Bibliothèque historique et militaire/Cyropédie/Livre VIII

La Cyropédie
Traduction par Jean-Baptiste Gail.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAnselin (1p. 738-767).

LIVRE HUITIÈME.

Chapitre premier. Cyrus ayant cessé de parler, Chrysante se leva, et dit : « Mes amis, ce n’est pas d’aujourd’hui ni dans cette seule occasion, que j’ai reconnu qu’un bon prince ne diffère point d’un bon père. Un père travaille de loin à établir solidement la fortune de ses enfans : de même Cyrus, par les conseils qu’il vient de nous donner, montre qu’il songe à nous assurer un bonheur durable. Mais comme il me paraît avoir passé trop légèrement sur certains points, j’essaierai d’y suppléer en faveur de ceux qui ne sont pas suffisamment instruits. Considérez, je vous prie, si jamais des troupes mal disciplinées ont pris une ville sur l’ennemi, ou défendu contre ses attaques les places de leurs alliés, et si de telles troupes ont été jamais victorieuses. Réfléchissez si une armée est jamais plus aisément défaite, que lorsque chacun songe à pourvoir à sa sûreté particulière ; si jamais on a obtenu quelque succès en désobéissant à ses chefs. Sans l’obéissance, quelles villes seraient bien gouvernées, quelles maisons seraient bien administrées, comment un vaisseau arriverait-il où il doit aborder ? Et nous, n’est-ce pas à la soumission aux ordres de notre général, que nous devons les biens dont nous jouissons ? La soumission faisait que nous allions avec ardeur, la nuit comme le jour, partout où nous étions appelés ; que tout cédait au choc de nos bataillons marchant à la voix de notre chef, et que les ordres étaient ponctuellement suivis. Or si l’obéissance est nécessaire pour acquérir, sachez qu’elle ne l’est pas moins pour conserver. Autrefois plusieurs d’entre nous avaient des maîtres, et ne commandaient à personne : nos affaires maintenant sont en tel état, que nous avons tous des esclaves, les uns plus, les autres moins. Nous voulons qu’ils nous soient soumis ; n’est-il pas juste que nous le soyons également à nos supérieurs ? avec cette différence néanmoins, entre nous et des esclaves, que les esclaves ne servent leurs maîtres que par force, et que nous, si nous voulons agir en hommes libres, nous devons faire de bon gré ce que nous estimons le plus digne de louange. Jetez les yeux sur les états qui sont gouvernés par plusieurs magistrats, vous remarquerez que celui où les citoyens sont le plus empressés à obéir, est le moins exposé à subir la loi d’un vainqueur. Soyons donc assidus à la porte du palais de Cyrus, comme ce prince nous y invite ; exerçons-nous à tout ce qui peut nous garantir la possession des biens qu’il nous importe de conserver ; montrons nous toujours prêts à exécuter ce qu’il plaira à Cyrus de nous ordonner : sachons qu’il ne peut rien faire pour lui qui ne tourne à notre avantage, puisque nos intérêts sont communs, et que nous avons les mêmes ennemis à combattre. »

Après ce discours de Chrysante, plusieurs des assistans, Perses et alliés, se levèrent, approuvant à haute voix ce qu’ils venaient d’entendre. Il fut arrêté que les grands se rendraient tous les jours à la porte, pour y recevoir les ordres de Cyrus, et y demeureraient jusqu’à ce qu’il les congédiât. Ce qui fut alors établi, se pratique encore dans l’Asie, à la cour du roi, par les principaux seigneurs : les habitans des provinces se rendent de même assidûment à la porte des commandans. On a vu jusqu’ici que le but de toutes les institutions de Cyrus, était d’affermir sa puissance et celle des Perses : aussi ont-elles été maintenues constamment par ses successeurs, sauf les variations qu’éprouvent les établissemens humains. Sous les princes vertueux, on observe les lois avec exactitude ; on les viole sous les mauvais princes. Les seigneurs se rendaient donc tous les jours à la porte de Cyrus, avec leurs chevaux et leurs armes, suivant le règlement adopté par les braves guerriers qui avaient contribué à la destruction de l’empire d’Assyrie.

Cyrus créa différens officiers à qui confia divers détails ; la perception des tributs, le paiement des dépenses, l’inspection des ouvrages publics, la garde du trésor, l’approvisionnement de sa maison. D’autres furent préposés à son écurie et à sa vénerie, selon qu’il les jugea propres à bien dresser ses chevaux et ses chiens. À l’égard de ceux qu’il destinait à être les soutiens de sa puissance, il ne commit à personne le soin de les surveiller, persuadé que cette fonction lui appartenait spécialement. Il savait que dans une bataille, ce serait entouré de ces hommes là qu’il combattrait et courrait les plus grands dangers ; que c’était de leurs corps qu’il devait tirer des taxiarques, soit d’infanterie soit de cavalerie ; des généraux capables de commander, à son défaut ; des gouverneurs de villes et de provinces entières ; et même des ambassadeurs : car il regardait comme un objet essentiel, de pouvoir venir à bout de ses desseins sans employer la force. Or il sentait que ses affaires iraient mal, si les hommes chargés des emplois les plus importans n’étaient pas en état de les remplir ; et que les choses au contraire tourneraient à son gré s’ils étaient tels qu’ils devaient être. Il résolut donc de se livrer tout entier à cette surveillance : il pensait que ce serait pour lui un nouveau motif de s’entretenir dans la pratique de la vertu ; persuadé qu’il est impossible d’y exciter les autres en n’en donnant pas l’exemple.

Pénétré de ces vérités, il comprit que pour surveiller les grands, il lui fallait avant tout du loisir : mais il voyait d’un côté, que les dépenses nécessaires dans un empire aussi vaste que le sien, ne lui permettaient pas de négliger la partie des finances ; de l’autre, que s’il voulait y veiller par lui-même, il ne lui resterait pas, à cause de l’étendue de ses domaines, un seul moment pour s’occuper d’un objet d’où dépendait le salut de l’empire. Comme il cherchait par quel moyen il pourrait à-la-fois bien administrer ses finances et se ménager du loisir, il s’avisa de prendre pour règle de conduite, l’ordre qui s’observe dans les corps militaires. Les dizainiers veillent sur leur dizaine ; ils sont surveillés par les lochages, ceux-ci par les chiliarques, qui le sont à leur tour par les myriarques : en sorte que dans la plus nombreuse armée, il n’est personne qui ne reconnaisse un supérieur ; et quand le général veut la faire agir, il lui suffit d’adresser ses ordres aux myriarques. Cyrus forma sur ce modèle son plan d’administration : ainsi tout se réglait en conférant avec peu de personnes, et il lui restait plus de temps libre que n’en a le chef d’une maison ou le commandant d’un vaisseau. Après avoir établi cet ordre, il engagea ses amis à s’y conformer, et par-là les fit participer au loisir qu’il s’était procuré.

Il s’appliqua dès-lors à rendre les hommes qu’il s’était associés, tels qu’il les désirait. Si quelqu’un d’entre eux, assez riche pour vivre sans être obligé de travailler, manquait de venir à la porte, il lui en demandait la raison. Il présumait que ceux qui s’y rendaient assidûment, étant sans cesse sous ses yeux, ayant d’ailleurs des gens vertueux pour témoins de leur conduite, n’oseraient rien faire de criminel ou de honteux ; et que l’absence des autres avait pour cause, ou la débauche, ou quelques mauvais desseins, ou de la négligence.

Dans cette persuasion, voici comment il s’y prenait pour forcer même ceux-ci à se présenter. Par son ordre, quelqu’un de ses plus intimes amis allait se saisir de leurs biens, en disant simplement qu’il prenait ce qui lui appartenait. Ceux qui étaient dépouillés accouraient pour s’en plaindre : Cyrus feignait long-temps de n’avoir pas le loisir de les entendre ; et quand il les avait entendus, il renvoyait à un terme éloigné l’examen de leur affaire. Il espérait ainsi les accoutumer à faire assidûment leur cour, se rendant moins odieux que s’il les eût contraints par une punition. Voilà son premier moyen pour les rappeler à leur devoir : il en avait encore d’autres, comme de charger des commissions les plus faciles et les plus lucratives ceux qui se rendaient exactement au palais, et de n’accorder aucune grâce à ceux qui y manquaient. Le plus puissant de tous, mais qu’il n’employait que contre celui qui avait résisté aux précédens, était de le dépouiller réellement de toutes ses possessions, pour les donner à d’autres de qui il comptait tirer plus de services ; par-là il remplaçait un mauvais ami par un ami utile. Le prince aujourd’hui régnant en Perse, ne manque pas, lorsque quelqu’un qui doit se trouver à la cour s’en dispense, d’en demander la raison.

Telle était la manière d’agir de Cyrus à l’égard des absens. Pour ceux qui se présentaient régulièrement, il croyait qu’étant leur chef, il les exciterait infailliblement aux actions vertueuses, si toute sa conduite leur offrait des exemples de vertu. Il convenait que les lois écrites peuvent contribuer à rendre les hommes meilleurs ; mais il disait qu’un bon prince est une loi voyante qui observe en même temps qu’elle ordonne, et punit la désobéissance.

D’après ces principes, il commença par le culte divin : il s’en occupa avec d’autant plus de zèle, qu’il était parvenu au plus haut point de prospérité. Il établit des mages, pour célébrer les Dieux dès la naissance de l’aurore, et pour offrir chaque jour des victimes à celles des divinités qu’ils désigneraient : institution suivie sans interruption sous les rois ses successeurs. Les Perses suivirent son exemple, soit qu’ils crussent qu’en imitant le zèle religieux d’un chef constamment heureux, ils en deviendraient plus heureux eux-mêmes, soit uniquement dans la vue de lui plaire. Lui, de son côté, regardait leur piété comme sa sauve-garde ; de même que les navigateurs se croient plus en sûreté dans leur vaisseau avec des gens de bien qu’avec des impies. Il était d’ailleurs persuadé que plus ceux qui l’approchaient craindraient les Dieux, moins ils se rendraient coupables d’aucune mauvaise action les uns envers les autres, et envers lui, qui les avait comblés de bienfaits. Il espérait qu’en se montrant rigide observateur de la justice, et soigneux d’empêcher qu’il fût fait aucun tort à ses amis ou à ses alliés, il les accoutumerait à s’abstenir de tout gain illicite, et à ne chercher que des profits légitimes. Il se persuadait qu’il inspirerait mieux la pudeur s’il les respectait assez tous pour ne jamais rien dire ou rien faire devant eux qui pût la blesser : c’est qu’il savait que les hommes sont naturellement plus disposés à respecter, non pas seulement leur supérieur, mais leur égal, quand il se respecte, que lorsqu’il se manque à lui-même ; et que plus une femme est modeste, plus elle inspire de vénération.

Pour maintenir la subordination, il affectait de récompenser plus libéralement l’obéissance prompte que les actions brillantes et périlleuses : jamais il ne s’écarta de cette pratique. Il formait les autres à la tempérance par l’exemple de la sienne. En effet, lorsque celui qui peut être impunément ou violent ou injuste, sait se modérer, les gens moins puissans n’oseraient commettre ouvertement ni violence ni injustice. Il mettait une différence entre la pudeur et la tempérance : l’homme qui a de la pudeur, disait-il, craint de faire à découvert une action honteuse ; l’homme tempérant s’en abstient même en secret. Il jugeait qu’il donnerait une grande leçon de modération, en montrant que les plaisirs qui s’offraient sans cesse à lui ne pouvaient le distraire de ses devoirs, et qu’il ne se les permettait que comme délassement d’un travail honnête. Par cette conduite, il fit qu’à sa cour ceux des classes inférieures se tenaient toujours dans les termes de la déférence et du respect envers leurs chefs, et que les uns et les autres se traitaient mutuellement avec tous les égards de l’honnêteté. On n’y entendait ni les éclats de la colère, ni les ris d’une joie immodérée : tout s’y passait avec décence. C’est ainsi que les Perses vivaient dans le palais de Cyrus ; tels étaient les exemples qu’ils avaient sous les yeux.

Pour former aux exercices militaires ceux pour qui il jugeait ces exercices indispensables, il les menait à la chasse, regardant ce divertissement comme une excellente préparation au métier de la guerre, surtout pour la cavalerie. La nécessité de poursuivre un animal qui fuit, oblige effectivement le cavalier à se tenir ferme sur son cheval, dans toutes sortes de terrains, en même temps que le désir de faire valoir son adresse et d’atteindre sa proie, le rend agile et dispos. C’était à la chasse surtout, qu’il les accoutumait à la tempérance, au travail, à supporter le froid, le chaud, la faim, la soif. Aussi, le roi de Perse et ses courtisans ont-ils conservé cet usage.

