Bibliothèque historique et militaire/Essai sur la tactique des Grecs/Chapitre III

Essai sur la tactique des Grecs
Anselin (1p. 21-26).

CHAPITRE III.


Combat de Salamine. — Xerxès retourne en Asie ; Mardonius continue la guerre. — Bataille de Platée. — Considérations sur le génie militaire des Grec.


Forcés d’abandonner Athènes à la discrétion de l’ennemi, les confédérés prirent des mesures pour l’empêcher d’envahir la Grèce entière. Ils s’emparèrent du Péloponnèse, élevèrent un mur sur l’isthme qui joint cette péninsule au continent, et confièrent la défense de ce poste important à Cléombrote, frère de Léonidas.

Cette mesure fut prise à l’unammité ; mais la même union ne régnait pas dans la flotte. Eurybiade désirait l’amener auprès de l’isthme, afin d’unir les forces de mer à celles de terre ; Thémistocle, d’un avis différent, ne voulait point abandonner un poste aussi important que Salamine, où la flotte croisait alors. « Resserrés dans ce détroit, disait-il, nous opposerons un front égal à celui de l’ennemi ; en pleine mer, la flotte des Perses ayant assez d’espace pour se déployer, nous enveloppera de toutes parts. »

La justesse de cette opinion ne paraissant pas frapper également tous les esprits, Thémistocle eut recours à un stratagème. Un émissaire alla, pendant la nuit, annoncer de sa part à Xerxès, qu’une partie des Grecs, le général des Athéniens à leur tête, voulait se déclarer pour lui ; que les autres, saisis d’épouvante, se préparaient la fuite ; qu’il suffisait de les attaquer pour vaincre ces hommes affaiblis par leurs divisions ; mais qu’avant tout, on devait leur rendre la retraite impossible. Xerxès suivit le conseil artificieux de son ennemi.

L’île de Salamine, placée en face d’Éleusis, forme une grande baie où l’on pénètre par deux détroits, l’un à l’est sur les côtes de l’Attique, l’autre vers l’ouest du côté de Mégare ; le premier, à l’entrée duquel on trouve la petite île de Psyttalie, peut avoir sept à huit cents toises environ en quelques endroits, et beaucoup plus de largeur en d’autres. Xerxès détacha deux cents vaisseaux pour fermer entièrement le passage de l’ouest, qui est le plus étroit.

Tout étant disposé pour le combat (480 av. not. ère), Xerxès voulut en être le spectateur et se plaça sur le mont Égalée, qui dominait Salamine. Sa flotte partit en bon ordre ; cependant, lorsqu’elle entra dans le détroit, elle fut obligée de rétrécir son front et par conséquent de s’affaiblir.

Thémistocle avait prévu ces difficultés es pour les Perses ; il les accrut encore en tirant parti d’une circonstance qui aurait pu paraître indifférente aux yeux d’un chef vulgaire. Il savait qu’un vent périodique assez violent soulevait les flots dans ces parages ; il comptait que ce vent n’aurait aucune action sur les vaisseaux grecs, à cause de leur forme plate et peu élevée, tandis qu’il tourmenterait beaucoup ceux des Perses dont la proue présentait une hauteur considérable.

Il attendit le moment précis pour attaquer et vint fondre sur l’amiral, commandé par Ariabignès, frère du roi : c’était le vaisseau le plus fort de l’armée. Deux navires athéniens suivirent Thémistocle, heurtèrent violemment l’amiral et l’accrochèrent. Le commandant des Perses combattit vaillamment, fut tué en brave, et son vaisseau coulé à fond.

Cette première disgrâce devint fatale aux Perses. L’autorité, si puissante quand elle est réunie dans un seul, perdit toute sa force en se partageant. Les chefs, qui n’étaient plus d’accord entre eux, augmentèrent le trouble et la confusion que la mort d’Ariabignès occasionnait dans l’armée : ce fut un avantage dont les Grecs surent profiter.

Ils fondirent avec tant d’impétuosité sur les barbares, que du premier choc leurs éperons percèrent plusieurs vaisseaux ; ils en rendirent un grand nombre inutiles en brisant leurs rames, et parvinrent à mettre le désordre parmi les Phéniciens. Le reste fut bientôt ébranlé, et les vaisseaux mis en fuite par les Grecs rencontrant ceux qui s’avançaient pour combattre, ils heurtaient les uns contre les autres et se brisaient dans le choc.

