Bibliothèque historique et militaire/Cyropédie/Livre VI

La Cyropédie
Traduction par Jean-Baptiste Gail.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAnselin (1p. 702-718).

LIVRE SIXIÈME.

Chapitre premier. La journée ainsi passée, l’on soupa, puis l’on alla se reposer. Le lendemain, dès le matin, tous les alliés se rendirent auprès de Cyaxare. Déjà il entend le bruit de la foule qui se presse aux portes de sa tente. Pendant qu’il s’habillait, les Perses présentèrent à Cyrus, l’un des Cadusiens, qui le priaient de demeurer, un autre les Hyrcaniens, celui-ci Gobryas, celui-là le chef des Saces : Hystaspe amenait l’infortuné Gadatas, qui de même conjurait Cyrus de ne pas l’abandonner. Cyrus, qui savait que Gadatas mourait de peur que l’armée ne fût licenciée, lui dit en riant : « Il est clair, Gadatas, que c’est Hystaspe qui t’a suggéré les sentimens que tu manifestes. » Gadatas, levant les mains au ciel, jura qu’Hystaspe n’y avait aucune part : « mais je vois, ajouta-t-il, que si vous vous retirez avec vos troupes, c’en est fait de mes possessions ; voilà pourquoi je suis venu en personne demander à Hystaspe s’il connaissait ta résolution relative au licenciement des troupes. — À ce qu’il paraît, dit Cyrus, j’ai tort de m’en prendre à Hystaspe. — Oui, Cyrus, oui, tu as tort ; car moi-même je lui ai représenté que tu ne pouvais rester, parce que ton père te rappelait. — Que dis-tu, tu as osé décider de ce que je ferais ou ne ferais pas ? — Cela est vrai ; je te vois une si grande impatience d’aller te montrer en Perse, et faire à ton père le récit détaillé de chacun de tes exploits ! — Et toi, n’as-tu nulle envie de retourner dans ta patrie ? — Non, par Jupiter, non, je ne m’en irai point ; je resterai, les armes à la main, jusqu’à ce que j’aie soumis le roi d’Assyrie à Gadatas que tu vois. »

Pendant ce badinage, soutenu d’un ton sérieux, Cyaxare, magnifiquement vêtu, sortit de sa tente, et alla se placer sur son trône. Quand tous ceux qui devaient assister au conseil furent assemblés, et qu’on eut fait silence : « Généreux alliés, dit Cyaxare, puisque je me trouve ici, et que je suis l’aîné de Cyrus, permettez que je prenne le premier la parole. Je pense donc qu’il est maintenant essentiel pour nous d’examiner si nous devons continuer la guerre, ou licencier l’armée. Que quelqu’un dise son avis. »

Le prince d’Hyrcanie se leva : « Braves compagnons, dit-il, je ne vois pas qu’il soit besoin de délibérer, lorsque les choses indiquent ce qu’il y a de mieux à faire. Nous savons tous qu’en demeurant unis, nous faisons plus de mal à l’ennemi qu’il ne nous en fait ; et que pendant que nous étions séparés, il nous traitait d’une manière aussi satisfaisante pour lui que fâcheuse pour nous.

» — À quoi bon, dit le chef des Cadusiens, délibérer si nous devons partir d’ici, pour aller séparément dans nos maisons, nous qui ne pouvons sans danger, même les armes à la main, nous éloigner de vous ; nous qui, vous le savez, avons été punis pour nous en être écartés un moment ? »

Après le Cadusien, ce Mède qui s’était dit autrefois le parent de Cyrus, Artabase, prenant la parole : « Pour moi, Cyaxare, j’envisage la question bien autrement que les préopinans. Ils prétendent qu’il faut rester ici pour faire la guerre : moi, je déclare que c’était en Médie que la guerre avait lieu. Alors il me fallait tantôt courir à la défense de nos biens qu’on enlevait, tantôt veiller à celle de nos châteaux menacés, presque toujours en alarme et sur la défensive ; et cette guerre était à mes frais. Actuellement nous tenons les forteresses des ennemis ; je ne les redoute point ; je fais d’ailleurs bonne chère à leurs dépens : d’où je conclus que notre existence, dans notre pays, étant un état de guerre continuelle, et la vie militaire qu’on mène ici une fête continuelle, on ne doit point rompre cette société. » Après Artabase, Gobryas parla : « Chers alliés, jusqu’à présent je n’ai qu’à me louer de la droiture de Cyrus ; il n’a manqué à aucune de ses promesses : mais s’il abandonne ce pays, le roi d’Assyrie jouira donc en paix de ses injustices ; il vous aura impunément insultés ; et moi, loin d’être vengé du mal qu’il m’a fait, je serai une seconde fois puni d’être entré dans votre alliance. »

Lorsqu’ils eurent tous dit leur avis, Cyrus parla en ces termes : « Braves guerriers, je ne doute point non plus qu’en congédiant nos troupes, notre parti ne devienne plus faible, et celui des ennemis plus fort : car ceux qu’on a dépouillés de leurs armes, en auront bientôt fabriqué d’autres ; ceux dont on a pris les chevaux, seront bientôt remontés ; les morts seront bientôt remplacés par une florissante jeunesse qui leur succédera : en sorte qu’il ne faudra pas s’étonner si dans peu ils nous suscitent de nouveaux embarras. Pourquoi donc ai-je conseillé à Cyaxare de mettre en délibération si on licencierait l’armée ? c’est que je crains l’avenir : je vois avancer contre nous des ennemis, à qui nous ne pourrons résister dans l’état où nous sommes.