Cyrus pensait, comme on l’a vu par ces détails, qu’un prince n’est point digne de commander, s’il n’est plus parfait que ses sujets. En exerçant ainsi les siens, il s’exerçait lui-même plus assidûment qu’aucun d’eux à la tempérance, aux manœuvres militaires, et à toutes les parties de l’art de la guerre. En effet, il ne les menait à la chasse que dans le temps où les affaires lui permettaient de sortir de la ville, mais pour lui, quand elles exigeaient qu’il y demeurât, il chassait, avec ses eunuques, les animaux renfermés dans son parc, et ne prenait jamais de repas qu’après s’être fatigué jusqu’à suer. Il ne voulait pas même qu’on donnât à manger aux chevaux avant de les avoir travaillés. Cette application continuelle lui avait acquis une grande supériorité dans toute sorte d’exercices ; et il sut procurer aux siens la même supériorité, tant par ses exemples, que par son attention à récompenser ceux qui montraient une plus noble ardeur, soit en leur distribuant des présens ou leur donnant des commandemens, soit en leur assignant des places distinguées ou leur accordant d’honorables prérogatives. De là naissait une émulation générale, chacun ambitionnant de mériter son estime.

Je crois avoir remarqué dans la conduite de Cyrus, qu’une de ses maximes était qu’un prince, pour s’attacher ses sujets, ne doit pas se contenter de les surpasser en vertu, mais qu’il doit encore user d’une sorte d’artifice. Il prit donc l’habillement des Mèdes, et engagea les grands à l’imiter ; parce que cet habillement a le double avantage de cacher les défauts du corps et de faire paraître les hommes plus grands et plus beaux : car la chaussure médique est faite de manière qu’on peut placer en dedans, sans qu’on s’en aperçoive, de quoi hausser la taille. Il approuvait que les Perses se peignissent les yeux, afin de les rendre plus vifs, et qu’ils se fardassent le visage, pour relever la couleur naturelle de leur teint. Il leur recommandait de ne jamais ni cracher, ni se moucher en présence de personne ; et surtout de ne tourner jamais la tête pour regarder aucun objet, comme n’étant réellement affectés de rien. Tout cela lui semblait propre à environner les chefs de respect.

Tels étaient les exercices et l’appareil fastueux auxquels il accoutumait ceux qu’il appelait au commandement : quant à ceux qu’il destinait à la servitude, loin de les exciter à embrasser la vie laborieuse des hommes libres, il ne leur permettait même pas l’usage des armes ; mais il veillait à ce que pendant les exercices de leur maîtres, ils ne manquassent point du nécessaire. Quand ils allaient à la chasse pour rabattre les animaux sur les cavaliers qui tenaient la plaine, il trouvait bon qu’ils emportassent des vivres ; ce qui était défendu aux hommes libres. Dans les voyages, il les faisait mener, comme des troupeaux, vers les lieux où ils pouvaient se désaltérer : à l’heure du repas, il s’arrêtait pour leur donner le temps de manger, de peur qu’ils ne fussent tourmentés de la faim. Cette bonté qui ne tendait évidemment qu’à perpétuer leur esclavage, fit qu’ils se montrèrent aussi empressés que les grands, à lui donner le nom de père. Voilà comme il affermit le vaste empire des Perses. Pour lui personnellement, il ne craignait rien des peuples qu’il venait de soumettre : outre qu’il les jugeait lâches, et qu’il les voyait divisés, aucun ne l’approchait ni le jour ni la nuit. Cependant comme il se trouvait parmi eux des personnages distingués, qu’il voyait armés et se tenant étroitement unis ; que plusieurs avaient sous leurs ordres des corps de cavalerie ou d’infanterie ; que quelques-uns d’entre eux joignaient à la noblesse des sentimens, les talens nécessaires pour commander ; que même ils communiquaient fréquemment avec ses gardes, et venaient souvent le visiter, ce qui était inévitable, puisqu’il les employait aussi à son service ; il sentit que ceux-là pourraient trouver plusieurs occasions de lui nuire. En réfléchissant sur les moyens de se garantir de leurs entreprises, il jugea, d’un côté, qu’il n’était pas à propos de les désarmer, et de leur interdire le métier de la guerre ; que ce serait leur faire un injure d’où pouvait naître le bouleversement de l’empire ; de l’autre, que leur refuser l’entrée du palais, et leur témoigner ouvertement de la défiance, ce serait un commencement de guerre. Au lieu d’embrasser l’un ou l’autre de ces expédients, il conclut que le parti le plus sûr pour lui, et le plus convenable, était de se les attacher si fortement qu’ils l’aimassent plus qu’ils ne s’aimaient entre eux. Je vais essayer de montrer comment il y parvint.

Chap. 2. Il se rendit surtout attentif à ne laisser échapper aucune occasion de montrer la bonté de son cœur. Comme il savait qu’il est difficile d’aimer ceux qui paraissent nous haïr, et de vouloir du bien à qui nous veut du mal, il pensait aussi qu’il est impossible que ceux qui se croient aimés haïssent ceux dont il savent avoir reçu des preuves d’affection. Tant que sa situation ne lui permit pas d’être libéral, on le vit donc prévenir leurs besoins, s’employer pour eux, se réjouir avec eux de leurs prospérités, s’affliger de leurs infortunes : mais quand il se vit en état d’être généreux ; il fit réflexion que le plaisir le plus sensible qu’à dépense égale les hommes puissent se faire entre eux, c’est de s’inviter réciproquement à manger. Il voulait donc que sa table, partout également servie, fût toujours couverte de mets, comme pour un grand nombre de convives ; et tout, hors, ce qui devait suffire à son appétit et à celui de ses convives, était par son ordre distribué à ceux de ses amis à qui il voulait donner une marque de souvenir et d’attention. Il en envoyait quelquefois à ceux des gardes qui s’étaient distingués ou par leur vigilance, ou par leur zèle à le servir, ou par d’autres actions estimables : il montrait par-là qu’il connaissait les gens empressés à lui plaire.

Il en usait de même pour les personnes de sa maison dont il avait à se louer. De plus, il faisait apporter devant lui toutes les viandes qui leur étaient destinées, s’imaginant que ce moyen devait produire dans les hommes comme dans les chiens, un attachement plus fort pour leurs maîtres. Voulait-il mettre en honneur quelqu’un de ses amis, il qu’envoyait un plat de sa table. Encore aujourd’hui, les Perses redoublent de respect pour ceux à qui ils remarquent que l’on envoie de la table du roi, parce que cette distinction donne lieu de présumer qu’ils sont en faveur et en grand crédit. Au reste, ce n’est pas seulement pour les raisons que je viens d’alléguer, que les mets envoyés par le roi font tant de plaisir à ceux qui les reçoivent : les viandes qui sortent de sa cuisine ont encore le mérite d’être mieux apprêtées qu’ailleurs ; et l’on ne doit pas plus s’en étonner, que de voir les ouvrages, de quelque genre que ce soit, mieux travaillés dans les grandes villes que dans les petites. Dans celles-ci, le même homme est obligé de faire des lits, des portes, des charrues, des tables, souvent de bâtir des maisons : heureux quand il est assez employé dans ces différens métiers, pour en tirer de quoi vivre. Or il est impossible que l’ouvrier qui s’occupe à tant de choses, réussisse en toutes également. Au contraire dans les grandes villes, où une multitude d’habitans ont les mêmes besoins, un seul métier suffit pour nourrir un artisan ; quelquefois même il n’en exerce qu’une partie : tel cordonnier ne chausse que les hommes, tel autre les femmes : l’un gagne sa vie à coudre, l’autre à couper les cuirs : entre les tailleurs, celui-ci coupe l’étoffe, celui-là ne fait qu’en assembler les parties. Nécessairement un homme dont le travail est borné à une seule espèce d’ouvrage, y excellera. On peut en dire autant de l’art de la cuisine. Celui qui n’a qu’un seul homme pour faire son lit, arranger sa table, pétrir le pain, préparer son repas, doit tout prendre comme on le lui présente : mais dans les maisons ou chacun a sa tâche particulière, l’un de faire bouillir les viandes, l’autre de les rôtir, celui-ci de cuire le poisson dans l’eau, celui-là de le griller ; un autre de faire le pain, non de différentes sortes, mais de la seule qui convient à son maître ; il me semble que chaque chose doit être à son point de perfection. Voilà pourquoi les mets qu’on servait à la table de Cyrus, et dont il faisait des distributions, étaient mieux apprêtés que chez les particuliers.

Je ne dois pas omettre de parler des autres moyens dont il usait avec une adresse merveilleuse, pour se faire aimer. S’il eut l’avantage d’être le plus riche des mortels, il eut le mérite bien plus précieux, de les surpasser tous en libéralité ; et cette vertu dont il a été l’exemple, a passé à ses successeurs, qui donnent avec magnificence. Quel prince, en effet, enrichit plus ses amis que le roi de Perse ? Quel autre habille plus superbement les gens de sa suite, et distribue, comme lui, des bracelets, des colliers, des chevaux à freins d’or ? ornemens qui ne sont permis en Perse qu’autant qu’on les a reçus du roi. Quel autre souverain a plus mérité, par ses bienfaits, que ses sujets le préférassent à leurs frères, à leurs pères, à leurs enfans ? Quel autre peut aussi facilement que lui, se venger de nations ennemies séparées par un intervalle de plusieurs mois de marche ? Et pour revenir à Cyrus, quel autre conquérant fut, après sa mort, honoré du titre de père par les peuples dont il avait détruit l’empire ? titre qui certes annonce plutôt le bienfaiteur que le spoliateur.

Nous savons de plus, que c’est par des largesses et d’honorables distinctions, qu’il s’attacha ces hommes qu’on appelle les oreilles et les yeux du roi. Sa générosité envers ceux qui lui apportaient des avis importans, excitait les autres à observer et écouter tout ce qu’ils croyaient pouvoir l’intéresser : ce qui a donné lieu de dire que les rois de Perse ont beaucoup d’yeux et beaucoup d’oreilles. On se tromperait si on croyait qu’il leur fût plus avantageux de n’avoir qu’un seul œil bien choisi. Outre qu’un seul homme ne peut voir et entendre que peu de choses, cette commission exclusive, donnée à un seul, emporterait une défense tacite à tout autre de s’en mêler ; et comme celui-là serait généralement connu, on s’en défierait. Mais il n’en est pas ainsi : le roi écoute quiconque assure avoir vu ou entendu des choses qui méritent attention ; et voilà pourquoi on dit qu’il a plusieurs yeux et plusieurs oreilles. Par la même raison, on craint autant de rien dire qui lui déplaise, et de rien faire qu’il n’approuve pas, que s’il était à portée d’entendre et de voir. Aussi, loin qu’on osât parler mal de Cyrus, chacun n’était pas moins réservé dans ses discours, que si tous les assistans eussent été les yeux et les oreilles du prince. Or d’où venait cette disposition des esprits, sinon de ce qu’il récompensait magnifiquement les plus petits services ?

Il n’est pas étonnant que possédant tant de richesses, il ait été si libéral : mais ce qu’on ne saurait trop admirer, c’est qu’étant sur le trône, il se soit piqué de porter plus loin que ses amis les devoirs et les soins de l’amitié ; jusque là qu’on prétend qu’il ne craignait rien tant que d’être vaincu par eux sur cet article. On raconte qu’il avait coutume de dire que la conduite d’un bon roi ne diffère point de celle d’un bon pasteur ; que comme le pasteur ne tire de profit de ses troupeaux, qu’autant qu’il leur procure l’espèce de bonheur dont ils sont susceptibles, de même le roi n’est bien servi par ses sujets qu’autant qu’il les rend heureux. Sera-t-on surpris qu’avec de pareils sentimens, il ait eu l’ambition de se distinguer entre tous les hommes par la bienfaisance ?