Artémise, reine d’Halicarnasse, fit preuve dans cette journée d’une rare présence d’esprit. Cette princesse courageuse montait un vaisseau de la flotte des Perses. Voyant arriver un navire athénien plus fort que le sien, elle imagina une ruse qui lui donnait le moyen d’exercer sa vengeance et de se sauver : Artémise changea de direction, et, poussant son vaisseau sur celui de Damasithyme, roi des Colendiens, avec qui elle avait eu un démêlé quelques jours avant Salamine, elle attaqua son navire et l’abîma. L’Athénien, trompé par cette manœuvre, crut que ce navire faisait partie de l’armée grecque, ou venait de se déclarer pour eux, il cessa de le poursuivre et la reine échappa.

Xerxès, qui connaissait le vaisseau d’Artémise, fut dupe lui-même de cet artifice ; comme les Grecs commençaient à triompher, il s’écria : « Ici les femmes combattent en hommes et les hommes en femmes. »

La nuit termina cette bataille mémorable. Les Grecs avaient à peine quarante vaisseaux endommagés ou coulés à fond ; les Perses en perdirent plus de deux cents, sans compter ceux qui furent pris avec tout leur équipage.

Le lendemain du combat, Xerxès forma le projet de joindre au continent l’île de Salamine par un pont de bateaux et d’y faire passer son armée. C’était une entreprise hardie qui allait mettre la Grèce à deux doigts de sa ruine ; cependant Mardonius, gendre du roi, lui conseilla de faire une retraite honorable en emmenant la plus grande partie de ses troupes. Avec des corps d’élite, Mardonius se chargeait d’achever la conquête de la Grèce, ce qui devait remplir le but de l’expédition.

Thémistocle prouva qu’il était digne de concevoir et d’exécuter les plus hautes entreprises, en ne se montrant pas moins habile après le succès qu’avant le combat. On voulait rompre le pont de bateaux construit par les Perses, et couper ainsi leur retraite. Thémistocle s’empressa de faire répandre ce bruit dans l’armée de Xerxès, afin d’engager ce prince à hâter son départ. Le désespoir fait naître le courage, et l’on doit bien se garder de l’appât d’une victoire complète, en ôtant à l’ennemi tout moyen d’échapper. D’ailleurs, les déroutes, si meurtrières pour les vaincus, n’occasionnent aucune perte aux vainqueurs ; et c’est une des grandes maximes de la guerre, qu’il faut faire un pont d’or à son ennemi pour faciliter sa fuite.

Xerxès repassa la mer avec précipitation et laissa trois cent mille hommes à Mardonius pour terminer la guerre. Les armées combinées des Athéniens et des Lacédémoniens se montaient à cent dix mille hommes, sous la conduite de Pausanias et d’Aristide. Mardonius chercha d’abord à gagner les Athéniens, et n’ayant pu réussir, marcha sur Athènes que les habitans abandonnèrent encore. Cette ville fut de nouveau livrée au pillage et à l’incendie.

Craignant d’être attaqué dans l’Attique, pays montueux, où la supériorité du nombre était inutile, Mardonius eut la sagesse de retourner en Béotie, et de se fortifier par des ouvrages bien ordonnés sur la rive gauche de l’Asopus.

En cas de revers, il voulait se ménager un asile. Les Grecs, s’étant laissé tromper sur la marche de Mardonius, n’arrivèrent que long-temps après les Perses, et campèrent de l’autre côté du fleuve, sur les pentes du Cithéron. Il y avait de part et d’autre un risque égal à quitter les positions ; les deux armées restèrent dix jours en présence.

Le onzième, les Grecs reçurent un avertissement pendant la nuit : les Perses devaient attaquer le lendemain matin. Pausanias et Aristide jugèrent convenable, dans les dispositions qu’ils prirent pour l’ordre de bataille, d’opposer les Athéniens aux Perses, et les Lacédémoniens aux autres troupes auxiliaires. L’avantage de cette combinaison revenait aux Grecs, car on allait les mettre en face d’adversaires qui connaissaient leur valeur. Cependant, soit que cette résolution eût été prise trop tard, ou qu’on ne l’eût pas exécutée avec assez de promptitude, le mouvement s’opérait encore quand le point du jour arriva.

