la tactique, releva le courage d’Antiochus, et, comme Xanthippe, changea la face des affaires.

Il lui conseilla de dérober aux ennemis la présence de ses éléphans, et au moment où le signal du combat se ferait entendre, de pousser à chaque aile quatre de ces animaux contre la cavalerie, et les huit autres sur le centre contre les chariots. Il pensait que les chevaux et les cavaliers, qui voyaient alors ces éléphans pour la première fois, prendraient facilement l’épouvante, et se rejetteraient sur leur propre corps de bataille.

Ce que Théodotas avait prévu, ne manqua pas d’arriver ; les Galates furent écrasés par leurs cavaliers et leurs chariots ; Antiochus remporta une victoire complète. (Ans 477 de Rome ; 277 avant notre ère.) Mais comment ces Gaulois, nommés Galates, étaient-ils parvenus jusqu’en Asie ! Le détail de cette expédition n’est pas sans intérêt.

Les Gaulois, repoussés par les Romains, s étaient jetés sur l’Illyrie et la Thrace. Quand leur incursion dans la Macédoine et dans la Phocide eut fait sentir la difficulté de s’établir en Grèce, ils pensèrent à l’Asie, dont les successeurs d’Alexandre leur avaient révélé les richesses.

Vingt mille de ces barbares s’avancèrent vers la Propontide, dans le temps même où Prausus, un de leurs chefs, éprouvait une défaite aussi terrible que celle que Brennus avait fait essuyer aux Romains.

Vaincus plusieurs fois par les Grecs, les Gaulois s’obstinèrent à demeurer entre le Sperchius et les Thermopyles ; il leur advint ce qui était arrivé aux Perses. Les Héracléates et les Ænianes, fatigués de leurs ravages, leur enseignèrent le chemin suivi par le mède Hydarnès, quand il surprit Léonidas.

Prausus y monte, un matin, lorsqu’un épais brouillard couvrait le mont Œta et dérobait sa marche ; les Phocéens, qui gardaient le passage, sont forcés. Ils en donnent avis aux Grecs placés aux autres postes ; tous se retirent précisément de la même manière que leurs ancêtres l’avaient fait deux cents années auparavant. Il est vrai que personne ne se dévoua, comme autrefois, à une mort glorieuse, mais absolument inutile.

On fit mieux : on s’occupa des moyens d’arrêter et de chasser ces déprédateurs. Leur but était de piller le temple de Delphe. Prausus laissa une grande partie de ses troupes sous les murs d’Héraclée, et s’avança en toute diligence. Les Grecs, ce me semble, déployèrent alors cet esprit d’astuce et de ressources qu’on leur a toujours attribué.

Le temps manquait. Les paysans s’enfuyaient dans les villes, et le désir de soustraire leurs effets au pillage, en pouvait faire surprendre un grand nombre par les Gaulois. L’Apollon de Delphe, rendit un oracle qui défendait aux habitans de la campagne d’emporter les effets en quittant leurs demeures ; le Dieu se chargeait de tout conserver.

Les Gaulois ne pouvaient manquer une si belle occasion ; ils perdirent plusieurs jours au pillage et dans l’intempérance ; le temple fut sauvé par ce retard. Quatre mille grecs eurent le temps de se rassembler autour du mont Parnasse ; c’était peut-être tout ce que cette montagne pouvait contenir de combattans.

Prausus avait laissé une partie de ses forces entre le Sperchius et les Thermopyles, et ne comptait guère que soixante-cinq mille hommes en arrivant au pied du Parnasse, où l’attendaient les quatre mille défenseurs.

Aux approches d’un combat, et dans tous les grands dangers, l’âme de la multitude s’abat ou s’exalte aisément ; susceptible de toutes les impressions, il n’est pas rare de la voir admettre des prodiges. Les prêtres sortirent du temple, et protestèrent solennellement, en présence des soldats, avoir vu Apollon, Diane, et Minerve lancer des flèches contre les Gaulois.

En admettant ces moyens surnaturels, les chefs ne négligèrent point les précautions militaires. Tandis qu’on écrasait les ennemis sous d’énormes fragmens de rochers, ils les faisaient tourner par un corps de Phocéens qui connaissaient tous les sentiers de la montagne ; et les barbares, attaqués par derrière et percés à coups de flèche, sans pouvoir se défendre, prirent la fuite dans la plus grande confusion.