À ce sujets je rapporterai la belle leçon qu’il fit un jour à Crésus. Ce prince, dit-on, lui représentait qu’à force de donner il deviendrait pauvre, tandis qu’il pouvait entasser dans son palais plus de richesses qu’aucun homme en eût jamais possédé. « Combien d’or, lui demanda Cyrus, crois-tu que j’aurais aujourd’hui, si, conformément à ton conseil, je l’avais accumulé depuis que je règne ? » Crésus fixa une très grosse somme. « Eh bien, répartit Cyrus, envoie avec Hystaspe que voici, un homme qui ait ta confiance : toi Hystaspe, vas trouver mes amis ; apprends-leur que j’ai besoin d’argent pour une affaire (j’en ai effectivement besoin) ; dis à chacun d’eux de m’en fournir le plus qu’il pourra, et d’en donner l’état, signé et cacheté, à l’envoyé de Crésus, qui me l’apportera. » Il écrivit des lettres qui contenaient ce qu’il venait de dire, les munit de son sceau, et chargea Hystaspe de les porter : par ces mêmes lettres, il demandait que l’on reçût comme un de ses amis celui qui les leur remettrait. Hystaspe étant de retour avec l’envoyé de Crésus, qui apportait les réponses : « Seigneur, dit-il à Cyrus, tu peux désormais me compter parmi tes plus riches sujets ; tes lettres m’ont valu des présens innombrables. — Voilà donc déjà, dit le prince à Crésus, un fonds sur lequel je puis compter : mais, ajouta-t-il, considère ce qui m’est offert par mes amis, et calcule à quoi montent les sommes dont je pourrais disposer en cas de besoin. » Crésus, en ayant fait le calcul sur les états, trouva, dit-on qu’elles excédaient de beaucoup celles que, selon lui, Cyrus aurait pu amasser s’il eût été moins libéral. « Tu vois, reprit Cyrus, que je ne suis pas si pauvre que tu pensais : et tu voudrais que pour grossir mon trésor, je m’exposasse à l’envie, à la haine publique, et que je payasse des gens pour le garder ? Crésus, les amis que j’enrichis, voilà mes trésors, ils sont, pour ma personne et pour mes biens, une garde plus sûre que ne seraient des mercenaires. Je ferai cependant un aveu ; c’est que loin de pouvoir surmonter cette passion des richesses que les Dieux ont mise dans nos âmes en nous faisant tous pauvres, j’en suis au contraire aussi avide que les autres hommes : mais je crois différer d’eux. Quand ils ont plus d’argent qu’il ne leur en faut pour leurs besoins, ou ils l’enfouissent, ou ils le laissent rouiller, ou ils passent leur temps à le compter, à le mesurer, à le peser, à le remuer, à le contempler : cependant, avec tout cet argent dans leurs coffres, ils ne prennent pas plus d’alimens que leur estomac n’en peut contenir, autrement ils créveraient ; ils ne se couvrent pas de plus de vêtemens qu’ils n’en peuvent porter, autrement ils étoufferaient. Aussi, ces biens superflus ne sont pour eux qu’une source d’embarras. Pour moi, cédant à un penchant naturel, je convoite toujours de nouvelles richesses ; mais lorsque je les acquiers, je subviens aux besoins de mes amis, après avoir satisfait aux miens. En enrichissant les uns, en faisant du bien aux autres, je m’assure une amitié bienveillante d’où je recueille le repos et la gloire, fruits incorruptibles qu’on peut accumuler sans craindre qu’ils s’altèrent. La gloire a cela de propre, qu’elle s’embellit en croissant ; que ses accroissemens en allègent le poids, et qu’elle communique une sorte de légèreté à ceux qui en sont comblés. Apprends, Crésus, que je n’envisage pas comme le souverain bonheur, d’avoir de grands biens uniquement pour les garder : si c’était là le bonheur, rien n’égalerait celui des soldats en garnison dans une ville, puisqu’ils gardent tout ce qu’elle renferme. Celui-là seul, à mon avis, est vraiment heureux par les richesses, qui, après les avoir amassées par des voies justes, sait en user avec noblesse. » Tels étaient les discours de Cyrus ; sa conduite y répondait.

Sa vigilance s’étendait à tout. Il avait observé que les hommes, tant qu’ils se portent bien, sont attentifs à se procurer et à mettre en réserve tout ce qui sert dans l’état de santé, et qu’ils négligent de se munir de ce qui est utile dans le cas de maladie. Voulant remédier à ce défaut de prévoyance, et ne rien épargner sur ce point, il appela auprès de lui d’habiles médecins. Il n’entendait point parler d’instrumens utiles, de remèdes, d’alimens, de liqueurs salutaires, qu’il ne voulût en avoir une provision. Si quelqu’un de ceux à qui il s’intéressait particulièrement, était attaqué d’une maladie, il veillait lui-même à son traitement, et lui faisait donner les secours nécessaires. Le malade recouvrait-il la santé, Cyrus remerciait les médecins de l’avoir guéri avec ses remèdes. Tels étaient entre beaucoup d’autres, les ressorts qu’il employait pour obtenir le premier rang auprès de ceux dont il désirait l’amitié.

Quant aux jeux qu’il proposait, aux prix qu’il assignait pour entretenir une noble émulation, s’ils méritaient des éloges à Cyrus, parce qu’il fournissait par-là des encouragemens à la vertu, ils excitaient aussi des contestations et des disputes entre les grands.

De plus, il avait presque fait une loi à tous ceux qui auraient ou un procès à juger ou quelques différens à l’occasion des jeux, de prendre de concert des juges pour les terminer. On comprend aisément que les deux parties ne manquaient pas de choisir pour juges, ceux des grands auxquels elles étaient le plus attachées ; et il résultait de ces jugemens, que le vaincu, jaloux de son adversaire, devenait ennemi des juges qui ne lui avaient pas été favorables, et que le vainqueur, attribuant son succès à la bonté de son droit, croyait n’avoir obligation à personne.

Il régnait parmi ceux qui prétendaient au premier rang dans l’amitié du prince, une autre espèce de jalousie, celle qui existe entre les citoyens d’une même république : la plupart, loin de se rendre réciproquement de bons offices, ne cherchaient qu’à se supplanter les uns les autres. Je viens de dévoiler les artifices qu’employait Cyrus pour se faire aimer des grands plus qu’ils ne s’aimaient entre eux.

Chap. 3. Racontons maintenant avec quel appareil Cyrus sortit la première fois de son palais : la pompe imposante de sa marche petit être regardée comme un nouveau moyen qu’il employa pour rendre son autorité plus respectable. La veille de la cérémonie, il manda les chefs, tant des Perses que des alliés, et leur donna des robes à la mode des Mèdes. Ce fut alors que commença l’usage de l’habillement médique chez les Perses. En faisant cette distribution, il leur dit qu’il voulait aller visiter avec eux les champs consacrés aux immortels, et y offrir des sacrifices : « Demain, ajouta-t-il, vêtus de vos nouvelles robes, rendez-vous, avant le lever du soleil, aux portes de mon palais, et placez-vous dans l’ordre que Phéraulas vous indiquera. Lorsque je sortirai, vous me suivrez au lieu qui aura été désigné. Si quelqu’un imagine une marche plus pompeuse, il me communiquera ses idées, à notre retour ; car il faut que tout soit réglé de la manière qui vous paraîtra la plus digne et la plus noble. » Après avoir distribué aux principaux chefs les plus belles robes, il en fit apporter un grand nombre d’autres, des plus riches couleurs, comme le pourpre, le brun, l’incarnat, l’écarlate, qu’on avait préparées par ses ordres, et les partagea entre tous les capitaines, en leur disant : « Parez vos amis, comme je viens de vous parer. — Et toi, seigneur, lui dit l’un d’eux, quand songeras-tu à ta parure ? — Le soin que je prends de la vôtre, répondit-il, n’est-il pas pour moi un assez bel ornement ? Certes, si je puis parvenir à vous combler de biens, de quelque habit que je sois revêtu, je paraîtrai toujours magnifique. » Les chefs, s’étant retirés, mandèrent leurs amis et leur distribuèrent les robes.

Cyrus avait reconnu dans le plébéien Phéraulas un homme intelligent, curieux du beau, ami de l’ordre et jaloux de lui plaire : c’était ce même Perse qui avait appuyé l’avis proposé par le prince de régler les récompenses sur le degré du mérite. Il le manda, et le consulta sur ce qu’il y avait à faire pour que la marche fût à-la-fois un spectacle agréable aux sujets bien intentionnés, et propre à inspirer de la terreur aux malveillans. Dès qu’ils furent tombés d’accord sur les moyens, il le chargea de veiller le lendemain à l’exécution de ce qu’ils venaient d’arrêter. « J’ai ordonné, ajouta Cyrus, qu’on fît tout ce que tu prescriras : mais afin qu’on t’obéisse plus volontiers, prends ces robes, et distribue-les aux chefs des doryphores ; prends ces manteaux, pour les donner aux commandans de la cavalerie, et ces autres robes, que tu donneras aux conducteurs des chars. » Phéraulas partit et emporta les présens. En le voyant, chacun des chefs lui disait : « Certes, Phéraulas, te voilà devenu un homme important, puisque c’est de toi que nous apprendrons ce qu’il faut faire. — Pas autant que tu le penses, répondit Phéraulas, puisque désormais je serai chargé de votre bagage : aujourd’hui, voici deux manteaux que je porte ; l’un est pour toi, l’autre pour un de tes camarades ; prends celui des deux qui te conviendra le plus. » La jalousie de l’officier ne tenait pas contre le don d’un manteau ; il finit par le consulter lui-même, pour savoir lequel des deux il prendrait. Lorsque Phéraulas lui eut indiqué le meilleur : « Si tu te vantes, lui dit-il, que je t’aie donné le choix, tu ne me trouveras pas, dans une pareille occasion aussi accommodant. » La distribution finie, conformément à l’ordre de Cyrus, il s’occupa des autres dispositions, afin qu’il ne manquât rien à la magnificence de la marche.

Tout fut prêt le lendemain, avant que le jour parût. On avait posé des barrières des deux côtés du chemin, comme on le pratique encore à présent dans les lieux que le roi doit traverser ; et il n’est permis qu’aux personnes de considération de passer entre ces barrières. Elles étaient gardées par des mastigophores, pour frapper quiconque causerait du désordre. Un corps de quatre mille doryphores était rangé en face du palais, sur quatre de hauteur, deux mille à chaque côté des portes. Toute la cavalerie s’était rendue dans la même place, et avait mis pied à terre, les soldats tenant leur mains cachées sous leurs manteaux, ce qui s’observe de nos jours, toutes les fois qu’on est en présence du roi. Les Perses occupaient la droite du chemin, les alliés la gauche : les chars étaient pareillement rangés des deux côtés en nombre égal. Les portes du palais ouvertes, sortirent d’abord quatre taureaux superbes, qui devaient être immolés à Jupiter et aux autres divinités désignées par les mages. C’est une maxime chez les Perses, que dans ce qui concerne le culte des Dieux, on doit surtout consulter ceux qui sont voués à leur service. Après les taureaux, venaient les chevaux qu’on devait sacrifier au Soleil ; ensuite un char blanc à timon doré : il était orné de fleurs, et consacré à Jupiter. Suivait un autre char blanc, orné aussi de fleurs ; celui-là était consacré au Soleil ; enfin, un troisième, dont les chevaux avaient des housses couleur de pourpre, et derrière lequel marchaient des hommes portant du feu dans un grand bassin.

Parut enfin Cyrus lui-même, monté sur son char, la tête couverte d’une tiare qui s’élevait en pointe ; vêtu d’une tunique mi-partie de pourpre et de blanc, habillement réservé au roi seul, d’un haut-de-chausse d’une couleur vive, et d’un manteau de pourpre. Sa tiare était ceinte du diadème, que portaient aussi ceux qu’il honorait du titre de cousins, et que portent encore ceux qui jouissent de la même distinction. Il avait les mains découvertes : à ses côtés était assis le conducteur du char, homme d’une taille avantageuse, mais qui semblait inférieure à la sienne. Dès qu’on vit Cyrus, tous l’adorèrent en se prosternant : peut-être des gens apostés en donnèrent-ils l’exemple ; peut-être fut-ce l’effet ou de la surprise que causait un spectacle si nouveau, ou de l’admiration qu’excitaient et sa grande renommée et son air majestueux. Ce qui est certain, c’est que jusqu’à ce jour aucun Perse ne lui avait rendu de tels hommages.

Dès que le char fut sorti du palais, les quatre mille doryphores se mirent en marche, deux mille à chaque côté de ce char. Environ trois cents eunuques richement vêtus, et armés de dards, les suivaient à cheval : après eux on menait en main deux cents chevaux de ses écuries, ornés de freins d’or, et couverts de housses rayées. Ils étaient suivis de deux mille piquiers, après lesquels marchait, sous la conduite de Chrysante, le plus ancien corps de cavalerie perse, composé de dix mille hommes rangés sur cent de front et cent de hauteur ; après ce premier corps, un second de dix mille autres cavaliers perses, dans le même ordre, commandés par Hystaspe ; après celui-ci, un troisième de pareil nombre, dont Datamas était le chef ; enfin, un quatrième commandé par Gadatas. Ensuite venaient les cavaliers Mèdes, puis les Arméniens, les Cadusiens, les Saces. Derrière la cavalerie étaient les chars, rangés sur quatre de front, et conduits par le perse Artabate.

Tandis que Cyrus marchait dans cet ordre, une grande multitude le suivait en dehors des barrières. Comme on lui présentait différentes requêtes, il envoya dire par ses eunuques (il en avait toujours trois à chaque côté de son char pour porter ses ordres), de s’adresser à ses officiers, qui lui rendraient compte des demandes. Aussitôt la foule de retourner vers la cavalerie, et chacun de délibérer à qui il s’adresserait. Alors Cyrus manda l’un après l’autre ceux de ses amis dont il voulait augmenter la considération, et leur dit : « Si ces gens qui nous suivent, viennent vous faire des demandes déraisonnables, n’y ayez aucun égard ; si elles sont justes, vous me les communiquerez, afin que nous avisions ensemble aux moyens d’y satisfaire. » Ceux que le prince faisait ainsi appeler, accouraient à lui de toute la vitesse de leurs chevaux ; et leur promptitude à obéir, ajoutait encore à l’éclat de sa puissance. Le seul Daïpharne, homme d’un caractère dur, s’imagina qu’en obéissant avec moins de célérité, il se donnerait un air d’indépendance : Cyrus le remarqua ; et avant que Daïpharne se fût approché de son char, il lui fit dire par un des eunuques qu’il n’avait plus besoin de lui : il ne le demanda jamais depuis. Un autre qui n’avait été averti qu’après Daïpharne, étant arrivé avant lui, reçut de Cyrus en présent, un des chevaux qui marchaient à sa suite ; et l’un des eunuques eut ordre de mener le cheval où l’officier voudrait. Les assistans sentirent tout le prix de cette faveur, et dès lors l’en considérèrent bien davantage.

