Bibliothèque historique et militaire/Essai sur la tactique des Grecs/Chapitre IV

Essai sur la tactique des Grecs
Anselin (1p. 26-30).

CHAPITRE IV.


Organisation de la Phalange.


L’objet le plus essentiel dans l’art de la guerre est de mettre en ordre une foule d’hommes qui se rassemblent ; de les distribuer en différens corps ; d’établir une mutuelle correspondance entre eux ; d’en régler enfin le nombre et la force proportionnellement à l’armée, pour en faciliter l’arrangement et le développement dans un jour d’action. De petites troupes bien disciplinées défont presque toujours des troupes plus nombreuses, lorsque celles-ci se présentent avec confusion.

L’infanterie grecque se composait de trois ordres. Des combattans aux armes pesantes ou hoplites ; des soldats qui se servaient d’armes moyennes et qu’on nommait peltastes ; enfin, de tous ceux qui faisaient usage des armes de jet, comme le trait, la pierre, le javelot. Cette infanterie légère n’avait ni boucliers, ni bottes, ni casques ; nous la désignerons sous la dénomination générale de psilites.

Les hoplites, qui formaient la force principale de l’armée, portaient une cuirasse ou un corselet, un bouclier ovale, une pique à la grecque ou une sarisse à la macédonienne. Leur chapeau était ou lacédémonien ou arcadien ; ils avaient deux cnêmides (bottines), et souvent une seule pour couvrir la jambe qu’ils avançaient dans le combat. Les peltastes différaient des hoplites par le bouclier (pelta) plus petit et plus léger, ou par la pique moins longue que celle des pesamment armés. Voyons maintenant de quelle manière les Grecs distribuaient ces trois sortes de combattans.

Les hommes ayant été choisis, on les disposait en files. La file ou lochos était composée d’hommes placés les uns derrière les autres, depuis le chef de file, appelé lochagos ou protostate, jusqu’au serre-file nommé ouragos.

On formait la file de huit, dix, douze ou seize hommes, mais le nombre seize parut toujours préférable, parce qu’il convenait le mieux à l’étendue de la phalange, soit qu’on voulût la doubler pour la mettre sur trente-deux de profondeur, ou la dédoubler pour l’étendre. Si l’ordre primitif n’avait été que de huit, et qu’on eût voulu augmenter le front de la phalange, elle devenait sans profondeur. Ces évolutions pouvaient s’exécuter sans gêner les psilites, même quand on les placait derrière, les javelots, les frondes, les arcs portant beaucoup plus loin que la hauteur de la phalange.

Le quart de la file se désignait par le mot énomotie ; c’était la réunion de quatre hommes dont le chef s’appelait énomotarque. Deux énomoties formaient une dimérie ou demi-file qui avait pour chef un dimérite ou hémi-lochite. Remarquons toutefois que les énomoties de Lycurgue se plaçaient sur trois, quatre ou six de front et huit de hauteur ; que, suivant Thucydide, elles étaient sur quatre de front avec une profondeur de huit lors de la première bataille de Mantinée ; qu’à la même bataille, le lochos ne signifiait point une file, mais bien la réunion de cinq cent douze hommes, toujours sur huit de profondeur.

On voit aussi dans la Cyropédie que le mot lochos indique le quart d’une division de cent hommes, nommés taxis. Ce lochos, qui faisait partie de la taxe, était lui-même subdivisé en décades et pemptades ; mais cette formation, attribuée par Xénophon aux troupes de Cyrus, ne peut être regardée comme ayant force d’usage parmi les Grecs. Ce fut Philippe de Macédoine, élève d’Épaminondas, qui parvint à fixer les bases de l’ordonnance dont nous allons parler, en y instituant des sections toujours divisibles par deux.