Pendant leur déroute, les oracles du Dieu, et les ordres des généraux furent tout différens de ce qu’ils avaient été à leur approche. On enleva des champs les bestiaux, les grains, les vins, tout ce qui pouvait fournir des vivres à ces fuyards. Ils n’avaient laissé que six mille hommes au combat ; plus de vingt mille périrent dans leur retraite.

Ils regagnèrent, non sans peine, les murs d’Héraclée. Prausus mourut des suites de ses blessures ; les Gaulois, qui avaient perdu beaucoup de monde en repassant le Sperchius et les Thermopyles, furent attaqués avec un tel acharnement, lorsqu’ils arrivèrent en Dardanie, qu’il n’en resta pas un seul, au rapport de tous les historiens.

Pausanias dit que les Grecs se défendirent encore mieux contre les brigands de l’Occident, qu’ils ne l’avaient fait contre les Perses. On trouve, en effet, dans cette occasion, le même courage, la même intelligence, avec plus d’art et moins d’effroi. Cette seconde délivrance de la Grèce fut moins célèbre que la première, et ne mérite pourtant pas moins d’éloges.

La destruction d’une armée si formidable occasionna une révolution dans les esprits d’une horde de Gaulois qui habitait aux environs du Scordus. Une partie d’entre eux en conçut un tel effroi, qu’elle retourna dans les Gaules ; d’autres, au nombre de quatre mille, se vendirent à Antigone Gonatas qui les envoya en Égypte servir Ptolémée Philadelphe ; un troisième corps, sous la conduite de Bothonatus, se retira vers le Nord, et s’établit sur les rives du Danube ; Commontorius en conduisit un quatrième aux bords de l’Hellespont.

Cette horde passa de là aux environs de Byzance. C’était une république que le navigateur Byzas avait fondée depuis près de quatre cents ans. Les Gaulois en pillèrent les campagnes, et se fixèrent près du mont Hennus.

Le peu de Gaulois restant aux pieds du Scordus se vendit à ce même Antigone Gonatas qui s’était fait reconnaître pour roi de Macédoine ; et à Pyrrhus, roi d’Épire, lorsque, déchu de l’espoir de soumettre Rome et la Sicile, il disputait la Macédoine à Antigone, et voulait asservir la Grèce, ainsi que le Péloponnèse, où il fut tué par une femme.

Nous avons dit que vingt mille Gaulois s’étaient séparés de Prausus un peu avant sa grande défaite ; ils traversèrent la Thrace, continuant à marcher vers l’Orient, jusqu’à ce qu’ils fussent arrêtés par la mer.

Après s’être emparés de la Chersonnèse, avoir dévasté les bords de l’Hellespont et ceux de la Propontide, voulant passer en Asie, ils demandent des vaisseaux à Antipater qui avait, on ne sait à quel titre, une puissance dans ces contrées. Antipater ne se hâte point d’accorder leur demande ; il négocie, gagne du temps, et se flatte que ces barbares seront détruits, ou se disperseront d’eux-mêmes.

En effet, la discorde se met entre les deux chefs Lutarius et Leonorius. Le premier remonte le long de la Propontide, et s’approchant du Bosphore de Thrace, va causer un nouvel effroi aux Byzantins.

Toujours fidèle à son système, Antipater se contente d’envoyer des ambassadeurs à Leonorius. Ils arrivaient par mer de la Propontide, n’ayant pour eux et leur suite que deux vaisseaux pontés et deux barques qui ne l’étaient point. Les Gaulois s’en emparent, passent jour et nuit le détroit par petites troupes, et débarquent dans la Troade. (Ans 470 de Rome, 278 avant notre ère).

Tel était le mauvais gouvernement de ces rois grecs qui se disputaient l’Asie, qu’il ne se trouva personne sur l’autre rive de l’Hellespont, pour empêcher Leonorius d’y descendre avec ses Gaulois. On les appela Galates, et c’est sous ce nom que l’on a toujours désigné les hordes de cette nation qui se fixèrent dans l’Asie-Mineure.