L’hiver approche ; et si nous avons un abri, nos chevaux, nos valets, les simples soldats n’en ont pas, eux sans qui l’on ne saurait faire la guerre. » Quant aux vivres, nous les avons épuisés partout où nous avons passé : où nous n’avons point été, les ennemis, redoutant notre approche, les ont transportés dans des forteresses ; en sorte qu’ils en sont les maîtres et qu’il nous serait impossible de rien trouver dans les campagnes. Or, qui est assez courageux, assez robuste pour combattre en même temps la faim, le froid, les ennemis ? Pour tenir la campagne à ce prix, je dis, moi, qu’il vaut mieux renvoyer l’armée de son plein gré, que d’y être contraints par la nécessité. Si donc nous nous déterminons à rester armés, je crois que nous devons nous hâter de prendre aux ennemis autant de forteresses qu’il sera possible, et d’en construire nous-mêmes de nouvelles. Cela fait, l’abondance sera pour ceux qui auront su s’emparer de plus de subsistances et en remplir leurs magasins ; et la disette, pour celui des deux partis qui manquera de places fortes. À présent nous ressemblons parfaitement à des navigateurs ; ils voguent sans cesse et ce qu’ils viennent de parcourir n’est pas plus à eux que ce qu’ils n’ont pas parcouru. Mais quand nous aurons des places fortes, la contrée se déclarera contre l’ennemi, et nous jouirons plus tranquillement du fruit de nos conquêtes.

Que ceux d’entre vous qui craindraient d’être envoyés en garnison loin de leur pays, n’aient pas d’inquiétude : nous autres Perses, qui sommes déjà loin de notre patrie, nous nous chargerons de la garde des lieux les plus voisins de l’ennemi. Pour vous, défendez et cultivez les cantons de l’Assyrie, limitrophes de vos habitations. Si nous réussissons à défendre ceux qui avoisinent l’ennemi, vous qui en êtes à une si grande distance, vous vivrez dans une paix profonde : car les Assyriens, je crois, ne fermeront pas les yeux sur des périls prochains, pour aller au loin vous attaquer. »

Aussitôt qu’il eut cessé de parler, tous les chefs, et Cyaxare lui-même, déclarèrent en se levant qu’ils étaient prêts à exécuter ce qu’il proposait. Gadatas et Gobryas dirent aussitôt, que si les alliés y consentaient, ils bâtiraient chacun une forteresse, qui servirait à la défense commune. Cyrus voyant que tous entraient avec ardeur dans ses vues, reprit ainsi : « Puisque nous paraissons avoir à cœur de faire tout ce que nous jugeons nécessaire, préparons au plus tôt des machines pour battre en ruine les murailles des ennemis, et assurons-nous d’ouvriers pour construire de fortes tours. Cyaxare promit une machine, qu’il se chargeait de faire construire : Gadatas et Gobryas s’engagèrent à en donner une en commun ; Tigrane prit le même engagement ; Cyrus dit qu’il tâcherait d’en fournir deux. Ces résolutions prises, on chercha des ouvriers, on rassembla les matériaux nécessaires à la construction des machines ; et l’inspection de ces ouvrages fut confiée à des personnes en qui l’on reconnut le plus de capacité.

Cyrus, prévoyant que ces travaux emporteraient beaucoup de temps, mena camper son armée dans le lieu qu’il estima le plus sain et le plus commode pour le transport des choses dont on aurait besoin. Il entoura les endroits faibles d’un si bon retranchement, que les troupes qui se succéderaient à la garde du camp, fussent à l’abri de l’insulte, lors même qu’elles se trouveraient séparées du gros de l’armée. De plus, il s’informait aux gens qui connaissaient le pays, de quel côté les soldats pourraient faire le plus de butin : lui-même il les y menait, tant pour leur procurer des vivres en abondance, que pour les rendre plus sains, plus vigoureux, par la fatigue de ces courses, et pour les entretenir dans l’habitude de garder leurs rangs en marchant.

Pendant que Cyrus se livrait à ces occupations, on apprit, par les transfuges et par les prisonniers babyloniens, que le roi d’Assyrie était allé en Lydie, emportant avec lui quantité d’or, d’argent, de richesses, et de bijoux précieux. Les simples soldats conjecturèrent qu’effrayé de leur approche, il transportait ses trésors en lieu sûr : mais Cyrus, bien convaincu qu’il n’entreprenait ce voyage que pour lui susciter, s’il le pouvait, de nouveaux ennemis, fit les préparatifs nécessaires pour une seconde bataille. Il compléta d’abord la cavalerie perse, avec les chevaux des prisonniers et avec ceux que lui donnaient ses amis : car il recevait volontiers ces sortes de présens, et quiconque lui offrait un cheval ou une belle armure, était sûr de n’être pas refusé.