Nous avons dit que le premier de la file, ou le chef de file, était protostate (homme en avant) : ce nom devenait commun à tous ceux qui occupaient dans la file un rang impair, c’est-à-dire 1, 3, 5, 7, etc. Le second était épistate (homme en arrière), ainsi que tous ceux qui occupaient dans la file un rang pair, comme 2, 4, 6, 8, etc. De sorte que la file se trouvait composée de protostates et d’épistates, rangés alternativement entre le chef et le serre-file. On apportait autant d’attention au choix du serre-file qu’à celui du chef, son poste étant essentiel dans l’action.

La jonction des deux files se nommait syllochisme. Elle se faisait en plaçant les protostates et les épistates de la seconde auprès de ceux de la première file. Tout homme à côte d’un autre était parastate. On entendait aussi par syllochisme la jonction d’un plus grand nombre de files.

Tout le syllochisme ou le système de la totalité des files était nommé phalange. Le rang des chefs de file représentait le front ou la tête de la phalange ; les rangs qui suivaient, jusqu’à celui des serre-files, indiquaient sa profondeur. Tous les parastates bien alignés composaient le rang ; ceux qui étaient compris entre le chef et le serre-file formaient la file.

Les psilites se rangeaient quelquefois derrière la phalange des hoplites, afin qu’ils en fussent protégés et qu’ils les secourussent, en lançant leurs traits par dessus eux. On plaçait la cavalerie tantôt derrière les psilites, tantôt sur les deux ailes : ou bien, lorsqu’une des ailes était couverte par une rivière, un fossé, la mer, on la portait à l’autre aile sur quelque éminence, afin de surveiller l’ennemi.

Les plus habiles tacticiens ayant prescrit pour la phalange des hoplites le nombre 16 584, qui est divisible par deux jusqu’à l’unité, la moitié de ce nombre, ou 8 198, forma la ligne des psilites, et la moitié de 8 192, ou 4 096 fut pour la cavalerie. On comptait toujours mille vingt-quatre files.

Les différens nombres de files réunies avaient autant de dénominations particulières. Dans la phalange des hoplites, deux files jointes faisaient une dilochie ou trente-deux hommes, dont le chef prenait le nom de dilochite.

Quatre files composaient une tétrarchie de soixante-quatre hommes, dont le chef était nommé tétrarque.

Deux tétrarchies formaient une taxiarchie de huit files et de cent vingt-huit hommes ; celui qui la commandait était taxiarque ou centurion.

La taxiarchie doublée formait le syntagme ou la xénagie, de deux cent cinquante-six hommes, ou seize files. Le chef était syntagmatarque ou xénarque.

Le syntagme formait un carré de 16 par 16. Il avait cinq hommes hors de rang : un porte-enseigne, un officier marchant derrière ou serre-file, un trompette, un hupérète ou porteur d’ordres, un héraut.

Deux syntagmes composaient la pentacosiarchie de cinq cent douze hommes, rangés en trente-deux files, dont le chef était pentacosiarque.

Deux pentacosiarchies faisaient la chiliarchie de mille vingt-quatre hommes.

La chiliarchie doublée, la mérarchie ou la tétarchie deux mille quarante-huit hommes en cent vingt-huit files.

Deux mérarchies formaient une phalangarchie de quatre mille quatre-vingt-seize hommes, en deux cent cinquante-six files. C’était un général qui commandait ; il se nommait phalangarque. On appelait aussi cette division stratégie, et le chef stratège.

Deux phalangarchies faisaient la diphalangarchie de huit mille cent quatre-vingt-douze hommes, et de cinq cent douze files. Ce corps formait une corne ou la moitié de l’armée.

Deux diphalangarchies composaient la tétraphalangarchie ou la phalange complète de mille vingt-quatre files, et de seize mille trois cent quatre-vingt-quatre hommes. Il y avait dans cette phalange deux cornes ou diphalangarchies, quatre phalangarques, huit mérarques, seize chiliarque, trente-deux pentacosiarque, soixante-quatre syntagmarques, cent vingt-huit taxiarques, deux cent cinquante-six tétrarques, cinq cent douze dilochites ; c’est-à-dire mille vingt chefs formant un premier rang, et mille vingt-quatre chefs de files.