Le passage de ces Gaulois d’Europe en Asie fut un événement célèbre chez les Grecs. Démétrius, de Byzance, écrivit cette histoire en treize livres ; malheureusement elle s’est entièrement perdue. Les ravages des Barbares ont anéanti l’ouvrage qui pouvait le mieux faire connaître leur origine et leurs mœurs.

À la mort de son père l’un des successeurs d’Alexandre, Nicomède, roi de Bythinie, fit périr deux de ses frères ; Zibæas, le troisième, lui échappa, et prétendit le chasser d’un trône qu’il avait déshonoré.

Nicomède aima mieux livrer une partie de ses États aux Gaulois, que de perdre sa couronne ; il appela Lutarius qui cherchait aussi à traverser le Bosphore, et, avec son secours et celui de Leonorius, ayant vaincu son frère et soumis la Bythinie, il céda aux deux chefs le pays qui avait pris le parti du malheureux Zibæas. Ce pays, situé aux bords de l’Hellespont, fut le premier établissement des Gaulois en Asie.

Ils y restèrent environ quarante années, faisant toujours des courses, et pillant toutes les contrées voisines ; mais lorsque Attale, roi de Pergame, les eut entièrement défaits, trente-sept ans après leur arrivée en Asie, ils désirèrent de quitter l’Hellespont où ils étaient fréquemment attaqués par les flottes des rois de Syrie, et quelquefois même par celles des rois d’Égypte. Au lieu de construire des vaisseaux pour les repousser, les Gaulois, toujours nomades et guerriers, préférèrent abandonner les bords de la mer, et s’enfoncer dans l’Asie-Mineure.

Ils se fixèrent entre les villes de Tavium, de Pessin et d’Ancyre. Memnon dit qu’ils bâtirent ces villes ; il est sûr, cependant, qu’elles existaient long-temps avant l’arrivée des Gaulois. Ce peuple n’avait pas plus le génie de fonder des villes que celui d’équiper des flottes.

Ce fut le terme de leurs migrations : ils ne passèrent pas même, dans leurs excursions, les rochers du Taurus, quoique leur réputation les fit redouter au-delà. Ils exigèrent des tribus de plusieurs peuples du voisinage ; on dit même aussi de quelques rois scythes ; mais on parvint à les contenir dans les limites d’un petit pays qui, de leur nom, fut appelé Galatie.

Les rois de Syrie, de Pont, de Cappadoce, de Bythinie, de Pergame, et bientôt après ceux des Parthes qui vinrent enlever la Perse aux conquérans grecs, ne laissèrent pas les Galates faire de grandes irruptions, ni changer de demeures. Ils étaient vingt mille quand ils traversèrent en Asie ; et comme les eaux du Pont-Euxin, du Bosphore, de la Propontide, de l’Hellespont, de la mer Égée, formaient, au Nord, et à l’Occident, une barrière qui empêchait que de nouveaux Barbares ne vinssent les joindre, et ne réveillassent leur humeur inquiète, ils restèrent toujours peu nombreux, quoique leur population ait dû s’accroître sous le ciel fécond de ces belles contrées.

Leur gloire est d’avoir maintenu leur indépendance pendant deux cent cinquante ans contre les rois de Syrie, de la Bythinie, et du Pont, jusqu’à ce qu’enfin les Romains, ayant envahi tous ces royaumes, les entraînèrent avec eux ; comme un torrent après avoir ravagé toute une campagne, déracine un arbrisseau qu’il rencontre sur sa route.

Dans une de leurs courses, les Gaulois se jetèrent sur la ville de Milet ; ils pillèrent Éphèse dans une autre course, si toutefois on s’en rapporte à ce que raconte Plutarque dans ses parallèles.

Une jeune éphésienne, éprise, dit-il, d’un fol amour pour le chef des Gaulois, l’introduisit dans la ville, à condition qu’il lui donnerait en présent tous les bijoux d’or convenables à son sexe. Et le barbare, après l’avoir promis, lui fit jeter à la tête l’or qu’il avait pillé, de sorte qu’elle périt étouffée sous le faix ; digne prix de sa trahison, de son amour, et de sa confiance dans les paroles d’un brigand.