Il se procura des chariots, tant parmi ceux pris sur l’ennemi, que par d’autres voies : mais il abolit l’usage des chars tels qu’étaient jadis ceux des Troyens, et tels que sont encore ceux des Cyrénéens. Jusque là les Mèdes, les Syriens, les Arabes et tous les peuples asiatiques n’en avaient point d’autres. Comme ils étaient montés par les plus braves, Cyrus avait remarqué que des gens qui étaient l’élite de l’armée ne servaient qu’à escarmoucher, et contribuaient peu au gain de la bataille : d’ailleurs, trois cents chars pour trois cents combattans, exigeaient douze cents chevaux et trois cents cochers, choisis entre ceux qui méritaient le plus de confiance ; encore ces trois cents hommes ne causaient aucun dommage à l’ennemi. Cyrus, en abolissant l’usage de ces chars, en fit construire d’une forme nouvelle plus convenable pour la guerre. Les roues en étaient fortes, par là moins sujettes à se briser ; l’essieu long, car ce qui a de l’étendue est moins sujet à renverser : le siége, d’un bois épais, s’élevait en forme de tour, mais ne couvrait le cocher que jusqu’à la hauteur du coude, afin qu’il eût la facilité de conduire ses chevaux ; chaque cocher armé de toutes pièces, n’avait que les yeux découverts : aux deux bouts de l’essieu étaient placées deux faux de fer, longues d’environ deux coudées, et deux autres par dessous dont la pointe tournée contre terre, devait percer à travers les bataillons ennemis. Cette nouvelle construction, dont Cyrus fut l’inventeur, est encore en usage dans les pays soumis au roi de Perse. Il avait de plus quantité de chameaux, qui lui venaient, les uns de ses amis, les autres des captures faites sur les Assyriens.

Au milieu de ces préparatifs, Cyrus jugeant à propos d’envoyer quelqu’un en Lydie, et d’apprendre ce que faisait le roi d’Assyrie, Araspe, chargé de la garde de la belle prisonnière, lui parut propre à cette commission. Voici qu’elle était son aventure : Araspe, éperdument amoureux de sa captive, avait été contraint de lui ouvrir son cœur ; la belle Susienne, fidèle à son mari qu’elle aimait quoique absent, ne l’avait point écouté : cependant, pour ne pas diviser deux amis, elle ne voulait point porter ses plaintes à Cyrus. Araspe, qui d’abord s’était flatté du succès, se voyant trompé dans son attente, la menaça d’emporter de force ce qu’elle refusait à ses prières. La captive, craignant quelque violence, ne tient plus l’affaire secrète, envoie un eunuque à Cyrus, avec ordre de lui déclarer tout. Cyrus ne put s’empêcher de rire de la défaite de cet homme qui se vantait d’être plus fort que l’amour ; et à l’instant même il lui envoie Artabase avec l’eunuque, pour lui dire qu’une femme de ce rang devait être à l’abri de la violence, mais qu’il ne lui interdisait pas la persuasion. Artabase, en abordant Araspe, le traita durement, lui représentant que cette princesse était un dépôt sacré, lui reprochant son injustice, son incontinence, son impiété. Araspe, pénétré de douleur, fondant en larmes, et couvert de honte, tremblait de crainte d’être encore maltraité par Cyrus.

Le prince instruit de ce détail, le fit appeler ; et lui parlant seul à seul : « Araspe, je te vois tremblant et confus ; rassure-toi. J’ai ouï dire que des Dieux ont été vaincus par l’amour ; et je sais dans quels écarts il a souvent entraîné les hommes réputés les plus sages : moi-même je sens, quand je me trouve avec de belles femmes, que je n’ai pas assez d’empire sur moi pour les regarder d’un œil indifférent. C’est moi d’ailleurs, qui suis cause de ton malheur, moi qui t’ai enfermé avec cet invincible ennemi. — Ah ! Cyrus, tu es toujours toi-même, bon et indulgent pour les faiblesses de l’humanité, tandis que les autres hommes ne cherchent qu’à m’accabler. Depuis que le bruit de mon infortune s’est répandu, mes ennemis me raillent ; et mes amis me pressent de me cacher, pour me dérober au traitement dont ils craignent que tu ne punisses mon crime. — Eh bien, Araspe, apprends que ces bruits-là te mettent à portée de nous rendre, à nos alliés et à moi, un important service. — Plût au ciel, répondit Araspe, que j’eusse encore une occasion de te servir !

— Si tu veux feindre de me fuir, et passer, sous ce prétexte, dans l’armée ennemie, je suis sûr qu’on ajoutera foi à tout ce que tu diras. — Je n’en doute pas, repartit Araspe ; et je suis convaincu que mes amis ne manqueront pas de publier que c’est là le motif de ma retraite. — Tu reviendras donc instruit du secret des ennemis : comme ils auront confiance en toi, ils te feront part de leurs desseins et de leurs ressources, et tu n’ignoreras rien de tout ce qu’il nous importe de savoir. — Je pars à l’heure même, dit Araspe : sois sûr qu’on ne me suspectera pas en me voyant fuir dans le moment où je dois redouter ton courroux.