On comptait trois espèces de distances pour les rangs et pour les files. Dans l’une, le soldat occupait quatre coudées ou cinq pieds huit pouces quatre lignes. Cette première distance était formée à rangs et files ouvertes. Dans la seconde, qui était à rangs et files serrées, l’espace compris entre chaque soldat n’était plus que de deux coudées, ou deux pieds dix pouces deux lignes ; enfin, la troisième distance, à rangs très serrés, présentait une coudée ou un pied cinq pouces une ligne.

La seconde distance se prenait en rapprochant les rangs et les files de manière à pouvoir faire demi-tour à droite ; on la nommait serrement. Mais dans la troisième, appelée sinapisme, c’est-à-dire union des boucliers, le soldat ne pouvait faire ni à droite ni à gauche ; le sinapisme était employé pour soutenir le choc, et la seconde disposition servait pour la charge.

L’intervalle compris entre l’aile droite et l’aile gauche de la phalange complète, était de quatre-vingt-seize pieds, et l’on en comptait quarante-huit pour les deux espaces qui séparaient les deux phalanges simples contenues dans chaque diphalangarchie. Ainsi, en prenant pour base l’ordre à rang serré, point de départ le plus habituel, l’infanterie d’une armée grecque occupait un front de trois mille deux cent soixante-quatre pieds, sur quarante-huit de profondeur.

On choisissait avec une grande attention les officiers ou les chefs de file, qui devaient être les plus grands, les plus forts, les plus braves et les mieux exercés. Le premier rang qu’ils formaient contenait toute la phalange, étant à la mêlée ce que le tranchant est au fer : lui seul divise les corps frappés, le reste ne fait qu’appuyer par sa masse. Les épistates ou ceux du second rang, offraient aussi des gens d’élite, parce qu’en joignant leurs piques à celles des chefs de file dans la charge, ils soutenaient leurs efforts. Ils remplaçaient ceux du premier rang, mis hors de combat, afin d’empêcher la phalange de se rompre. L’importance du soldat des autres rangs se mesurait sur la distance où il était du premier.

Le soldat sous les armes, à rangs et à files serrées, occupait deux coudées ou deux pieds dix pouces deux lignes. La sarisse avait quatorze coudées ou dix-huit pieds neuf pouces deux lignes ; deux de ces coudées étaient cachées par les mains du phalangite ; les onze autres, qui faisaient quinze pieds un pouce, garantissaient son corps. Les sarisses du second rang dépassaient le premier de dix coudées, quatorze pieds deux pouces dix lignes ; celles du troisième rang, de huit coudées, onze pieds quatre pouces six lignes ; celles du cinquième, de quatre coudées, cinq pieds quatre pouces quatre lignes ; celles du sixième, de deux coudées, deux pieds dix pouces deux lignes. Ainsi, chaque chef de file était fortifié par six sarisses. Les dix derniers rangs tenaient la pique droite, mais en pressant les premiers du poids de leur corps, ils augmentaient la force de l’impulsion.

Les psilites étaient ordonnés par le général devant ou derrière la phalange, ou bien sur les ailes, suivant le terrain et les dispositions de l’ennemi. On entremêlait aussi des files d’hoplites et de psilites ; mais ordinairement ces troupes légères se plaçaient sur mille vingt-quatre files comme les hoplites, chaque file ou décurie ne présentant que huit hommes, quoique le mot décurie indiquât qu’elle avait été primitivement de dix combattans.

Quatre files formaient une systase de trente-deux hommes ; deux systases, une pentacontarchie de soixante-quatre ; deux pentacontarchies, une hécatontarchie de cent vingt-huit ; chaque hécatontarchie avait, comme le syntagme, cinq hommes hors de rang : un porte-enseigne, un serre-file, un trompette, un hupérète et un héraut.