Lorsqu’on fut arrivé aux champs consacrés aux Dieux, on sacrifia d’abord à Jupiter des taureaux qui furent brûlés en entier ; puis au Soleil des chevaux qui furent consumés de même : on offrit ensuite des victimes à la Terre, suivant les rits ordonnés par les mages ; enfin, aux héros protecteurs de la Syrie. Les sacrifices achevés, comme le lieu était agréable, Cyrus marqua un espace d’environ cinq stades, et commanda aux corps de cavalerie, divisés par nations, de parcourir cette carrière au grand galop. Lui-même courut avec les Perses, et remporta la victoire ; car il s’était exercé plus qu’aucun d’eux à monter à cheval. Entre les Mèdes, Artabate, le même à qui Cyrus avait donné un cheval, fut le vainqueur : entre les Syriens, ce fut leur chef ; entre les Arméniens, Tigrane ; entre les Hyrcaniens, le fils de leur commandant ; entre les Saces, un simple cavalier, dont le cheval devança les autres de presque la moitié du drome.

On rapporte que Cyrus lui ayant demandé s’il voudrait échanger son cheval contre un royaume : « Non certes, répondit-il ; mais je le donnerais volontiers pour acquérir l’amitié d’un brave homme. — Eh bien, reprit Cyrus, je veux te montrer un endroit où tu ne pourrais rien jeter, même les yeux fermés, sans toucher un brave homme. — Montre-le-moi cet endroit, Seigneur, répartit le jeune Sace, afin que j’y lance cette motte de terre ; » et en disant cela, il la ramassait. Cyrus lui montra le lieu où était la plus grande partie de ses amis : le Sace fermant les yeux, y jette sa motte, et atteint Phéraulas, qui exécutait une commission du prince. Phéraulas frappé, loin de tourner la tête, et continua d’aller où son devoir l’appelait. Le jeune homme ouvrant les yeux, demanda qui il avait touché. « Aucun de ceux qui sont ici, dit Cyrus. — Encore moins, répliqua le Sace, quelqu’un de ceux qui n’y sont pas. — Cependant, répartit Cyrus, c’est celui que tu vois courir à cheval avec tant de vitesse, par-delà les chars. — Comment ne s’est-il pas même retourné ? — Il paraît que c’est un fou, » répondit Cyrus. Le Sace le part aussitôt pour voir qui il avait frappé : il trouva que c’était Phéraulas, qui avait la barbe pleine de terre, et inondée du sang qui lui coulait du nez, où il avait reçu le coup. « Tu as donc été frappé, lui dit le jeune homme en l’abordant ? — Tu le vois. — Cela étant, je te donne mon cheval. — Et à propos de quoi, répartit Phéraulas. » Le Sace lui raconta ce qui s’était passé, et ajouta : « Je vois bien que c’est un brave homme que j’ai touché. — Tu aurais mieux fait, reprit Phéraulas, de donner ton cheval à un plus riche que moi ; je l’accepte néanmoins, et je prie les Dieux qui ont permis que tu m’aies frappé, de me mettre en état de faire que tu ne te repentes pas de ton présent : monte sur mon cheval, continua-t-il, et retourne à ton poste ; j’irai incessamment te rejoindre. » Ils firent ainsi l’échange de leurs chevaux. Parmi les Cadusiens, Rathonice remporta le prix. Cyrus ordonna aussi une course de chars, après laquelle on distribua aux vainqueurs, des bœufs pour régaler leurs amis, et un certain nombre de coupes : lui-même il voulut avoir un bœuf pour prix de sa victoire ; mais il fit présent des coupes à Phéraulas, en récompense du bel ordre qu’il avait mis dans la cavalcade. Cette marche pompeuse, imaginée par Cyrus, se renouvelle chaque fois que le roi de Perse sort en cérémonie, excepté qu’on n’y mène point de victimes, quand il ne doit pas sacrifier. Les jeux étant finis, on reprit le chemin de la ville : ceux qui avaient obtenu des maisons s’y retirèrent, les autres retournèrent à leur quartier.

Quant à Phéraulas, il invita le cavalier Sace qui lui avait donné son cheval, à venir loger chez lui, et le combla de présens. À la fin du souper, ayant rempli les coupes qu’il avait reçues de Cyrus, il but à la santé de son hôte, et les lui donna. Le Sace, étonné de la magnificence et de la quantité de meubles, de tapis, qu’il voyait chez Phéraulas, ainsi que de son nombreux domestique : « Sans doute Phéraulas, tu étais en Perse un des citoyens les plus riches ? – Des plus riches ? j’étais au contraire de ceux qui vivent du travail de leurs mains. Dans mon enfance, mon père qui me nourrissait difficilement du sien, m’envoya aux écoles destinées au premier âge : devenu adolescent, comme il ne pouvait me nourrir sans que je travaillasse, il m’emmena aux champs, et me mit à l’ouvrage. Je l’ai nourri à mon tour, tant qu’il a vécu, en cultivant et ensemençant un très petit héritage qui, loin d’être ingrat, se montrait au contraire singulièrement juste : il me rendait avec un peu d’intérêt, la semence que je lui avais confiée ; quelquefois même il rendait généreusement le double. Voilà comme je vivais dans mon pays. Toutes ces richesses que tu vois, je les tiens de la libéralité de Cyrus. — Que je te trouve heureux, s’écria le Sace, surtout parce que tu as été pauvre avant que d’être riche ! je m’imagine qu’ayant éprouvé la disette, tu goûtes beaucoup mieux le plaisir de l’abondance. — Tu crois donc que mon bonheur s’est accru en proportion de ma fortune ? Ignores-tu que je n’ai pas plus de plaisir à manger, à boire, à dormir, que je n’en avais étant pauvre ? Ce que je gagne à ma nouvelle fortune, c’est d’avoir plus de choses à garder, plus de gens à payer, d’être embarrassé de plus de soins. Une foule de valets me demandent les uns du pain, les autres du vin, d’autres des habits ; plusieurs ont besoin du secours des médecins : celui-ci m’apporte les restes d’une brebis déchirée par les loups ; celui-là vient m’annoncer que mes bœufs sont tombés dans un précipice, ou qu’une maladie ravage mes troupeaux : en sorte que mes richesses me causent, à ce qu’il me semble, bien plus de souci que je n’en avais dans le temps de ma médiocrité. — Mais du moins, quand tes biens sont en bon état, la vue de ton opulence te donne un plaisir que je ne puis avoir. — Sache qu’il n’est pas aussi agréable de posséder qu’il est affligeant de perdre ; et tu comprendras que je dis vrai, si tu réfléchis que parmi les riches il n’en est pas un seul que le plaisir de la jouissance contraigne de veiller, tandis que parmi ceux qui ont essuyé des pertes, tu n’en verras pas un que le chagrin n’empêche de dormir. — Soit, répliqua le Sace ; mais aussi tu ne verras personne que le plaisir de recevoir ne tienne éveillé. — J’en conviens ; et j’avoue que s’il était aussi doux de posséder qu’il l’est d’acquérir, les riches seraient sans contredit plus heureux que les pauvres : mais le riche est tenu de faire de grandes dépenses pour le service des Dieux, pour obliger ses amis, pour recevoir ses hôtes ; et quiconque aime l’argent, est fort affligé de le dépenser. — Je ne suis en vérité pas de ces gens-là, reprit le Sace : selon moi, le bonheur de celui qui a beaucoup, consiste à beaucoup dépenser. — Par tous les Dieux, dit Phéraulas, pourquoi ne ferais-tu pas sur-le-champ notre bonheur à tous deux ? Prends tout ce que je possède, uses-en à ton gré ; nourris-moi seulement comme ton hôte, et à moins de frais encore : il me suffira que tu partages avec moi. — Tu plaisantes. — Non, je te le jure, je parle sérieusement : je me charge de plus d’obtenir de Cyrus qu’il te dispense de fréquenter la porte de son palais et d’aller à l’armée. Tu jouiras tranquillement ici des biens que je t’abandonne : j’agis en cela autant pour mon intérêt que pour le tien. Si par mon zèle auprès du prince, je mérite de nouveaux bienfaits, si je fais quelque butin à la guerre, je te l’apporterai pour accroître tes possessions. Délivre-moi seulement de tout cet embarras ; tu me rendras un grand service, et Cyrus t’en saura gré. » L’accord fut conclu entre eux, et aussitôt exécuté. L’un se crut heureux d’être le maître de tant de richesses ; l’autre s’estima plus heureux encore d’avoir un intendant qui lui procurât le loisir de satisfaire ses goûts.

Phéraulas se plaisait surtout dans la société de ses camarades : rien ne lui paraissait plus doux et plus avantageux que de vivre avec ses pareils. Il regardait l’homme comme le plus sensible et le plus reconnaissant des êtres animés. « Qu’un homme, disait-il, sache que vous dites du bien de lui, il parlera de vous avec éloge ; si vous l’obligez, il s’empresse de vous payer de retour ; témoignez-lui de la bienveillance, il en aura pour vous ; il ne peut haïr ceux dont il se voit aimé. Ajoutez qu’entre tous les animaux l’homme se distingue par la piété filiale, par les devoirs qu’il rend à ses parens pendant leur vie et après leur mort. » En un mot, Phéraulas pensait que de tous les êtres vivans, l’homme est le plus reconnaissant et le plus sensible. Ainsi le Perse était ravi de pouvoir, en se déchargeant du soin de ses affaires, se livrer au commerce de ses amis, et le Sace content de posséder de grandes richesses, dont il pouvait disposer à sa volonté. Le Sace aimait Phéraulas, qui apportait toujours : Phéraulas aimait le Sace, qui était toujours prêt à recevoir, et qui malgré le surcroît de soins qu’entraînait l’augmentation de leurs biens, ne troublait point son loisir. C’est ainsi qu’ils vécurent ensemble.

Chap. 4. Les sacrifices achevés, Cyrus voulant célébrer sa victoire par un festin, invita ceux de ses amis en qui il voyait un respect mêlé d’amour, et le plus de zèle pour l’accroissement de son autorité : il invita aussi le mède Artabase, l’arménien Tigrane, le chef de la cavalerie hyrcanienne, et Gobryas. À l’égard de Gadatas, comme il avait le commandement des eunuques, et que le détail de l’intérieur du palais roulait sur lui, lorsque Cyrus avait plusieurs convives à sa table, il ne s’y mettait point, et veillait au service. Dans toute autre circonstance, Gadatas mangeait avec le prince, qui aimait sa société : il en recevait d’ailleurs des marques de distinction si honorables, qu’il était extrêmement considéré des autres courtisans. Quand les conviés furent arrivés, Cyrus ne les plaça point au hasard ; il fit asseoir à sa gauche, comme la partie du corps qu’il est plus dangereux de laisser exposée, celui qu’il estimait le premier de ses amis, le second à sa droite, le troisième à gauche, le quatrième à droite, et ainsi de suite jusqu’au dernier.

Il croyait utile de marquer publiquement par là les degrés de son estime. En effet, il ne peut y avoir d’émulation où les hommes distingués par leur mérite n’obtiennent ni préférences ni récompenses : lorsqu’on voit au contraire les plus vertueux être les mieux traités, tous s’efforcent à l’envi de disputer de vertu. C’est pourquoi Cyrus voulut que tout, jusqu’à l’ordre des séances, servît à désigner ceux qu’il honorait le plus. Mais les places n’étaient pas données à perpétuité : il régla par une loi, que les belles actions élèveraient aux plus honorables, et que le relâchement en ferait descendre. De plus, l’honneur du rang n’était point un stérile avantage ; le prince aurait eu honte que celui à qui il assignait le premier rang, n’eût pas été enrichi de ses dons. Ces réglemens s’observent aujourd’hui comme au temps de Cyrus.

Pendant le souper, Gobryas ne trouva point surprenant que la table d’un si puissant prince fût magnifiquement servie : mais il ne vit pas sans étonnement qu’un homme revêtu de l’autorité suprême, loin de se réserver les plats qui étaient de son goût, s’empressât d’inviter ses convives à les partager avec lui ; qu’il fit même porter à ses amis absens les mets dont il aurait mangé avec le plus de plaisir. Remarquant ensuite que Cyrus, avant de sortir de table, envoyait de différens côtés tout ce qu’on desservait (et la desserte était grande) : « Jusqu’à présent, seigneur, lui dit-il, je ne te mettais au-dessus des autres hommes que pour ta supériorité dans l’art militaire ; mais je jure par les Dieux, que tu excelles encore plus par la bonté de ton cœur. — Aussi est-il bien plus doux, répartit Cyrus, de se signaler par des actes d’humanité que par les talens militaires. — Comment cela ? — C’est qu’on ne prouve son habileté à la guerre qu’en faisant du mal aux hommes ; et pour montrer qu’on est humain, il ne faut que leur faire du bien. »

Quand les convives furent un peu échauffés par le vin, Hystaspe dit à Cyrus : « Seigneur, ne trouverais-tu pas mauvais que je te fisse une question qui m’intéresse ? — Je te saurais au contraire mauvais gré de me céler ce que tu aurais envie de me dire. — Cela étant, dis-moi, je te prie, si toutes les fois que tu m’as mandé, je ne suis pas venu ? — Que dis-tu là ? — T’ai-je obéi nonchalamment ? — Non. — M’as-tu donné quelque ordre que je n’aie pas exécuté ? — Je n’ai point à m’en plaindre. — M’as-tu jamais vu t’obéir, je ne dis pas sans empressement, mais sans plaisir ? — Non, jamais. — Au nom des Dieux, que t’a fait Chrysante pour avoir obtenu une place plus honorable que la mienne ? — Te le dirai-je ? — Assurément. — Et toi à ton tour, ne te fâcheras-tu pas si je te parle franchement ? — Je serai fort aise, au contraire, de voir que tu ne m’as point fait d’injustice.