Mardonius fut bien étonné de trouver les Grecs sous les armes ; toutefois il pénétra le dessein de Pausanias et d’Aristide. Ne pouvant plus les surprendre, Mardonius ne voulut pas perdre son avantage ; il masqua sa manœuvre, fit passer les Perses à sa droite, et rétablit les premières dispositions de ses troupes.

Ce général fit preuve d’une bien plus grande connaissance de la guerre, en occupant les passages par où les vivres arrivaient au camp des Grecs, leur interceptant même l’eau, ce qui les obligea de se retirer vers une place où ils devaient en trouver plus abondamment.

Le camp fut levé pendant la nuit avec un désordre extrême. Les Spartiates et les Athéniens avaient retardé leur départ jusqu’au lever de l’aurore ; ces derniers prirent le chemin de la plaine ; les Lacédémoniens, suivis de trois mille Tégéates, défilèrent au pied du mont Cithéron. Ils furent atteints par la cavalerie persane. Mardonius lui-même, à la tête de ses meilleures troupes, passa le fleuve et soutint sa cavalerie, pendant que les Grecs auxiliaires qui composaient son aile droite tombaient sur les Athéniens et les empêchaient de donner du secours aux Spartiates.

La promptitude avec laquelle Mardonius conduisit cette attaque et les dispositions qu’il prit pour empêcher les différens corps de communiquer entre eux, méritent de grands éloges ; aussi tant qu’il vécut, les Grecs coururent le plus imminent danger ; mais ce grand capitaine tomba, frappé d’un coup mortel, et le corps d’élite au milieu duquel il combattait, découragé à l’aspect d’une pareille perte, ayant fléchi un instant, les autres tournèrent le dos et abandonnèrent la victoire.

Pendant ce temps, les Athéniens, favorisés par la supériorité de leurs armes, obtenaient séparément des succès sur les barbares. Artabaze qui commandait un corps de quarante mille hommes, voyant les Perses en déroute, loin de faire des efforts pour rétablir le combat, s’enfuit en toute hâte, avec l’intention d’arriver le plus tôt possible à l’Hellespont.

Si l’on en excepte les Béotiens, tous les Grecs du parti du roi se conduisirent lâchement de dessein prémédité, et se retirèrent vers la ville de Thèbes. Quant aux Perses, battus et mis en fuite par les Spartiates, ils se sauvèrent en désordre dans leurs retranchemens, où ils furent forcés et exterminés.

La bataille de Platée (479 av. not. ère) eut pour résultat l’anéantissement de l’armée perse ; mais les Grecs y furent plutôt servis par les événemens que par leur propre mérite. C’est ce qui a fait dire qu’en cette occasion les dieux eux-mêmes s’étaient rendus les auxiliaires de ces héros défenseurs de la liberté. En effet, cette retraite exécutée devant l’ennemi avec assez peu de précautions pour s’exposer à être attaqués séparément, ne pouvait manquer de devenir funeste aux Grecs, sans la mort de Mardonius, celle de Masistius, général de la cavalerie persane, et surtout sans la défection d’Artabaze, trois incidens sur lesquels on ne pouvait raisonnablement pas compter.

Après la bataille de Platée, on continua de combattre, mais Xerxès ayant été assassiné, Artaxerxès, son successeur, crut devoir terminer une guerre qui durait depuis cinquante et un ans, et pendant laquelle l’empire des Perses avait éprouvé des secousses considérables. Il accepta un traité où l’on stipula que toutes les villes grecques situées en Asie seraient déclarées libres, et que les troupes d’Artaxerxès n’approcheraient de la Grèce qu’à une distance telle qu’elles ne pussent inspirer aucune inquiétude.