— Mais auras-tu bien le courage de quitter la belle Panthée ? — Seigneur, j’éprouve sensiblement que j’ai deux âmes ; c’est une philosophie que vient de m’enseigner l’amour, ce dangereux sophiste : car enfin une âme ne peut être en même temps bonne et mauvaise, avoir à-la-fois des penchans honnêtes et des penchans honteux, vouloir une chose et ne la vouloir point. Oui, sans contredit, nous avons deux âmes ; quand la bonne est maîtresse, elle fait le bien ; quand la mauvaise prend le dessus, elle se livre à des excès honteux : à présent que ma bonne âme est forte de ton secours, elle a sur l’autre un empire absolu. — Quoi qu’il en soit, répliqua Cyrus, si tu es décidé partir, voici ce que tu feras pour gagner la confiance des ennemis : fais-leur part de nos projets ; mais ne leur en découvre que ce qu’il faut pour déconcerter les leurs : or tu y réussiras, si tu leur dis, par exemple, que nous nous préparons à faire une invasion dans leur pays ; la crainte que chacun aura pour ses propres domaines, les empêchera de réunir leurs forces dans le même lieu. Demeure avec eux le plus long-temps que tu pourras : c’est lorsqu’ils seront le plus près de nous, que nous aurons le plus besoin de tes avis. Engage-les à choisir même l’ordre de bataille le plus fort. Tu le connaîtras bien sans doute, quand tu reviendras nous rejoindre ; et il faudra de toute nécessité qu’ils s’y arrêtent : un changement subit mettrait toute leur armée en désordre. » Araspe, muni de cette instruction, sortit du camp, accompagné de ses plus fidèles serviteurs, après avoir tenu à quelques personnes les propos qu’il jugea propres à favoriser ses desseins.

Dès que Panthée eut appris la retraite d’Araspe, elle fit dire à Cyrus : « Prince, que la défection d’Araspe ne te chagrine point ; si tu me permets d’envoyer un courrier à mon mari, je te promets un ami plus fidèle qu’Araspe, et qui, j’en suis certaine, viendra suivi d’autant de troupes qu’il en aura pu rassembler : Abradate était aimé du père de celui qui occupe le trône d’Assyrie ; mais le fils ayant tout fait pour semer la discorde entre lui et moi, nul doute que mon époux, qui le regarde comme un homme sans mœurs, ne l’abandonne volontiers pour s’attacher à un prince tel que toi. » Sur ces offres, Cyrus la presse de dépêcher un courrier à son mari ; ce qu’elle exécute aussitôt.

Abradate ayant reconnu les chiffres de sa femme, et lu ce qu’elle lui mandait, partit volontiers avec environ deux mille chevaux, pour se rendre auprès de Cyrus. Arrivé au premier poste des Perses, il en donne avis au prince, qui le fait conduire d’abord à la tente de Panthée, Aussitôt que les deux époux s’aperçurent, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, avec le transport de joie que cause un bonheur inattendu.

Après ces embrassemens, Panthée entretint son mari de la pureté des mœurs de Cyrus, de sa modération, de la part qu’il avait prise à ses malheurs. Abradate, touché de ce récit : « Que puis-je faire, dit-il, ma chère Panthée, pour nous acquitter l’un et l’autre envers ce prince ? — Que peux-tu faire de mieux, répondit-elle, que d’avoir pour lui les sentimens qu’il a eu pour toi ? »

Cet entretien fini, Abradate alla visiter Cyrus. En l’abordant, il lui prit la main, et lui dit : « Cyrus, je ne puis mieux reconnaître tout ce que tu as fait pour nous, qu’en t’offrant en moi un serviteur, un ami, un allié ; quelque entreprise que tu formes, je te seconderai de toutes mes forces. — J’accepte tes offres, répondit Cyrus : pour aujourd’hui, je te laisse souper avec Panthée ; mais dorénavant il faudra que nous prenions nos repas ensemble dans ma tente, avec tes amis et les miens. »

Quelque temps après, Abradate ayant remarqué que Cyrus aimait beaucoup les chars armés de faux, les chevaux bardés et les cavaliers cuirassés, fit construire cent chars semblables à ceux des Perses, tira de sa cavalerie les chevaux nécessaires aux attelages ; il voulut même les conduire en personne, monté sur un char à quatre timons, qui serait traîné par huit chevaux. De son côté, Panthée, son épouse, fit faire avec ses bijoux, une cuirasse, un casque et des brassards d’or pour Abradate ; elle y joignit des bardes d’airain pour couvrir les chevaux du char.

Telle était la conduite d’Abradate. Cyrus, en voyant ce char à quatre timons, imagina qu’il serait possible d’en ajuster huit à un seul chariot, auquel seraient attelées huit paires de bœufs, pour traîner certaines machines en forme de tours, d’environ dix-huit pieds d’élévation, y compris la hauteur des roues. Il pensait que ces tours, placées derrière les rangs, protégeraient puissamment sa phalange et incommoderaient l’ennemi. Il y avait pratiqué des galeries et des crénaux : chaque tour renfermait vingt hommes. Quand tout fut prêt, il essaya de les faire aller, et les seize bœufs traînaient plus aisément une tour avec les vingt hommes, que deux bœufs ne traînent un chariot de bagage. La charge ordinaire de ces chariots est, pour deux bœufs, du poids d’environ vingt-cinq talens ; et les tours de Cyrus, quoique d’un bois aussi épais que celui qu’on emploie à la construction des théâtres tragiques, quoique garnies de vingt soldats avec leurs armes, donnaient moins à traîner à chaque paire de bœufs, que le poids de quinze talens. Cyrus, assuré de la facilité de transporter ces tours, résolut d’en avoir à la suite de son armée ; persuadé qu’à la guerre, prendre ses avantages, c’est faire une chose permise et se procurer des moyens de salut et de prospérité.