Deux hécatontarchies faisaient une psilagie de deux cent cinquante-six ; deux psilagies, une xénagie de cinq cent douze ; deux xénagies, un systremme de mille vingt-quatre ; deux systremmes, une épixénagie de deux mille quarante-huit ; deux épixénagies, un styphe de deux mille quatre-vingt-seize ; deux styphes, un épitagme de huit mille cent quatre-vingt-douze. Huit officiers hors de rang commandaient le tout : quatre épixénarques, et quatre systremmatarques.

Les psilites, quand on les plaça derrière les hoplites, durent prendre des armes qui permettaient de réunir la solidité de la phalange avec l’agilité des troupes légères. Plusieurs écrivains ont regardé cette seconde ligne comme une réserve entièrement séparée des archers et des frondeurs ; mais on ne conçoit pas trop comment les psilites auraient pu arrêter un choc assez violent pour renverser la phalange des hoplites. Toute réserve doit être forte et imposante, où elle ne fait qu’accroître les embarras d’un échec.

D’autres, parmi lesquels on peut citer l’empereur Léon, qui nous a laissé des Institutions militaires, parlent des psilites et des peltastes comme de deux sortes de combattans légèrement armés, qui autrefois auraient été distincts, mais dont ils ne sauraient spécifier exactement la différence.

Nous manquons de documens pour éclaircir ce point d’histoire militaire. Toutefois, on peut supposer qu’en maintes occasions l’on s’aperçut qu’il ne devenait pas facile de manier un corps aussi lourd et aussi embarrassé que la phalange des pesamment armés ; tandis que les gens de traits n’étaient ni assez fermes, ni assez solides pour fournir aux différens besoins de la guerre. On forma donc un autre corps capable de suppléer partout au défaut de l’une ou l’autre troupe ; il prit son nom d’un petit bouclier rond qui le distinguait entièrement des hoplites ; et tels furent ces peltastes qui, dans les armées d’Alexandre, acquirent une réputation égale à celle de la phalange, réputation qu’ils surent conserver sous ses lieutenans quand on partagea l’empire du monde.

Alors, les gens de traits qui gardèrent le nom de psilites, ne furent plus destinés qu’à éclaircir les masses. Ils éloignaient la cavalerie, chassaient des postes importans ceux qui les avaient occupés, reconnaissaient les lieux suspects, s’embusquaient, s’emparaient des endroits élevés, fonction à laquelle leurs armes les rendaient très propres, de même qu’à les défendre parce que personne ne pouvait s’en approcher qu’à travers une nuée de traits. Sur les ailes, les psilites commençaient l’attaque, et lorsque la phalange combattait, ils harcelaient l’ennemi par ses flancs. Ils servaient aussi pour faire rebrousser chemin aux éléphans, ou pour détourner les chariots armés ; enfin, si les phalanges étaient battues, ces troupes devenaient encore nécessaires pour couvrir la retraite.

Tous les peuples de la Grèce n’adoptèrent pas les subdivisions nombreuses de la phalange macédonienne. Les Spartiates étant partagés en cinq tribus, leur armée forma cinq grands corps nommés moras et commandés par un polémarque. On ne peut fixer au juste la force du mora, le témoignage des écrivains laissant beaucoup d’incertitude ; cependant Xénophon dit que sous le polémarque il y avait quatre chefs de lochos, huit chefs de pentecostys, seize chefs d’énomotie ; et Thucydide donne au lochos quatre pentecostys, au pentecostys quatre énomoties, et à l’énomotie tantôt trente-six, tantôt trente-deux combattans. Ce qu’il y a de positif, c’est que les subdivisions de la phalange lacédémonienne se réduisirent à quatre : le mora, le lochos, le pentecostys et l’énomotie. Cette formation fut celle que Xantippe donna aux Carthaginois, quand il fut appelé par eux contre Régulus.