Eh bien, dit Cyrus, sache d’abord, que Chrysante n’attendait pas qu’il fût mandé ; il me prévenait chaque fois que le bien des affaires l’exigeait : Chrysante ne se bornait pas à exécuter mes ordres : il faisait de lui même tout ce qu’il jugeait pouvoir nous être avantageux. Quand il était nécessaire que je conférasse avec les alliés, Chrysante m’aidait de ses conseils sur ce que je devais leur dire : soupçonnait-il que je désirasse de leur faire savoir certaines choses dont il n’était pas convenable que je leur parlasse, il les proposait comme une idée qui lui était propre. Ne pourrais-je pas dire après cela, qu’il m’a souvent mieux servi que je ne me servais moi-même ? J’ajouterai que Chrysante est toujours content de ce qu’il a, et qu’on le voit sans cesse travaillant à m’agrandir, à me procurer de nouveaux avantages : enfin ce qui m’arrive d’heureux, lui cause plus de joie qu’à moi.

— Par Junon je suis ravi de t’avoir fait ma question. — Pourquoi ? — Parce que je vais m’efforcer d’imiter Chrysante : un seul point m’embarrasse ; à quels signes verra-t-on que je me réjouis de tes succès ? rirai-je, battrai-je des mains ? que faut-il que je fasse ? Que tu danses à la perse, répondit Artabase. » Sur cela, l’assemblée se mit à rire.

Comme le repas se prolongeait, Cyrus adressant la parole à Gobryas : « Dis-moi, Gobryas, serais-tu plus disposé à marier ta fille à quelqu’un de ceux que tu vois ici, que tu ne l’étais quand tu vins nous joindre pour la première fois ? Faut-il aussi, demanda Gobryas, que je te parle sincèrement ? — Sans doute ; ce serait mal répondre à une question, que de ne pas dire la vérité. — Eh bien, sache que je consentirais aujourd’hui beaucoup plus volontiers à ce mariage. — Pourrais-tu m’en dire le motif ? Assurément. — Explique-toi. — C’est qu’alors je ne connaissais de tes amis que leur constance dans les fatigues, et leur intrépidité dans les dangers ; au lieu que je connais à présent leur modération dans la prospérité : or il est plus difficile, selon moi, de rencontrer une homme capable de soutenir la bonne fortune, que d’en trouver un qui sache supporter la mauvaise ; l’une pour l’ordinaire engendre l’orgueil, l’autre inspire toujours la modestie. Entends-tu Hystaspe, reprit Cyrus, le mot de Gobryas ? — Oui, seigneur ; et s’il tient souvent de pareils discours, je rechercherai sa fille avec bien plus d’empressement que s’il étalait à mes regards quantité de vases précieux. J’ai mis par écrit, répartit Gobryas, plusieurs maximes du même genre, dont je te ferai part si tu épouses ma fille. Quant à mes vases, puisque tu parais en faire peu de cas, je ne sais si je ne dois pas les donner à Chrysante, qui, aussi bien, t’a déjà enlevé ta place. » Cyrus prenant la parole : « Hystaspe, dit-il, et vous tous qui êtes ici, quand vous voudrez vous marier, adressez-vous à moi ; vous verrez comment je vous servirai. Et ceux qui voudraient marier leurs filles, reprit Gobryas, à qui faudra-t-il qu’ils s’adressent ? Encore à moi, répondit Cyrus : j’ai pour cela un talent particulier. Quel est ce talent, demanda Chrysante ? — Celui d’assortir les mariages. De grâce, dis moi, répliqua Chrysante, quelle serait, à ton avis, la femme qui me conviendrait le mieux ? — Il faudrait d’abord qu’elle fût de petite taille, parce que tu es petit : si tu la prenais grande, et que tu voulusses l’embrasser lorsqu’elle serait debout, tu serais obligé de sauter comme un petit chien. — Excellente prévoyance, d’autant plus que je suis mauvais sauteur. — Il faudrait qu’elle eût le nez camus. — Pourquoi ? — Parce que le tien est aquilin, et que ces deux espèces de nez s’ajustent parfaitement ensemble. — Ne penses-tu pas aussi qu’à présent que j’ai bien soupé, il me faudrait une femme à jeun ? — Sans doute ; car un ventre plein devient pointu, un ventre vide est camus. Pourrais-tu nous dire, répartit Chrysante, quelle femme conviendrait le mieux à un prince d’un caractère extrêmement froid ? » Cyrus et tous les convives rirent beaucoup de cette question : on en riait encore quand Hystaspe dit au prince : « Seigneur, de ta royauté je n’envie qu’une seule chose. — Eh quoi ? — Le secret que tu as, froid comme tu es, de faire rire les autres. — Tu donnerais donc beaucoup pour que tu fusses l’auteur de ces plaisanteries, et qu’on pût dire à celle à qui tu veux plaire, que tu as le même talent ? » Ils s’égayaient en plaisantant de la sorte.

Après cette conversation, Cyrus fit présent à Tigrane de plusieurs bijoux pour sa femme, en considération de ce qu’elle avait courageusement suivi son mari à la guerre. Il donna un vase d’or au mède Artabase, et un cheval au prince hyrcanien, outre un grand nombre d’effets précieux. « Quanta à toi, Gobryas, je te donnerai un mari pour ta fille. C’est donc moi, dit Hystaspe, que tu lui donneras, afin que je devienne possesseur des écrits de Gobryas. As-tu, reprit Cyrus, un bien qui réponde à celui de sa fille ? — Oui, certainement, et beaucoup plus considérable que le sien. — Où est-il ce bien ? — Là même où tu es assis, puisque tu m’aimes. Ce trésor me suffit, » dit Gobryas ; et tendant la main vers Cyrus : « Seigneur, ajouta-t-il, donne-lui ma fille ; je l’accepte pour gendre. » Cyrus prit la main d’Hystaspe, et la mit dans celle de Gobryas, qui la reçut. Il fit ensuite à Hystaspe de magnifiques présens, pour les envoyer à sa maîtresse ; et tirant à lui Chrysante, il l’embrassa. « Ah ! seigneur, dit Artabase, la coupe que j’ai reçue de toi, et le don que tu viens de faire à Chrysante, ne sont pas du même métal. Je t’en ferai un pareil, répartit Cyrus. Quand, demanda Artabase ? Dans trente ans, répondit le prince. Prépare-toi à me tenir parole, reprit Artabase ; car je compte bien en attendre l’effet, et ne pas mourir avant que tu l’aies acquittée. » Ainsi se termina le souper : tous s’étant levés, Cyrus se leva aussi, et les accompagna jusqu’à la porte.

Le lendemain il renvoya dans leur pays tous les alliés qui avaient embrassé volontairement son parti, excepté ceux qui préférèrent s’établir auprès de lui. Ceux-ci, qui pour la plupart étaient Mèdes ou Hyrcaniens, obtinrent des terres et des maisons que leurs descendans possèdent encore. Les autres qui aimèrent mieux s’en aller, furent comblés de présens ; et tous, tant soldats qu’officiers, furent contens de la générosité du prince. Il fit ensuite distribuer à ses propres troupes les trésors qu’on avait enlevés de Sardes, commençant par les myriarques et par les officiers attachés à sa personne, qui reçurent en proportion de leurs services. La distribution du reste fut confiée aux myriarques, pour être partagée suivant la règle observée à leur égard : chacun des chefs donnait à ses inférieurs la portion qui leur revenait ; ainsi de suite, de grade en grade, jusqu’aux sizainiers, qui firent la répartition à leurs soldats, selon le mérite de chacun ; de sorte que tous furent partagés avec justice. Cette grande libéralité fit parler diversement. Il faut, disaient les uns, que le prince ait des richesses immenses, puisqu’il fait à chacun de nous des dons si considérables. Quelles richesses peut-il avoir, disaient les autres ? on sait qu’il n’est pas d’humeur à thésauriser, et qu’il aime mieux donner que posséder. Cyrus, informé de ce qu’on disait de lui et de ce qu’on en pensait, assembla, outre ses amis, tous ceux dont il jugea la présence nécessaire, et parla en ces termes :

« Chers compagnons, j’ai vu des gens qui veulent paraître plus riches qu’ils ne sont ; ils croient par-là s’attirer plus de considération : mais il leur arrive précisément le contraire ; car quiconque affecte l’opulence, et n’aide pas ses amis en raison de ses facultés, n’y gagne qu’une réputation d’avarice sordide. D’autres s’étudient à cacher leur richesse : à mon avis, ceux-ci ne sont pas moins inutiles dans la société, parce que leurs amis mêmes, ne connaissant point leur fortune, et trompés par l’apparence, n’osent souvent leur découvrir leurs besoins. Pour moi, je pense qu’il est d’un homme loyal de laisser voir à découvert ses richesses, et de s’en servir pour signaler sa générosité. Je veux donc exposer à vos yeux tout ce que je possède : je vous rendrai compte de ce que je ne pourrai vous montrer. » Aussitôt il leur fit voir quantité de riches effets, et leur désigna les objets qui n’étaient pas en vue. « Vous devez croire, mes amis, continua-t-il, que tous ces biens sont à vous autant qu’à moi : je les ai amassés, non pour les dissiper, moins encore pour les consumer, je ne le pourrais pas ; mais afin d’avoir toujours de quoi récompenser les belles actions, et de pouvoir secourir ceux d’entre vous qui, se trouvant dans le besoin, auront recours à moi. » Ainsi parla Cyrus.

Chap. 5. Quelque temps après, voyant que l’état de ses affaires à Babylone lui permettait de s’en éloigner, il fit ses préparatifs pour aller en Perse, et commanda qu’on se disposât à le suivre. Quand il se fut muni de tout ce qu’il jugea lui devoir être nécessaire, il partit. C’est ici le lieu de parler de l’ordre avec lequel une armée si nombreuse campait et décampait, et de la célérité de chacun à prendre la place qu’il devait occuper. On sait que quand le roi de Perse campe, tous les courtisans l’accompagnent, et logent sous des tentes l’hiver comme l’été.

Cyrus ordonna d’abord, que l’entrée de la sienne fût toujours au soleil levant, et fixa l’intervalle qui devait la séparer de celles des doryphores. Il marqua le logement des boulangers à sa droite, celui des cuisiniers à sa gauche : il plaça pareillement à sa droite les chevaux, à sa gauche les autres bêtes de somme. Le reste fut réglé de manière que chaque troupe reconnaissait sans peine le lieu et l’espace qui lui étaient destinés. Quand on décampait, chacun ramassait le bagage dont il devait prendre soin, d’autres le mettaient sur les bêtes de somme. Ceux qui les conduisaient, se rendaient tous en même temps aux quartiers qui leur étaient assignés, et chargeaient tous en même temps ; d’en il arrivait que toutes les tentes, soit qu’il fallût les dresser ou les lever, n’exigeaient pas plus de temps qu’une seule. Il en était de même pour les vivres : comme chaque valet avait sa tâche particulière, il ne coûtait pas plus de temps pour tous les mets que pour un seul. Les boulangers et les cuisiniers n’étaient pas les seuls à qui il marquât des places commodes pour leur travail : en distribuant les quartiers aux troupes, il avait égard à l’espèce de leur armes ; et chaque corps connaissait si bien le lieu qui lui était indiqué, qu’il s’y établissait sans jamais se méprendre.

Cyrus pensait que s’il est nécessaire de mettre de l’ordre dans une maison particulière, pour savoir où prendre les choses dont on a besoin, il est d’une bien plus grande conséquence d’avoir à la guerre cette même attention pour l’emplacement des différentes troupes, par la raison que plus les occasions d’agir dépendent du moment, plus il y a de danger à ne les pas saisir quand elles se présentent. Il savait d’ailleurs que les grands succès sont le fruit de la célérité à profiter de l’instant favorable. Tels étaient les motifs qui le rendaient si attentif à ces dispositions.

Chaque fois qu’il campait, on tendait d’abord son pavillon au milieu du camp, comme le lieu le moins exposé à l’insulte. Autour de sa tente étaient, suivant sa pratique ordinaire, ses amis les plus affidés : immédiatement après eux, les cavaliers formaient un cercle avec les conducteurs des chars, qu’il croyait devoir placer dans l’endroit le plus sûr, parce que ne pouvant avoir leurs armes sous la main, il leur fallait du temps pour se mettre en état de défense. Les peltastes avaient leurs quartiers à la droite et la gauche tant de sa tente que de la cavalerie ; les archers, partie à la tête, partie à la queue des cavaliers.