Chap. 2. Dans ce même temps arrivèrent les ambassadeurs Indiens qui apportaient de l’argent à Cyrus ; ils lui adressèrent ce discours de la part de leur maître : « Je suis fort aise que tu m’aies instruit de tes besoins ; je veux former avec toi des liaisons d’hospitalité. Je t’envoie une somme d’argent ; si elle ne suffit pas, fais le moi savoir : mes ambassadeurs ont ordre de t’obéir en tout. — Eh bien, répondit Cyrus, que quelques-uns d’entre vous restent dans les tentes, gardant les richesses que vous m’apportez, et vivant le plus agréablement possible : que trois seulement passent chez l’ennemi, comme pour l’inviter à s’allier au roi de l’Inde, mais en effet pour observer ce qu’il dit, ce qu’il fait, et nous en informer, le monarque indien et moi. Si vous vous acquittez bien de cette commission, je vous en serai plus obligé que de votre argent : car nos espions déguisés en esclaves, ne peuvent nous apprendre que ce qui est su de tout le monde ; au lieu que des gens tels que vous devinent souvent les plus secrètes résolutions. » Les Indiens accueillirent cette proposition, ils furent traités en amis ; et, après avoir tout préparé pour leur voyage, ils partirent le lendemain, avec promesse de revenir aussitôt qu’ils se seraient instruits, autant qu’ils le pourraient, de la situation des ennemis.

Cependant Cyrus faisait ses préparatifs pour la guerre en homme qui ne conçoit pas des projets vulgaires. Il ne se bornait pas aux moyens approuvés par les alliés ; il excitait encore entre des amis une noble rivalité, le désir d’avoir de plus belles armes, de savoir le mieux manier son cheval, lancer un dard, tirer une flèche, supporter la fatigue : il y réussit en les conduisant à la chasse, en distribuant des récompenses à ceux qui se distinguaient. Les officiers qu’il voyait attentifs à perfectionner la discipline de sa troupe, il les encourageait en leur donnant ou des éloges, ou les grâces qui pouvaient dépendre de lui. Quand il offrait un sacrifice ou célébrait une fête, il formait des divers exercices de la guerre autant de jeux militaires ; il accordait des prix aux vainqueurs : la gaîté animait toutes les troupes.

Déjà, excepté les machines, tout ce qu’il pouvait désirer était prêt pour marcher à l’ennemi. Déjà la cavalerie perse était complétée à dix mille hommes : il possédait cent chars armés de faux, construits à ses dépens ; cent autres que le susien Abradate avait faits pareils à ceux du prince ; cent aussi de Cyaxare, qui par le conseil de son neveu, avait reformé sur le même modèle les chars médiques, auparavant semblables aux chars troyens et libyens : de plus il avait été réglé que chaque chameau porterait deux archers. Une si grande confiance animait la plupart des soldats ; ils se croyaient déjà victorieux, ils comptaient pour rien les forces de l’ennemi.

Telle était la disposition des esprits, lorsque revinrent les Indiens envoyés par Cyrus pour observer. Ils rapportèrent que Crésus avait été élu général en chef de l’armée ; qu’on avait arrêté que les rois alliés s’y rendraient au plus tôt avec toutes leurs troupes, et des sommes considérables, pour stipendier autant de soldats qu’on en pourrait enrôler, et faire à propos des largesses ; que déjà ils avaient à leur solde quantité de Thraces armés de longues épées ; que cent vingt mille Égyptiens portant des haches, d’énormes boucliers qui les couvraient de la tête aux pieds, et de longues piques pareilles à celles dont ils se servent aujourd’hui, étaient en mer ; qu’ils attendaient encore une armée de Cypriens ; que déjà tous les Ciliciens les habitans de l’une et l’autre Phrygie, les Lycaoniens, les Paphlagoniens, les Cappadociens, les Arabes, les Phéniciens, et les Assyriens, étaient arrivés, le roi de Babylone à leur tête ; que les Ioniens, les Éoliens et presque tous les Grecs d’Asie avaient été contraints de suivre Crésus ; que Crésus avait envoyé solliciter l’alliance des Lacédémoniens ; que le rendez-vous général était sur les bords du fleuve Pactole ; que de-là on devait marcher vers Thymbrara, où s’assemblent encore de nos jours les barbares de la basse Syrie, soumis à la domination des Perses ; qu’enfin on avait ordonné à tous ceux qui auraient des vivres à vendre, de les porter dans ce lieu. Ce rapport était confirmé par les prisonniers ; car Cyrus s’attachait surtout à la poursuite de gens dont il fût possible de tirer quelques instructions : il faisait aussi passer chez l’ennemi des espions vêtus en esclaves, qui se donnaient pour transfuges.

À ces nouvelles, comme cela devait être, tous les soldats étaient dans l’inquiétude ; ils allaient et venaient plus silencieux qu’auparavant ; ils n’avaient plus leur gaîté : on s’assemblaient par pelotons, on se questionnait, on raisonnait.