Je crois que Plutarque est le seul auteur de l’antiquité qui parle de cet événement dont la date reste inconnue. Les bénédictins, auteurs de l’Histoire des Gaules, et les écrivains postérieurs qui les ont copiés, supposent qu’Éphèse fut prise dans le temps même qu’Alexandre subjuguait la Perse. C’est une erreur bien étrange. Les Gaulois n’avaient pas encore quitté les bords du golfe Adriatique ; car ils devaient traverser une grande partie de l’empire de ce jeune conquérant, passer ensuite le Bosphore, l’Hellespont, quoiqu’ils ne possédassent pas un vaisseau, et qu’aucune ville n’eût osé leur en fournir.

S’ils avaient fait une telle incursion, tous les auteurs en parleraient, les orateurs d’Athènes surtout ne pouvaient manquer de le reprocher à ce prince dont ils redoutaient la grandeur.

Ces deux bénédictins allèguent ce fait sans la moindre preuve. Ils avouent bien que les auteurs anciens et modernes font passer les Gaulois en Asie sur les vaisseaux d’Antipater et de Nicomède ; mais ils ajoutent : « les anciens et les modernes se sont trompés. » Pausanias, disent-ils (et c’est leur seule preuve), après avoir raconté comment les Gaulois furent repoussés devant Delphes, termine son récit par ces mots : « L’année suivante les Gaulois passèrent de nouveau en Asie. »

Une inadvertance arrive plus aisément à un bon écrivain, qu’une incursion ne se fait dans les états d’un grand roi. Un tel mot ne peut prévaloir, d’une part, sur le silence de tous les auteurs contemporains du règne d’Alexandre, et de l’autre, sur la déposition formelle et unanime des historiens du siècle suivant.

Le mot de Pausanias ne les contredit point. Les successeurs d’Alexandre avaient fait connaître ces contrées à plusieurs bandes de Gaulois, et les prenaient à leur solde avant cette époque ; mais jamais des Gaulois libres, indépendans, n’avaient traversé la mer dans le dessein de s’établir en Asie, avant le fameux passage de Leonorius.

Éphèse, si l’on n’élève sur cet événement aucun doute, n’a été prise que par un corps de Gaulois à la solde des successeurs d’Alexandre, ou par les Galates établis en Asie. Leurs courses étaient si fréquentes, leurs irruptions si momentanées, que les écrivains ont pu négliger cette surprise, ce pillage d’un jour ou de quelques heures ; il eût été tout autrement remarquable sous le règne d’Alexandre le Grand.

Une seconde inadvertance des historiens est d’avoir érigé en tribut les subsides que les rois successeurs de ce prince payaient à ces barbares, pour en obtenir des troupes et des services. C’est comme si l’on disait que Louis XIV fut tributaire des Suisses, des Anglais et des Suédois, parce qu’il engagea ces peuples, par d’assez fortes sommes, à servir ses desseins.

Les capitaines d’Alexandre célébraient ses obsèques en déchirant son empire ; plusieurs royaumes s’élevaient sur ces débris. Beaucoup de villes voisines de la Propontide ou de l’Hellespont s’étaient érigées en république. La jalousie et la faiblesse de tant d’États ennemis les uns des autres, firent la force des Galates établis au milieu d’eux. Il paraît que cette situation délicate fut comprise, puisqu’ils protégèrent constamment ces faibles républiques contre la puissance des rois qui cherchaient à les envahir.

Ils adoptèrent les Dieux des pays où ils habitaient ; du moins les Grecs comptent leurs propres divinités au nombre de celles des Galates. Ce sont les Grecs qui nous ont appris les premiers que ces barbares immolaient des victimes humaines ; les premiers aussi ils nous ont enseigné leur manière de combattre et de se régir.

Ainsi, c’est du fond de l’Asie-Mineure que nous sont venues les premières notions que nous avons recueillies sur la religion et le gouvernement de nos ancêtres. Les Romains, occupés de la guerre et de leur propre grandeur, ne songeaient aux Gaulois que pour les vaincre ; leur premier historien, Fabius Pictor, n’avait point encore écrit.