Les hoplites et ceux qui portaient de grands boucliers, formaient autour du camp une enceinte semblable à une forte muraille, pour soutenir, en cas d’attaque, les premiers efforts de l’ennemi, et donner à la cavalerie le temps de s’armer. Les hoplites ainsi que les peltastes et les archers, reposaient dans les rangs ; afin que d’une part, les hoplites se trouvassent en état de repousser les ennemis s’ils cherchaient à surprendre le camp pendant la nuit, et que de l’autre, les gens de trait défendissent les hoplites, en lançant leurs flèches et leurs dards contre ceux qui s’approcheraient.

Les tentes des chefs étaient distinguées chacune par une enseigne particulière ; et de même que des serviteurs intelligens connaissent dans une ville les maisons de plusieurs citoyens, surtout des plus considérables, les aides-de-camp de Cyrus connaissaient tellement les tentes et les enseignes des principaux officiers, que s’il avait besoin de quelqu’un, ils ne cherchaient point, ils couraient par le chemin le plus court. Comme chaque nation avait son quartier à part, on remarquait aisément où les ordres restaient sans exécution. Cyrus pensait qu’avec ces dispositions, si l’ennemi insultait son camp, de nuit ou de jour, il y tomberait comme dans une embuscade.

Il ne bornait pas l’art de la guerre, à savoir ranger une armée sur un front plus ou moins étendu, la former en ligne lorsqu’elle est en colonne, changer l’ordre de la bataille, suivant que l’ennemi se montre à droite ou à gauche, ou par derrière : il estimait qu’il n’est pas moins essentiel de savoir diviser ses troupes, quand les circonstances l’exigent, les distribuer dans les postes les plus avantageux, et hâter à propos leur marche pour prévenir l’ennemi. C’était, à son avis, la réunion de ces diverses parties qui constituait l’habile général : il n’en négligeait aucune. Dans les marches il variait ses ordres suivant les conjonctures ; mais dans les campemens, il changeait rarement l’ordonnance dont je viens de parler.

Dès que l’armée fut entrée dans la Médie, Cyrus s’empressa d’aller voir Cyaxare. Après les premiers embrassemens, il dit à son oncle qu’il lui avait réservé un palais dans Babylone, afin qu’il y trouvât, quand il voudrait aller en Assyrie, une habitation dont il fût le maître. En même temps il lui offrit des présens d’un grand prix. Cyaxare les ayant acceptés, fit présenter à Cyrus, par sa fille, une couronne d’or, des bracelets, un collier, et une superbe robe médique. Pendant que la jeune princesse couronnait Cyrus : « C’est ma fille, dit Cyaxare ; je vous la donne pour femme ; votre père épousa de même la fille de mon père, de laquelle vous êtes né ; la mienne est cette enfant que vous ne cessiez de caresser ici dans votre jeunesse : si quelqu’un alors lui demandait qui elle aurait pour mari, elle répondait, Cyrus. Je lui donne en dot la Médie toute entière, puisque je n’ai point de fils légitime. » Ainsi parla Cyaxare. « Je sens, répliqua Cyrus, le prix de l’alliance, de la personne, de la dot ; mais je veux, avant de vous répondre, avoir le consentement de mon père et de ma mère. » Cependant il fit à la princesse les présens qu’il crut lui devoir plaire davantage ainsi qu’à Cyaxare, et reprit ensuite la route de la Perse.

Quand il fut arrivé sur la frontière, il y laissa le gros de son armée, et s’avança vers la ville avec ses amis, suivi d’une grande quantité de bétail tant pour les sacrifices que pour le festin qu’il avait résolu de donner à la nation, et chargé de présens pour son père, pour sa mère, pour ses amis, pour les magistrats, pour les vieillards et les homotimes. Tous les Perses, hommes et femmes, eurent part à ses largesses. Les rois ses successeurs imitent encore aujourd’hui son exemple, toutes les fois qu’ils visitent la Perse. Après cette distribution, Cambyse convoqua une assemblée des anciens, et des principaux magistrats, à laquelle il invita Cyrus, et leur tint ce discours :

« Vous savez tous, vous mes sujets, vous mon fils, avec quelle tendresse je vous aime. Ce sentiment que je vous dois, à vous Perses, comme votre roi, à vous Cyrus, comme votre père, me porte à vous proposer des réflexions que je crois relatives à vos intérêts communs. Si nous jetons les yeux sur le passé, il est certain que c’est vous Perses, qui, en formant une armée dont vous confiâtes le commandement à Cyrus, avez été les premiers artisans de sa grandeur : mais il n’est pas moins vrai que c’est Cyrus qui, avec son armée et l’assistance des Dieux, a rendu votre nom célèbre dans l’univers et rempli l’Asie de votre gloire ; que c’est par lui qu’ont été enrichis les braves qui ont servi sous ses ordres ; que c’est lui qui a stipendié et nourri vos soldats ; qu’enfin c’est lui qui en établissant un corps de a cavalerie nationale, a mis les Perses a en état d’être toujours les maîtres en rase campagne. Si vous ne perdez pas de vue que vous êtes liés ensemble par des obligations réciproques, votre bonheur mutuel s’accroîtra de jour en jour : mais si, vous Cyrus, enflé de votre fortune, vous voulez gouverner tyranniquement les Perses, comme un peuple conquis ; si vous Perses, jaloux de la puissance de Cyrus, vous cherchez à y porter atteinte, vous arrêterez vous-mêmes le cours de vos prospérités.

Un moyen de prévenir ce malheur, et même de vous assurer pour l’avenir de nouveaux avantages, c’est d’offrir aux Dieux un sacrifice en commun, et de vous promettre en leur présence, vous Cyrus, que si quelqu’un entre à main armée dans la Perse ou entreprend d’en détruire les lois, vous la défendrez de toutes vos forces ; vous Perses, que si quelqu’un cherche à dépouiller Cyrus de l’empire, ou à détacher de son obéissance les nations qu’il a soumises, vous volerez à son secours, au premier ordre que vous recevrez. Au reste, mon intention est de conserver ce royaume tant que je vivrai : après ma mort, le trône doit appartenir à Cyrus, s’il me survit. Ce sera lui qui offrira pour vous aux Dieux, quand ses affaires l’appelleront en Perse, les sacrifices que je leur offre aujourd’hui : lorsqu’il sera absent de ce pays, vous ne pourrez rien faire de mieux que de confier ce sacré ministère à celui de notre race que vous en jugerez le plus digne. » Cyrus et les magistrats des Perses convinrent unanimement de suivre les conseils de Cambyse, et prirent les Dieux à témoin de l’engagement qu’ils contractaient. Cet accord n’a reçu depuis aucune atteinte de la part du roi ni de ses sujets.

Bientôt après Cyrus quitta la Perse. Dès qu’il fut arrivé en Médie, il épousa, du consentement de son père et de sa mère, la fille de Cyaxare : on vante encore aujourd’hui la beauté de cette princesse. Selon quelques écrivains, celle qu’il épousa était sœur de sa mère ; mais cette nouvelle mariée eût été très vieille. À peine les noces étaient achevées, que Cyrus partit avec son épouse.

Chap. 6. Quand il fut de retour à Babylone, il pensa qu’il serait à propos d’envoyer des satrapes dans les provinces conquises, avec cette restriction, que les gouverneurs des places-fortes, et les chiliarques détachés en différens postes pour veiller à la sûreté du pays, ne recevraient d’ordre que de lui seul. Il prenait cette précaution, afin que si quelques satrapes, fiers de leurs richesses et de la multitude de leurs vassaux, avaient l’insolence de vouloir se rendre indépendans, ils eussent aussitôt en tête les troupes mêmes de leur gouvernement.

Cette résolution prise, il assembla les principaux chefs pour instruire ceux qui seraient pourvus de gouvernemens, des conditions auxquelles ils leur seraient confiés. Selon lui, ce règlement fait d’avance ne les mortifiait point ; mais si on attendait, pour le faire, qu’ils fussent en possession de leurs places, on les blesserait, parce qu’alors ils croiraient que c’est par défiance que l’on restreint leur pouvoir. Lorsqu’ils furent assemblés, il leur parla ainsi :

« Mes amis, nous avons laissé des garnisons et des gouverneurs dans les villes que nous avons soumises. En partant, je leur ai commandé de garder leurs places ; et comme ils ont suivi exactement mes ordres, je ne puis les destituer : mais il me paraît nécessaire d’envoyer des satrapes dans les provinces pour gouverner les habitans, lever les impôts, payer les garnisons, et veiller aux affaires de leur département. Il me paraît également nécessaire que ceux d’entre vous qui sont établis à Babylone, et que je pourrai envoyer dans ces provinces pour quelque commission particulière, y aient en propriété des terres et des maisons, afin qu’en arrivant ils se trouvent logés chez eux, et que les tributs nous parviennent ici. » Cyrus s’interrompit pour assigner à plusieurs de ses familiers des maisons et des vassaux dans la plupart des villes conquises. Ces possessions situées en différentes contrées de l’empire, appartiennent encore aux descendans de ceux à qui elles furent données, quoiqu’ils demeurent habituellement à la cour. « Quant au choix des satrapes pour l’administration des provinces, reprit Cyrus, mon avis est qu’il faut préférer ceux que l’on croira les plus soigneux de nous envoyer ce que chaque sol produit de meilleur et de plus beau, afin que sans sortir de nos foyers nous participions aux avantages de tous les pays ; ce qui est assez juste, puisque nous devons les défendre s’ils sont attaqués. »

Quand il eut cessé de parler, il distribua les gouvernemens à ceux de ses amis qui les désiraient, aux conditions annoncées. Le choix tomba sur les plus capables : Mégabyse eut l’Arabie, Artabate la Cappadoce, Artacamas la grande Phrygie, Chrysante la Lycie et l’Ionie, Adusius la Carie, qui l’avait elle-même demandé, Pharnuchus l’Éolide et la Phrygie voisine de l’Hellespont. La Cilicie, Cypre, la Paphlagonie, qui avaient suivi le prince de leur bon gré au siège de Babylone, n’eurent point de gouverneurs perses ; mais on les assujettit au tribut. Le plan qu’alors adopta Cyrus, subsiste encore aujourd’hui : les garnisons des places fortes sont restées jusqu’ici dans la dépendance immédiate du roi ; c’est lui qui en nomme les commandans, et leurs noms sont inscrits sur ses états.

Avant le départ des satrapes, Cyrus leur recommanda d’imiter, autant qu’ils pourraient, la conduite qu’ils lui avaient vu tenir ; de former d’abord, tant des Perses qu’ils avaient avec eux, que des alliés, un corps de cavalerie et de conducteurs de chars ; d’exiger que ceux qui posséderaient des maisons et des terres dans l’étendue de leurs gouvernemens, se rendissent assidûment à la porte de leurs palais, qu’ils observassent la tempérance, et vinssent s’offrir d’eux-mêmes pour exécuter ce qu’on voudrait leur ordonner ; de faire élever leurs enfans sous leurs yeux, comme il le pratiquait dans son palais ; de mener souvent à la chasse les hommes faits qui fréquenteraient la cour ; de les entretenir dans les exercices militaires et de s’y entretenir eux-mêmes.

« Celui d’entre vous, ajouta-t-il, qui, relativement à ses facultés, aura le plus grand nombre de chars, la meilleure et la plus nombreuse cavalerie, peut s’assurer que je le considérerai comme un brave et fidèle ami, comme un ferme soutien de l’empire des Perses et de ma puissance. Que chez vous ainsi que chez moi, les places d’honneur soient toujours occupées par les plus dignes : que votre table soit, comme la mienne, servie avec assez d’abondance pour qu’elle nourrisse d’abord votre maison, et que ensuite vous puissiez y recevoir vos amis, et donner à ceux qui se seront distingués, une marque de considération, en les y admettant. Ayez des parcs fermés ; nourrissez-y des bêtes fauves : faites de l’exercice avant vos repas, et ne souffrez point qu’on donne à manger à vos chevaux qu’ils n’aient été travaillés. Avec toute la force que comporte la condition humaine, je ne pourrais, seul, vous défendre, vous tous et vos biens : si je dois vous aider de ma valeur et de celle de mes braves compagnons, il faut aussi que vous me secondiez de votre valeur et de celle de vos braves. Considérez, je vous prie, que je n’ordonne à nos esclaves aucune des pratiques que je vous prescris ; et que je n’exige rien de vous que je ne m’efforce de faire moi-même. En un mot, exhortez ceux qui tiendront de vous une portion d’autorité à suivre votre exemple, comme je vous invite à suivre le mien. »

Ces divers réglemens se sont conservés jusqu’ici sans altération. Les garnisons et leurs chefs sont dans la dépendance immédiate du roi : la porte des chefs est assidûment fréquentée : dans les maisons du peuple, comme dans celles des grands, la coutume est toujours que les places les plus honorables soient remplies par les plus dignes. On observe, quand le roi marche, le même ordre dont j’ai parlé ; et malgré la multitude des affaires, tout s’expédie promptement par un petit nombre d’officiers. Cyrus, après avoir instruit les nouveaux satrapes de la conduite qu’ils devaient tenir, et avoir donné un corps de troupes à chacun, les congédia, en les avertissant de se tenir prêts pour entrer en campagne l’année suivante, et pour la revue générale qu’il comptait faire des hommes, des armes, des chevaux et des chars.