Pendant cette longue guerre, la frugalité des Grecs leur donna sans doute une grande supériorité sur des ennemis efféminés ; mais ce fut peut-être la moindre cause de leurs succès. L’habitude des exercices militaires et l’habileté de leurs généraux y contribuèrent encore plus. On ne regardait point ces connaissances comme des choses de pure curiosité ; on ne croyait pas non plus que l’ignorance dût être le partage des gens de guerre ; alors les soldats étudiaient et les philosophes portaient les armes. Les professions n’étaient point isolées et séparées les unes des autres, comme elles l’ont été depuis dans les gouvernemens monarchiques. Tous les citoyens, sans aucune exception, étaient obligés de servir la patrie ; il ne leur était permis de négliger aucun des talens qui pouvaient lui être utiles ; chacun rivalisait pour les acquérir au degré le plus éminent.

Les princes et les républiques entretenaient à leurs frais des maîtres qui enseignaient la tactique, c’est-à-dire la science de ranger les troupes et de les dresser aux différentes évolutions militaires. À Pella, capitale de la Macédoine, il y avait un grand nombre de tacticiens qui touchaient des appointemens considérables. Cette libéralité des princes n’a pas peu contribué à la gloire que les Macédoniens se sont acquise.

Le mérite militaire particulier aux Grecs, depuis l’origine de leur milice jusqu’à nos jours, a toujours résidé dans la tactique proprement dite. Nous verrons cependant que le plan formé par Alexandre pour la conquête de l’Asie, est une conception de stratégie des plus savantes, qui pourrait encore aujourd’hui servir de modèle à tout conquérant. Le passage suivant, tiré de la Cyropédie, prouve d’ailleurs qu’encore que les Grecs fissent de la tactique la base de l’art de la guerre, ils ne la considéraient cependant que comme une petite partie des connaissances d’un général.

« Je me souviens, dit Cyrus à Cambyse, que vous ayant prié de donner une récompense à celui qui m’avait enseigné l’art militaire, vous me fîtes des questions sur l’administration d’une armée, et que vous vous mîtes à rire lorsque je vous avouai que je ne connaissais que les ordres de bataille. À quoi cela vous servira-t-il, me dîtes-vous, si vos troupes manquent du nécessaire, si les maladies les tourmentent, ou qu’elles soient mal disciplinées ? Vous a-t-on appris de quelle manière on dispose une marche selon qu’elle a lieu la nuit ou le jour ; dans les montagnes, dans un défilé ou dans une plaine ? Savez-vous comment il faut camper et poser vos gardes ; dans quel cas on doit attaquer ou faire retraite ; quelles sont les précautions à prendre en passant près d’une ville ennemie ; par quel moyen on peut se préserver des gens de trait ? … Vous me fîtes comprendre que les ordres de bataille, proprement dits, ne sont qu’une bien petite partie de la science de l’homme de guerre. »

Il ne nous reste aucun écrit capable de nous faire juger des progrès que les anciens avaient faits dans cette vaste science qu’ils appelaient l’art de commander les armées. Ces livres dogmatiques existaient pourtant encore du temps des écrivains qui sous le règne des empereurs, ont essayé de traiter ces matières difficiles. Ce que nous en lisons aujourd’hui peut nous faire supposer qu’on avait réuni un grand nombre d’exemples et de faits, et qu’on en déduisait ensuite des maximes.

Annibal sifflait un de ces docteurs militaires qui, le papier et le crayon à la main, osait discourir avec lui sur les grandes opérations de la guerre. C’est que le génie ne connaît point d’entraves ; que l’esprit mathématique, si nécessaire pour la rectitude des idées qui sont accessibles à nos sens, ne peut plus servir de guide dans ces hautes spéculations qui dépassent les bornes de notre intelligence. Ce docteur plaçait Annibal dans le cercle tracé par Popilius ; le grand homme n’y voulait pas rester.

L’ordre général des Grecs consistait dans la ligne pleine avec de très petits intervalles entre les principales divisions. Cette ordonnance est à la fois la plus compliquée et la plus aisée à expliquer dans ses moindres détails. Comme il devient absolument nécessaire, pour l’intelligence des auteurs que nous nous proposons de publier, de donner le mécanisme de la formation et de la composition d’une armée grecque, nous allons le faire d’après la tactique qui nous est parvenue sous le nom d’Élien et sous celui d’Arrien.