On ignore les proportions qu’établissaient les Galates entre l’infanterie et la cavalerie, et la manière dont ils combinaient ces deux corps sur un champ de bataille ; à moins qu’on ne leur attribue par extension une méthode en usage chez d’autres Gaulois orientaux leurs contemporains. Elle consiste en ce que les fantassins, mêlés alternativement avec les cavaliers, combattaient de concert, et couraient de la même vitesse ; puis à mesure que la perte des cavaliers laissait des chevaux libres, les fantassins s’élançaient dessus. Les Germains, du temps de César, pratiquaient une manœuvre assez semblable.

On voit du reste que les Gaulois estimaient leur cavalerie avant l’infanterie, et qu’elle valait beaucoup mieux. En effet tous les peuples barbares ou demi-barbares, qui ne combattent que pour piller, ont toujours excellé en cavalerie. Dans le fond, il est égal que le mélange dont nous venons de parler appartienne aux Gaulois de l’Asie ou à ceux d’Illyrie ; mais nous possédons des notions plus positives sur la cavalerie des Galates.

Chaque cavalier avait deux écuyers montés comme lui, et qui se tenaient derrière les escadrons. Si le cheval du maître tombait, ils lui en fournissaient un autre ; si leur maître recevait une blessure, ils le retiraient de la mêlée ; enfin, s’il était tué, l’un d’eux prenait sa place, et ses camarades lui succédaient à leur tour.

Ainsi, les, trois chevaux n’en représentaient qu’un, comme plus tard, dans nos compagnies d’ordonnances, on comptait six, sept, et jusqu’à huit combattans appelés archers, coustiliers, pages ou valets, pour un homme d’armes, ou pour ce qu’on nommait une lance fournie. Rapports bien singuliers qui s’établissent avec notre vieille gendarmerie, et avec le service de nos anciens écuyers à l’égard des chevaliers.

Ces vingt mille Galates qui avaient passé en Asie, étaient un assemblage de trois hordes différentes. Les Tectosages venaient du pays que l’on appelle aujourd’hui le Languedoc. Les Trocmes et les Tolistoboges ont une origine moins connue. Tous les efforts des savans modernes n’ont pu retrouver dans les Gaules le pays d’où sortaient les premiers.

Strabon croit qu’ils avaient pris le nom de leur chef. C’est ce qui arrive souvent aux nomades lorsqu’ils se divisent entre eux.

Chacune de ces trois hordes était partagée en quatre, et ces quatre divisions avaient encore un chef que les Grecs ont appelé Tétrarque, nom qu’ils donnèrent aux petits souverains de plusieurs contrées. Ces tétrarchies étaient héréditaires.

Un tétrarque avait sous ses ordres quatre chefs. L’un était une sorte d’assesseur qui jugeait, avec le tétrarque, les discussions civiles. Les trois autres remplissaient des fonctions militaires ; car tout ce gouvernement était bien plus conforme aux différens grades d’une armée, qu’aux charges d’une municipalité.

Les douze tétrarques s’assemblaient quelquefois ; ils menaient avec eux les quatre chefs qui leur étaient subordonnés ; ce qui formait d’abord un conseil de soixante personnes. Deux cent quarante autres qui s’y joignaient, on ne sait à quel titre, composaient la grande assemblée nationale, celle qui décidait des affaires de l’État, et qui jugeait les meurtres et les autres grandes causes criminelles. Était-ce une démocratie ou une oligarchie ? c’est ce qu’il est impossible de savoir aujourd’hui.

Ce gouvernement, faible et anarchique, ne convenait qu’à un peuple nomade ; il fallut en changer dès que la population fût augmentée, et que l’on pût craindre des ennemis puissans. Les Galates remirent alors l’autorité à trois de leurs tétrarques, puis à deux, et enfin à un seul. Peut-être ces faibles efforts prolongèrent leur indépendance ; mais que servaient-ils après tout contre l’énorme puissance de Rome ?

Ils vivent au milieu d’un peuple policé, et ne perfectionnent rien. Si l’on en excepte le nom de quelques tétrarques, dont pas un encore ne fut mis, par les Grecs, au rang des grands capitaines, l’histoire ne signale aucun d’entre eux. Jamais ils ne connurent le grand art de la guerre ; tous leurs succès étaient dans leurs excursions. Ils envahissaient et fuyaient, ne sachant ni conquérir ni conserver.