Cyrus remarquant que la terreur gagnait son armée, fit appeler les principaux chefs et tous ceux dont l’abattement eût été aussi préjudiciable que leur assurance devait être utile. Il ordonna aux gardes de ne point repousser les soldats qui se présenteraient pour entendre ce qu’il allait dire. Quand ils furent arrivés, il leur tint ce discours :

« Mes amis, je vous ai mandés, m’apercevant que plusieurs d’entre vous paraissent effrayés, depuis les nouvelles qui nous sont venues de l’ennemi. Il paraît étrange que quelqu’un parmi vous tremble, parce qu’on nous dit que l’ennemi rassemble ses troupes ; et que vous ne soyez pas remplis de confiance, en voyant maintenant, que nous sommes et plus nombreux et, grâce au ciel, en bien meilleur état que lorsque nous les avons défaits. Grands dieux ! où en seriez-vous donc, vous que la crainte abat, si l’on vous annonçait qu’une armée telle que la nôtre, marche contre nous ? Vous entendriez dire premièrement : Les mêmes ennemis qui vous ont déjà vaincus, enflés de leur premier succès, reviennent vous attaquer. On vous dirait ensuite : Ceux qui ont mis en fuite vos archers et vos gens de trait, arrivent avec un renfort considérable de troupes qui ne leur cèdent point en bravoure. Leur infanterie, pesamment armée, mit la vôtre en déroute ; aujourd’hui leur cavalerie, armée de même, va se mesurer avec la vôtre : ce n’est ni avec l’arc et le dard, ni de loin, que chaque cavalier prétend combattre, mais de près, et un redoutable javelot en main. Ils ont des chars construits non pour fuir comme autrefois, mais pour se faire jour à travers les bataillons. Les chevaux qui les tirent, sont bardés ; les cochers, placés dans des tours de bois, ont le casque en tête, et la partie de leur corps qui excède la hauteur du siége, est couverte d’une cuirasse : les essieux sont armés de longues faux de fer : d’ailleurs ils ont des chameaux montés par des soldats, et dont un seul peut épouvanter cent chevaux ; enfin ils traînent à leur suite des tours, du haut desquelles, en protégeant les leurs, ils vous accableront de traits, et vous mettront hors d’état de leur résister en rase campagne. Si on était venu vous apporter ces nouvelles de la situation des ennemis, qu’auriez-vous fait, vous qui tremblez lorsqu’on vous annonce que Crésus est élu leur général, Crésus, plus lâche que pas un des Syriens, puisque, dès qu’il vit leur déroute, il ne songea qu’à fuir, au lieu de les défendre, tandis que les Syriens n’ont fui qu’après avoir été battus ? De plus, on annonce que ces ennemis ne sont pas en état de se défendre contre nous ; qu’ils soudoient des étrangers, dans l’espérance qu’ils combattront plus vaillamment pour eux qu’ils ne le feraient eux-mêmes. Si, malgré cet exposé fidèle, quelqu’un trouve leurs forces redoutables, et se défie des nôtres, je suis d’avis qu’on le leur envoie, il nous servira beaucoup plus étant avec eux que restant parmi nous. »

Ce discours fini, le perse Chrysante se leva, et dit : « Ne sois pas étonné, seigneur, si quelques-uns d’entre nous ont paru tristes en écoutant les nouvelles des Indiens ; c’était l’effet du dépit, non de la crainte. Imagine des gens qui veulent dîner, qui se croient à l’heure du repas, et à qui l’on vient demander un ouvrage avant de se mettre à table ; certes, cette annonce ne leur fera nul plaisir. Voilà notre position. Nous pensions n’avoir plus qu’à nous enrichir des dépouilles des ennemis, lorsque nous avons appris qu’il nous restait encore une entreprise à terminer : nous avons alors ressenti un chagrin causé non par l’effroi, mais par le désir qu’elle fût déjà exécutée. Oui, puisqu’il s’agit de combattre non seulement pour la Syrie, fertile en blés, en bétail, en palmiers chargés de fruits, mais encore pour la Lydie, pays abondant en vin, en figues, en huile, et baigné d’une mer qui apporte plus de richesses qu’on en peut désirer ; loin d’éprouver du dépit, les troupes de Cyrus voleront avec plus d’ardeur que jamais à la conquête des richesses lydiennes. »

Ainsi parla Chrysante ; son discours plut aux alliés ; tous y applaudirent. « Je suis d’avis, dit Cyrus, qu’on se mette au plutôt en marche, afin d’arriver, les premiers, s’il est possible, où les ennemis font leurs magasins : plus nous ferons diligence, plus nous les prendrons au dépourvu. Tel est mon avis ; si quelqu’un connaît une mesure ou plus facile ou plus sûre, qu’il la propose. » Comme presque tous les chefs convenaient qu’il était nécessaire de marcher promptement à l’ennemi, et que personne n’ouvrait un avis contraire, Cyrus reprit ainsi :