C’est à Cyrus que l’on doit, dit-on, un autre établissement qui subsiste en Perse. Tous les ans, un envoyé du prince parcourt avec une armée les différentes provinces de l’empire : si les gouverneurs ont besoin de secours, il leur prête main-forte ; s’ils sont injustes ou violens, il les ramène à la modération ; s’ils négligent de faire payer les tributs, et de veiller, soit à la sûreté des habitans de leur gouvernement, soit à la culture des terres ; en un mot, s’ils manquent à quelques-uns de leurs devoirs, l’envoyé remédie au mal : lorsqu’il ne peut y réussir, il en rend compte au roi, qui décide du traitement que mérite celui qui est en faute. Souvent ces hommes que l’on appelle le fils du roi, ou le frère du roi, ou l’oeil du roi, font la fonction d’inspecteurs : cependant quelquefois ils ne paraissent point, parce que s’il plaît au prince de les contremander, ils retournent sur leurs pas.

C’est encore à Cyrus qu’on attribue cette invention si utile dans un grand empire, au moyen de laquelle il était promptement informé de tout ce qui se passait dans les contrées les plus éloignées. Après avoir examiné ce qu’un cheval pouvait faire de chemin dans un jour sans s’excéder, il ordonna que sur les routes on construisît des écuries distantes l’une de l’autre de ce même intervalle, qu’on y mît des chevaux et des palefreniers. Dans chacune il devait y avoir un homme intelligent, pour recevoir les lettres qu’un courrier apportait, les remettre à un autre courrier, avoir soin des hommes et des chevaux qui arrivaient fatigués, et en fournir de frais. Quelquefois même la nuit ne retarde point la marche des courriers ; celui qui a couru le jour, est remplacé par un autre qui se trouve prêt à courir la nuit : aussi a-t-on dit d’eux, que les grues ne feraient pas autant de chemin dans le même espace de temps. Si ce mot est exagéré, ils est du moins certain qu’on ne peut voyager sur la terre avec plus de vitesse. Or il importe, et de recevoir promptement un avis, et d’en profiter sans délai.

L’année étant révolue, Cyrus assembla son armée à Babylone : on prétend qu’elle était composée de cent vingt mille cavaliers, de deux mille chars armés de faux, et de six cent mille fantassins. Avec ces forces redoutables, il entreprit la fameuse expédition dans la quelle il subjugua toutes les nations qui habitent depuis les frontières de la Syrie jusqu’à la mer Érythrée : de là portant ses armes vers l’Égypte, il la soumit pareillement ; de sorte que son empire eut dès-lors pour bornes, à l’orient la mer Érythrée, au septentrion le Pont-Euxin, au couchant l’île de Cypre et l’Égypte, au midi l’Éthiopie, régions dont les extrémités sont presque inhabitables, par la trop grande chaleur ou par la rigueur du froid, par les inondations ou par la sécheresse. Cyrus fixa son séjour au centre de ces différens pays ; il passait les sept mois de l’hiver à Babylone, dont le climat est chaud, les trois mois du printemps à Suse, les deux mois de l’été à Ecbatane : ce qui a fait dire qu’il jouissait d’un printemps continuel.

Il inspirait un tel attachement, qu’il n’était point de ville qui n’eût cru se manquer à elle-même si elle avait négligé de lui offrir ses meilleures productions, fruits, animaux, ouvrages de l’art. Les particuliers s’estimaient riches, quand ils avaient pu lui faire un présent : en effet, le prince, après avoir reçu d’eux des choses qu’ils avaient en abondance, leur donnait en échange celles dont il savait qu’ils manquaient.

Chap. 7. Ainsi vécut Cyrus. Devenu vieux, il partit pour la Perse : c’était le septième voyage qu’il y faisait, depuis l’établissement de son empire. On conçoit que son père et sa mère étaient morts depuis long-temps. À son arrivée, il offrit les sacrifices ordinaires, commença la danse en l’honneur des Dieux, suivant l’usage des Perses, et fit des largesses à tout le peuple. Ensuite, il se retira dans son palais : s’y étant endormi, il vit en songe un personnage dont l’air majestueux n’annonçait pas un mortel, et qui s’approcha de lui, en prononçant ces mots : « Prépare-toi, Cyrus, tu vas bientôt rejoindre les Dieux. »

Ce songe l’éveilla : il jugea que la fin de sa vie approchait. Il choisit des victimes, et, selon le rit perse, alla sacrifier sur les montagnes, à Jupiter protecteur de sa patrie, au Soleil, et aux autres divinités, en leur adressant cette prière :

« Jupiter, Dieu de mes pères, Soleil, et vous Dieux immortels, recevez ce sacrifice qui termine ma glorieuse carrière ! Je vous rends grâces des avis que j’ai reçus de vous, par les entrailles des animaux, par les signes célestes, par les augures, par les présages, sur ce que je devais faire ou éviter : je vous rends grâces aussi de n’avoir jamais permis que je méconnusse votre assistance, ni que dans le cours des mes prospérités j’oubliasse que j’étais homme. Je vous prie d’accorder à mes enfans, à ma femme, à mes amis, à ma patrie, des jours heureux ; à moi, une fin digne de ma vie. »

Après les sacrifices, il retourna au palais, et se coucha, pour prendre un peu de repos. Ses baigneurs vinrent à l’heure accoutumée lui proposer de se mettre dans le bain : il répondit qu’il voulait se reposer. L’heure du repas étant venue, on servit son souper : il n’était pas disposé à manger ; mais, comme il avait soif, il but avec plaisir. Le lendemain et le jour suivant, se trouvant dans le même état, il fit appeler ses fils ; ils l’avaient accompagné dans son voyage : il manda aussi ses amis, et les principaux magistrats des Perses ; les voyant tous rassemblés, il leur tint ce discours :

« Mes enfans, et vous tous mes amis qui êtes présens, je reconnais à plusieurs signes, que je touche au terme de ma vie. Quand je ne serai plus, regardez-moi comme un homme heureux ; que ce sentiment se montre dans vos actions comme dans vos discours. Dans l’enfance, j’ai recueilli tous les honneurs accordés à cet âge : j’ai constamment joui du même avantage, dans l’adolescence et dans l’âge mûr. Il m’a toujours semblé que mes forces augmentaient avec le nombre de mes années ; en sorte que dans ma vieillesse, je ne me suis pas senti moins vigoureux que je l’étais dans ma jeunesse. J’ai vu toutes mes entreprises couronnées du succès, tous mes vœux exaucés. J’ai vu mes amis heureux par mes bienfaits, et mes ennemis asservis. Avant moi, ma patrie était une province obscure de l’Asie ; je la laisse souveraine de l’Asie entière : je ne sache pas avoir jamais perdu une seule de mes conquêtes. Cependant, quoique ma vie ait été un enchaînement continuel de prospérités, j’ai toujours craint que l’avenir ne me réservât quelque revers funeste : cette idée m’a préservé de l’orgueil et des excès d’une joie immodérée. Dans ce moment où je vais cesser d’être, j’ai la consolation de voir que vous me survivrez, vous mes enfans, que le ciel m’a donnés : je laisse mon pays florissant, et mes amis dans l’abondance. La postérité la plus reculée pourrait-elle donc sans injustice ne pas me regarder comme heureux ! Il faut maintenant que je déclare mon successeur à l’empire, afin de prévenir tout sujet de dissention entre vous. Mes enfans, je vous aime tous deux avec une égale tendresse : je veux néanmoins que l’administration des affaires et l’autorité suprême appartiennent, dans tous les cas, à celui qui, étant le plus âgé, est justement présumé avoir le plus d’expérience. Accoutumé dans notre patrie commune à voir les cadets, soit entre frères, soit entre concitoyens, céder le pas à leurs aînés, leur donner les places honorables, les laisser parler les premiers, je vous ai formés, dès l’enfance, à honorer ceux qui étaient plus âgés que vous ; et j’ai voulu qu’à votre tour vous fussiez traités de même par ceux qui étaient plus jeunes. La disposition que vous venez d’entendre, est donc conforme à nos lois, aux anciens usages, à nos mœurs.

Ainsi, que la couronne soit à toi, Cambyse : les dieux te la défèrent ; et ton père, autant qu’il est en son pouvoir. Toi, Tanaoxare, tu auras le gouvernement de la Médie, de l’Arménie et du pays des Cadusiens. Si je lègue à ton frère une autorité plus étendue avec le titre de roi, je crois t’assurer une condition plus douce et plus tranquille. Que manquera-t-il à ta félicité ? Tu jouiras de tous les biens qui peuvent rendre les hommes heureux ; et tu en jouiras sans trouble. L’ambition d’exécuter des entreprises difficiles, la multiplicité fatigante des affaires, un genre de vie ennemi du repos, un désir inquiet d’imiter mes actions, des embûches à dresser ou à éviter ; voilà le partage de celui qui régnera : tu seras exempt de tous ces soins, qui sont autant d’obstacles au bonheur. Toi, Cambyse, n’oublie jamais que ce n’est point ce sceptre d’or qui conservera ton empire : les amis fidèles sont le véritable sceptre des rois, et leur plus ferme appui. Mais ne te figure pas que les hommes naissent tels : si la fidélité leur était naturelle, elle se manifesterait dans tous également, comme on remarque en tous, les penchans que la nature donne à l’espèce humaine. Il faut que chacun travaille à se faire des amis fidèles ; ce n’est jamais la contrainte, c’est la bienfaisance qui les donne.

Au reste, dans le cas où tu jugerais à propos de te décharger sur quelqu’un d’une partie des soins qu’exige le maintien d’un empire, tu dois, par préférence, choisir ton frère. Si nous sommes plus étroitement unis à nos concitoyens qu’aux étrangers, à ceux qui demeurent avec nous sous le même toit qu’à nos concitoyens, comment des frères, formés du même sang, nourris par la même mère, élevés dans la même maison, chéris des mêmes parens, qui donnent aux mêmes personnes les noms de père et de mère, ne seraient-ils pas encore plus intimement unis ? Ne relâchez pas ces doux nœuds dont les dieux lient ensemble les frères ; resserrez-les plutôt par les actes répétés d’une amitié mutuelle : c’est le moyen d’assurer à jamais la durée de votre union. C’est travailler pour ses propres intérêts, que de s’occuper de ceux de son frère. Qui plus qu’un frère sera honoré de l’illustration de son frère ! par qui un homme constitué en dignité sera-t-il plus révéré que par son frère ? est-il quelqu’un qu’on craigne plus d’offenser que celui dont le frère est puissant ?

Que personne donc ne soit plus prompt que toi, Cambyse, à servir le tien, et n’aille plus courageusement à son secours, puisque sa bonne et sa mauvaise fortune te touchent de plus près que nul autre. Examine d’ailleurs de qui tu pourrais espérer plus de reconnaissance pour tes bienfaits, que de la part d’un frère ? Qui, après t’avoir appelé à son secours, te seconderait plus vaillamment ? Est-il quelque autre homme qu’il soit plus honteux de ne pas aimer, et plus louable d’honorer ? En un mot, Cambyse, ton frère est le seul qui puisse occuper, sans exciter l’envie, la première place auprès de toi.

Je vous conjure donc, mes enfans, au nom des dieux de notre patrie, d’avoir des égards l’un pour l’autre, si vous conservez quelque désir de me plaire : car je ne m’imagine pas que vous regardiez comme certain, que je ne serai plus rien quand j’aurai cessé de vivre. Mon âme a été jusqu’ici cachée à vos yeux ; mais à ses opérations, vous reconnaissiez qu’elle existait. N’avez-vous pas remarqué de même de quelles terreurs sont agités les homicides, par les âmes des innocens qu’ils ont fait mourir, et quelles vengeances elles tirent de ces impies ? Pensez-vous que le culte qu’on rend aux morts se fût constamment soutenu, si l’on eût cru leurs âmes destituées de toute puissance ? Pour moi, mes enfans, je n’ai jamais pu me persuader que l’âme qui vit tant qu’elle est dans un corps mortel, s’éteigne dès qu’elle en est sortie ; car je vois que c’est elle qui vivifie ces corps destructibles, tant qu’elle les habite. Je n’ai jamais pu non plus me persuader qu’elle perde sa faculté de raisonner au moment où elle se sépare d’un corps incapable de raisonnement, il est naturel de croire que l’âme, alors plus pure, et dégagée de la matière, jouit pleinement de son intelligence. Quand un homme est mort, on voit les différentes parties qui le composaient se rejoindre aux élémens auxquels elles appartiennent : l’âme seule échappe aux regards, soit durant son séjour dans le corps, soit lorsqu’elle le quitte.

Vous savez que c’est pendant le sommeil, image de la mort, que l’âme approche le plus de la divinité, et que dans cet état, souvent elle prévoit l’avenir, sans doute parce qu’alors elle est entièrement libre. Or si les choses sont comme je le pense, et que l’âme survive au corps qu’elle abandonne, faites, par respect pour la mienne, ce que je vous recommande : si je suis dans l’erreur, si l’âme demeure avec le corps et périt avec lui, craignez du moins les dieux, qui ne meurent point, qui voient tout, qui peuvent tout, qui entretiennent dans l’univers cet ordre immuable, inaltérable, invariable, dont la magnificence et la majesté sont au-dessus de l’expression. Que cette crainte vous préserve de toute action, de toute pensée qui blesse la piété ou la justice. Après les dieux, craignez les hommes et les races à venir. Comme les Dieux ne vous ont pas cachés dans l’obscurité, toutes vos actions seront vues : si elles sont pures et conformes à la justice, elles affermiront votre autorité ; mais si vous cherchez réciproquement à vous nuire ; vous perdrez toute confiance dans l’esprit des autres hommes. En effet, avec la meilleure volonté, pourrait-on se fier à vous, si l’on vous voyait injustes envers l’être que vous avez le plus de raisons d’aimer ?