Ce qui frappe d’abord dans ces Gaulois d’Asie et de Grèce, c’est leur parfaite ressemblance avec ceux que nous avons vus en Italie. De l’emportement, du courage, et pas de persévérance dans leurs desseins. Quand Pausanias nous raconte le combat qu’ils livrèrent pour forcer les Thermopyles, on reconnaît les mêmes hommes qui taillèrent en pièces des armées romaines, et les poursuivirent jusque au pied du capitole, mais ne purent aller au-delà.

Alexandre arrivant à l’embouchure du Danube, dans l’île de Peucé, au bord du Pont-Euxin, reçut des députés de plusieurs nations effrayées ou vaincues, et parmi eux se trouvaient des Gaulois d’Illyrie. Le jeune conquérant leur demanda ce qu’ils craignaient le plus dans le monde. — « Nous ne craignons rien, répondirent-ils, si ce n’est la chute du ciel. » Alexandre se mit à rire, et se tournant vers ses courtisans, traita ces barbares de fanfarons.

Les Romains avaient bien vite jugé que les Gaulois, ardens à entreprendre, se rebutaient facilement. « Au dessus de l’homme, dans leur première attaque, disent-ils, les Gaulois deviennent bientôt plus faibles que des femmes. » Ce défaut devint moins sensible quelquefois, corrigé par l’excellence de la discipline des troupes ou par leur confiance dans des généraux célèbres ; mais il fut toujours celui de la nation. Revenons aux Romains.

Régulus, prisonnier à Carthage, est élargi, sous la condition de ménager la paix avec l’échange des captifs, et de revenir, si le traité ne peut se conclure. Il se rend à Rome, et bien loin de solliciter en faveur de ses compagnons d’infortune, il en détourne le sénat, sous le prétexte que des soldats assez lâches pour se rendre quand ils ont des armes, ne méritent plus le nom de citoyen romain.

Cette conduite paraît héroïque, surtout après qu’elle a été renforcée par les contes absurdes qui accompagnent les derniers momens de Régulus. Disons qu’il termina sa vie d’une manière toute naturelle pendant sa captivité. Mais il semble que l’ignorance ou tout au moins la folle présomption de ce général, ayant seule causé sa défaite, il se montrait aussi noble et surtout bien plus généreux en rendant à la liberté des défenseurs de la patrie que la loi oblige de suivre leur chef.

Il se plaignit d’avoir été abandonné par ses légions, lorsque jamais elles ne combattirent avec plus de courage ; c’est à peine si l’on fit cinq cents prisonniers. Polybe, dont le jugement est trop sûr pour se laisser aller à tous ces faux brillans de gloire, a considéré l’événement du côté que nous l’envisageons nous-même. Ce grand historien peint Régulus comme un homme dur, impitoyable, enivré de ses premiers succès ; et il invite, par son exemple, à se méfier de la fortune, dans le sein de la prospérité.

Les auteurs qui ont cité si fréquemment les actions de ce romain, ne l’ont pas mieux jugé sur sa vie privée que dans ses fonctions militaires. Vers le temps de sa prospérité, il demandait au sénat, dit-on, que si on le laissait à la tête de l’armée, on voulût bien faire labourer le champ qui nourrissait sa famille, attendu que le seul esclave qu’il possédait venait de mourir.

L’état des premiers Romains était celui de laboureur ; la guerre ne leur présentait qu’un métier d’exception ; et s’il leur restait quelque intervalle de tranquillité, ils le donnaient tout entier à l’agriculture. Les plus illustres familles ont tiré leur surnom de la partie de la vie rustique qu’elles cultivèrent avec le plus de succès ; et la coutume de faire son séjour à la campagne, prit tellement le dessus, qu’on institua des officiers subalternes dont l’unique emploi était d’aller annoncer aux sénateurs les jours d’assemblée extraordinaire. La plupart des citoyens ne venaient à la ville que pour les marchés ; et les tribuns profitaient de cette occasion pour les entretenir des affaires de la république. Dans la suite, leur commerce avec les Asiatiques corrompit les mœurs, introduisit le luxe dans Rome, et les assujettit aux vices d’un peuple qu’ils venaient de soumettre à leur empire.




  1. Voyez l’Atlas.
  2. Voy. l’Atlas.
  3. Voy. l’Atlas.