« Depuis long-temps, braves alliés, nos âmes, nos corps, nos armes, sont, grâce aux Dieux, dans le meilleur état : ne songeons maintenant qu’à nous pourvoir de vivres à-peu-près pour vingt jours, tant pour nous que pour les bêtes de charge qui nous suivront ; car, à mon compte, nous mettrons plus de quinze journées à traverser un pays où nous ne trouverons point de subsistances, parce que nous en avons enlevé, nous, une partie, et les ennemis autant qu’il leur a été possible. Munissons-nous donc de provisions de bouche : elles sont nécessaires pour combattre et pour vivre. À l’égard du vin, que chacun n’en prenne qu’autant qu’il lui en faut pour s’accoutumer par degrés à boire de l’eau : obligés de marcher long-temps sans trouver de vin, quelque provision que nous en fassions, nous n’en aurons pas assez. Mais afin que la privation subite de cette boisson ne nous cause point de maladie, voici ce qu’il faut faire. Dès à présent, commençons à ne boire que de l’eau pendant nos repas : ce changement nous sera peu sensible ; car ceux d’entre nous qui vivent de farine, la délayent dans l’eau, pour en faire une pâte ; le pain dont les autres se nourrissent, est de même pétri avec de l’eau ; c’est avec de l’eau, qu’on fait cuire tout ce qui se mange. Pourvu que nous buvions un peu de vin à la fin du repas, nous ne nous trouverons pas mal de ce régime. On retranchera ensuite une portion de ce vin, jusqu’à ce que nous ayons l’habitude de ne boire que de l’eau. Tout changement qui s’opère peu à peu, devient supportable pour tous les tempéramens. C’est ce que nous enseigne la divinité, en nous faisant passer insensiblement de l’hiver aux chaleurs brûlantes de l’été, et des chaleurs au grand froid : imitons-la, arrivons par degrés où il faut que nous en venions nécessairement.

Emportez, au lieu de lits, un poids égal en choses nécessaires à la vie ; il n’y a jamais de superflu en ce genre. Ne craignez pas de dormir moins tranquillement, parce que vous n’aurez ni lits ni couvertures ; si cela vous arrive, c’est à moi que vous vous en prendrez : en santé comme en maladie, il suffit d’être bien vêtu. Il faut s’approvisionner de viandes salées et de haut goût ; ce sont celles qui excitent l’appétit et se conservent long-temps. Lorsque nous arriverons dans des lieux non pillés, d’où nous pourrons tirer du blé, il faudra nous pourvoir de moulins à bras pour le broyer ; de tous les instrumens à faire du pain, c’est le moins pesant.

N’oublions pas non plus les médicamens pour les malades, ils ne chargent pas beaucoup, et dans l’occasion ils serviront infiniment. Munissons-nous aussi de courroies pour attacher une infinité de choses que portent les hommes et les chevaux : qu’elles se rompent ou s’usent sans qu’on puisse les remplacer, on reste les bras croisés. Ceux qui ont appris à faire des javelots, feront bien d’emporter leur doloire : il est bon aussi de se munir d’une lime ; en aiguisant sa pique, on aiguise son courage : on rougirait d’être lâche, lorsqu’on a des armes affilées. Il faut encore avoir beaucoup de bois de charronnage, pour raccommoder les chars et les chariots : quand on a beaucoup à faire, quelque chose doit nécessairement arrêter. Aux matériaux on joindra les outils indispensables ; car on n’a pas des ouvriers partout : et cependant il en faut beaucoup pour le travail de chaque jour. On mettra sur chaque chariot une faucille et un hoyau ; sur chaque bête de charge, une hache et une faux : ces instrumens sont toujours utile aux particuliers, et souvent à l’armée entière.

Vous, commandans des hoplites, informez-vous exactement si vos soldats ont une provision suffisante de vivres : ne négligeons rien de ce qui leur est nécessaire ; ce serait nous négliger nous-mêmes. Vous, chefs des bagages, examinez si l’on a chargé sur les bêtes de somme tout ce que j’ai ordonné ; et contraignez ceux qui n’ont point obéi. Vous, intendans des pionniers, vous avez la liste des acontistes, des archers, des frondeurs, que j’ai réformés : à ceux qui servaient dans les acontistes, donnez une hache propre à couper du bois, aux archers un hoyau, aux frondeurs une serpe ; faites-les marcher, avec ces instrumens, par petites troupes, à la tête des équipages, afin qu’au besoin vous aplanissiez les chemins difficiles, et que je sache où vous prendre, lorsque vous me serez nécessaires.

J’emmènerai des armuriers, des charrons, des cordonniers, tous de l’âge où l’on porte les armes, et munis de leurs outils : ainsi l’armée ne manquera d’aucune des choses qui dépendent de leur métier. Ils feront un corps séparé des soldats, et auront un lieu fixe où ils travailleront pour qui voudra les employer en payant. Si quelque marchand veut faire le commerce à la suite de l’armée, qu’il garde ses provisions, durant le nombre de jours que je viens de fixer : s’il vend avant l’expiration de ce terme, ses marchandises seront saisies ; mais il pourra, le terme passé, les débiter comme il le jugera à propos. Au reste, les marchands les mieux approvisionnés seront honorés et récompensés des alliés et de moi. Si quelqu’un d’entre eux n’a pas de fonds suffisans pour faire ses achats, qu’il amène avec lui des gens qui le connaissent et me garantissent qu’il nous suivra, je l’aiderai de ce que je possède. Voilà ce que j’avais à dire ; que ceux qui trouvent que je n’ai pas tout prévu, m’avertissent. Allez rassembler les bagages ; pour moi, je vais offrir un sacrifice pour notre départ : dès que j’aurai rempli ce devoir religieux, je donnerai le signal. Que les soldats pourvus de tout ce que j’ai ordonné, se rendent auprès de leurs officiers, dans le lieu indiqué : et vous, commandans, lorsque vos rangs seront formés, venez tous me trouver, pour apprendre quels postes vous occuperez. »

Chap. 3. Les ordres reçus, on se dispose à partir ; Cyrus sacrifie : les présages lui ayant paru favorables, il se mit en marche avec son armée. Le premier jour, il campa le plus près possible du lieu d’où il était parti, afin que si l’on oubliait quelque chose on fût à portée de l’aller chercher, et de se procurer ce qu’on jugerait utile.