Si vous goûtez les instructions que je vous donne sur la manière de vous comporter l’un à l’égard de l’autre, suivez-les ; si elles vous paraissent insuffisantes, consultez l’histoire des siècles passés, c’est une excellente école. Vous y verrez des pères qui ont tendrement aimé leurs enfans, et des frères qui ont vécu dans l’union la plus intime : vous en verrez d’autres qui ont donné l’exemple d’une conduite opposée. Parmi des hommes si différens, choisissez pour modèles ceux qui se sont le mieux trouvés de leur conduite, et vous serez sages. Mais je crois vous en avoir dit assez. Lorsque je ne serai plus, ô mes enfans ! n’ensevelissez mon corps ni dans l’or, ni dans l’argent, ni dans quelque matière que ce soit ; rendez-le promptement à la terre. Quoi de plus satisfaisant que d’être réuni à cette mère commune, qui produit, qui nourrit tout ce qui existe de bon ! J’ai toujours trop chéri les hommes, pour ne pas ressentir une sorte de joie de ce que bientôt je ferai partie de la bienfaitrice des hommes. Mais je sens que mon âme m’abandonne : je le sens aux symptômes qui annoncent ordinairement notre dissolution.

Si quelqu’un d’entre vous désire toucher ma main, et considérer dans mes yeux un reste de vie, qu’il approche. Quand j’aurai couvert mon visage, je vous prie, mes enfans, que mon corps ne soit vu de personne, pas même de vous. Invitez les Perses et nos alliés à se rassembler autour de mon tombeau, pour me féliciter de ce que je serai désormais en sûreté, à l’abri de tout événement fâcheux, soit que j’existe dans le sein de la divinité, ou que je sois réduit au néant. Que tous ceux qui s’y rendront s’en retournent après avoir reçu de vous les dons qu’on distribue aux funérailles d’un homme heureux. Enfin, n’oubliez jamais ce mot : c’est en faisant du bien à vos amis, que vous serez en état de réprimer vos ennemis. Adieu, chers enfans ; portez mes adieux à votre mère. Adieu, tous mes amis présens et absens. » Quand il eut cessé de parler, il présenta sa main à tous ceux qui l’entouraient ; puis, s’étant couvert le visage, il expira.

Chap. 8. Il est hors de doute que le royaume de Cyrus a été le plus florissant et le plus étendu de toute l’Asie : il avait pour bornes, comme je l’ai déjà dit, à l’orient la mer Érythrée, au septentrion le Pont-Euxin, à l’occident Cypre et l’Égypte, au midi l’Éthiopie. Cyrus gouvernait seul cette vaste étendue de pays : il aimait et traitait ses sujets comme ses enfans ; ses sujets l’honoraient comme un père. Mais à peine eut il fermé les yeux, que la discorde divisa ses deux fils : des villes, des nations entières se détachèrent de leur obéissance ; l’on vit bientôt une décadence générale. Je vais justifier ce que j’avance, en commençant par ce qui concerne la religion.

Anciennement, lorsque le prince ou les grands avaient donné leur parole, soit avec serment, soit par la simple présentation de la main, fût-ce même à ceux qui s’étaient rendus coupables de quelque crime, ils la gardaient inviolablement : s’ils avaient été moins fidèles à leurs promesses, et qu’on eût pu les soupçonner d’y manquer, on n’aurait pas eu plus de confiance en eux qu’on en a maintenant que leur mauvaise foi est reconnue ; et les chefs des troupes qui depuis accompagnèrent Cyrus le jeune dans son expédition, ne se seraient pas fiés à leurs parole. On sait que ces capitaines, trompés par l’ancienne opinion de la bonne foi des Perses, se livrèrent eux-mêmes entre leurs mains, et, conduits devant le roi, eurent la tête tranchée : quantité de barbares de la même expédition, séduits également par de fausses promesses, périrent misérablement.

Les Perses sont encore plus pervers à présent qu’ils ne l’étaient alors. Autrefois, les honneurs étaient réservés à ceux qui exposaient leur vie pour le service du roi, qui lui soumettaient une ville, qui subjuguaient une nation, qui se signalaient par quelque belle action. Aujourd’hui, qu’à l’exemple ou d’un Mithridate qui trahit son père Ariobarzane, ou d’un Rhéomithrès qui, au mépris des sermens les plus sacrés, a laissé pour otages en Égypte, sa femme, ses enfans, les enfans de ses amis, on commette une perfidie, pourvu qu’elle tourne au profit du prince, on est magnifiquement récompensé. De là, par l’influence que les mœurs du peuple dominant ont toujours sur celle du peuple assujetti, toutes les nations asiatiques sont devenues injustes et perfides. Voilà déjà un point sur lequel les Perses sont pires de nos jours qu’ils n’étaient autrefois.

Leur dépravation ne se manifeste pas moins par leur avidité pour l’argent. Les criminels ne sont plus, comme anciennement, les seuls qu’on mette aux fers : on emprisonne des innocens, pour les forcer, contre toute équité, de racheter leur liberté à prix d’argent ; en sorte que ceux qui possèdent de grandes richesses ne craignent pas moins que ceux qui ont commis de grands délits. Ils n’osent ni combattre un ennemi puissant, ni joindre l’armée du roi quand elle entre en campagne : d’où il arrive que tout peuple en guerre avec les Perses, peut faire impunément à son gré des courses dans le pays, juste punition de leur impiété envers les Dieux, et de leurs injustices envers les hommes ; nouvelle preuve qu’ils ont étrangement dégénéré de leur ancienne vertu.

Je passe aux changemens qui sont survenus dans leur manière de vivre. Une loi défendait de cracher et de se moucher : la loi avait pour objet, non sans doute de ménager une humeur superflue, mais de les fortifier en les accoutumant à la consumer par la fatigue et par la sueur. Ils ont, à la vérité, conservé l’usage de ne point cracher et de ne se point moucher ; mais ils ont perdu celui de travailler.

Suivant une autre loi, ils ne devaient manger qu’une fois le jour, afin de pouvoir donner le reste du temps au soin de leurs affaires et aux exercices du corps. Ils ont retenu la pratique de ne faire qu’un repas : mais ils le continuent jusqu’à l’heure où se couchent ceux qui aiment le plus à veiller.

Il leur était défendu de faire porter des prochoïdes aux repas, parce qu’on pensait que l’excès de la boisson énerve à-la-fois le corps et l’âme. La défense subsiste encore ; mais ils boivent avec si peu de retenue, qu’au lieu de porter ces vases, ce sont eux-mêmes que l’on remporte ; ils n’ont plus la force de se soutenir assez pour sortir.

Leurs pères, selon une pratique ancienne, ne buvaient ni ne mangeaient jamais en route, et ne se permettaient de satisfaire publiquement aucun des besoins qui en sont la suite. Cette pratique subsiste encore ; mais ils font des marches si courtes, que leur abstinence n’a rien de merveilleux.

Autrefois ils allaient si fréquemment à la chasse, que cet exercice suffisait pour tenir en haleine les hommes et les chevaux. Depuis que le roi Artaxerxès et ses courtisans se sont adonnés au vin, ils ont renoncé à la chasse ; et si quelqu’un, pour s’entretenir dans l’habitude de la fatigue, a continué de chasser avec ses cavaliers, il s’est attiré la haine de ses égaux jaloux de l’avantage qu’il a sur eux.

L’usage d’élever les enfans à la porte du palais s’est maintenu jusqu’à présent : mais on néglige de leur enseigner à monter à cheval, parce qu’il ne se rencontre plus d’occasions où il puissent faire briller leur adresse. La cour était une école où ils se formaient à la justice, parce qu’ils y voyaient l’équité présider aux jugemens : ils voient, au contraire, triompher aujourd’hui ceux qui donnent le plus d’argent. Les enfans apprenaient à connaître les propriétés des plantes, afin de s’en servir ou de s’en abstenir, suivant qu’elles sont salutaires ou nuisibles : maintenant il semble qu’ils n’apprennent à les distinguer que pour être en état de faire le plus de mal possible : aussi n’est-il point de pays ou les empoisonnements soient plus fréquens.

Leur vie est d’ailleurs beaucoup plus voluptueuse et plus molle qu’elle n’était du temps de Cyrus. Quoiqu’il eussent dès-lors adopté l’habit et la parure des Mèdes, leurs mœurs se sentaient encore de l’éducation mâle qu’ils avaient reçue en Perse : ils laissent aujourd’hui éteindre en eux les vertus de leurs pères, et conservent la mollesse des Mèdes. Mais entrons dans quelques détails sur cet article.

Ils ne se contentent pas d’être couchés mollement : il faut que les pieds de leurs lits soient posés sur des tapis, qui, en obéissant au poids, empêchent de sentir la résistance du plancher. Ils n’ont abandonné aucun des mets et des ragoûts qu’on leur servait autrefois, et tous les jours ils en inventent de nouveaux ; ils ont même des gens à leurs gages pour en imaginer. L’hiver, ils ne se bornent pas à se couvrir la tête, le corps et les pieds : ils ont les mains garnies de fourrures, et les doigts dans des espèces d’étui. Durant l’été, l’ombre des bois et des rochers ne leur suffit pas ; ils ont recours à l’art pour la rendre plus épaisse. Ils tirent vanité de posséder un grand nombre de vases précieux ; et ils ne rougissent pas de les avoir acquis par des voies malhonnêtes : tant l’injustice et l’amour sordide du gain ont fait de progrès chez eux. Une ancienne loi leur défendait de paraître jamais à pied dans les chemins, et le but de ce règlement était d’en faire de bons cavaliers : ils l’observent encore ; mais il ont plus de tapis sur leurs chevaux que sur leurs lits, et sont beaucoup moins curieux d’être bien à cheval que d’être assis mollement.

Pour ce qui regarde la guerre, serait-il possible qu’ils fussent à présent les mêmes qu’ils étaient autrefois ? Du temps de leurs pères, les grands venaient joindre l’armée avec un certain nombre de cavaliers levés dans leurs domaines ; et lorsqu’il s’agissait de la défense du pays, les garnisons des places entraient en campagne moyennant la solde qu’on leur donnait. Aujourd’hui, les grands, dans la vue de profiter de la solde, transforment en cavaliers leurs portiers, leurs boulangers, leurs cuisiniers, leurs échansons, leurs baigneurs, les valets qui servent et desservent leurs tables, qui les mettent au lit ou qui les rêvèrent, qui les habillent, qui les frottent, qui les parfument, en un mot, qui ont soin de tout leur ajustement. Ainsi, quoique leurs armées soient nombreuses, elles ne sont d’aucune utilité, comme il est aisé d’en juger en voyant leurs ennemis parcourir la Perse plus librement qu’eux-mêmes.

Cyrus, pour obliger sa cavalerie à combattre de près, lui avait ôté les armes de jet : il avait couvert les hommes et les chevaux d’armes défensives et donné à chaque cavalier un fort javelot. On est exact à ne point combattre de loin ; mais on n’ose plus se battre de près. L’infanterie est armée, comme du temps de Cyrus, du bouclier, de l’épée, de la hache ; mais elle n’a pas le courage de s’en servir. Les chars armés de faux, ne sont plus employés à l’usage pour lequel Cyrus les avait fait construire. Par les récompenses et les distinctions dont il comblait les conducteurs, il avait tellement excité leur courage, qu’ils s’élançaient impétueusement à travers les plus épais bataillons : les Perses d’aujourd’hui en font si peu de cas qu’à peine ils les connaissent ; ils croient qu’on peut très bien conduire un char sans y être exercé. Ils savent, à la vérité, pousser leurs chevaux vers l’ennemi ; mais, avant de l’avoir joint, les uns se laissent renverser exprès, les autres sautent en bas pour prendre la fuite ; en sorte que les chars n’étant plus gouvernés, leur causent souvent plus de dommage qu’aux ennemis. Au reste, les Perses ne se dissimulent pas leur peu d’habileté dans l’art militaire : ils reconnaissent leur infériorité, et n’osent se mettre en campagne sans avoir des Grecs dans leurs armées, soit qu’ils aient la guerre entre eux, soit qu’ils aient à se défendre contre des Grecs ; car ils ont pour maxime de ne jamais combattre les Grecs sans être soutenus par des troupes de la même nation.

Je crois avoir rempli l’objet que je m’étais proposé. J’ai prouvé qu’aujourd’hui les Perses et les peuples soumis à leur domination, ont beaucoup moins de respect pour les Dieux, de piété envers leurs parens, d’équité les uns à l’égard des autres, de bravoure à la guerre, qu’ils n’en avaient anciennement. Si quelqu’un est d’un avis contraire, qu’il examine leurs actions, il verra qu’elles confirment ce que j’ai dit.



FIN DE LA CYROPÉDIE.