Cyaxare, pour ne pas laisser ses états sans défense, demeura sur la frontière, retenant auprès de lui la troisième partie des Mèdes ; et Cyrus continua sa marche avec la plus grande diligence. La cavalerie était à la tête, précédée de quelques coureurs que le prince envoyait en avant dans les lieux les plus favorables pour observer. Après la cavalerie, venaient les bagages. Lorsqu’on traversait des plaines, les chariots et les bêtes de somme marchaient sur plusieurs colonnes : à leur suite venait l’infanterie de la phalange ; et s’il restait en arrière quelques chariots ou quelques conducteurs, les officiers qui survenaient veillaient à ce que la marche ne fût point retardée. Dans les chemins serrés, le bagage demeurait au milieu, et les hoplites filaient de droite et de gauche ; en sorte qu’il y avait toujours des soldats à portée de remédier aux accidens. Chaque compagnie marchait ordinairement auprès de son bagage : nul voiturier ne pouvait quitter la sienne, à moins qu’il ne survînt empêchement, et chaque taxiarque en avait un qui précédait, avec une enseigne connue de sa troupe. Ainsi ils allaient tous ensemble ; et, comme chacun avait grand soin de ne laisser en arrière aucun de ses camarades, ils n’étaient point obligés de se chercher l’un l’autre ; leur bagage était en sûreté sous leurs yeux ; ils avaient dans le moment ce qui leur était nécessaire.

Cependant les coureurs qui étaient en avant, crurent apercevoir dans la plaine des hommes qui ramassaient du fourrage et du bois ; ils voyaient des bêtes de somme qui en emportaient des charges, d’autres qui paissaient : plus avant, un nuage de fumée ou de poussière leur semblait s’élever dans les airs. À tous ces signes, ils reconnurent que l’ennemi n’était pas éloigné. Aussitôt leur commandant dépêcha vers Cyrus, qui fit dire aux coureurs de s’arrêter où ils étaient, et de l’instruire de ce qu’ils observeraient de nouveau : puis il chargea un escadron de cavalerie de s’avancer dans la plaine, pour faire quelques prisonniers qui donneraient des instructions plus sûres.

Pendant que ces ordres s’exécutaient, il fit faire halte à son armée, afin que les soldats eussent le loisir de tout préparer avant de s’approcher de l’ennemi. Il leur enjoignit d’abord de dîner, de reprendre ensuite leurs rangs, se tenant attentifs à ses ordres. Après le repas, Cyrus manda ses officiers de cavalerie et d’infanterie, les conducteurs des chars, et les chefs qui avaient l’inspection des machines, des bêtes de somme et des chariots de bagage. Comme ils étaient rassemblés, les cavaliers envoyés pour battre la campagne, revinrent avec des prisonniers, qui avouèrent à Cyrus qu’ils étaient de l’armée ennemie ; qu’ils avaient passé au-delà des gardes avancées, pour ramasser du bois et du fourrage ; que le grand nombre des troupes avait introduit la disette dans le camp. « À quelle distance, leur dit le prince, est actuellement votre armée ? — À la distance d’environ deux parasanges. — Parlait-on un peu de nous ? — Assurément, beaucoup ; on disait que déjà vous étiez fort près. — Et s’en réjouissait-on ? Il faisait cette question à cause de ceux qui l’écoutaient. — Non, par Jupiter ! loin de s’en réjouir, ils sont fort affligés. — Présentement que font-ils ? — Ils rangent leurs troupes en bataille ; hier et avant-hier ils n’ont pas fait autre chose. — Et qui donne les ordres ? — Crésus lui-même, aidé d’un Grec, et d’un Mède qu’on dit transfuge de votre armée. — Grand Jupiter, puissé-je, comme je le désire, voir cet homme entre mes mains ! »

Après ce discours, il fait retirer les prisonniers ; et, comme il se retournait pour parler aux officiers qui l’environnaient, arrive un nouvel envoyé de la part du commandant des coureurs, qui lui dit qu’on apercevait dans la plaine un gros corps de cavalerie : nous conjecturons, ajouta-t-il, qu’il vient pour reconnaître l’armée ; car il est précédé d’une centaine de cavaliers qui se portent en diligence de notre côté, peut-être à dessein de nous enlever notre poste, où il n’y a que dix hommes. Cyrus aussitôt ordonna à quelques-uns des cavaliers qu’il avait toujours sous la main, d’aller s’embusquer auprès de ce poste, sans y faire aucun mouvement, et sans être vus de l’ennemi. « Dès que les dix hommes qui l’occupent pour nous, ajouta-t-il, l’auront abandonné, montrez-vous tout-à-coup, et chargez ceux qui s’en seront emparés. Que le grand escadron qui est dans la plaine ne vous inquiète pas : toi, Hystaspe, marche à sa rencontre avec mille chevaux ; mais prends garde de t’engager dans des lieux que tu ne connais pas ; contente toi de protéger nos postes, et reviens. Si quelques ennemis accourent vers toi en levant la main droite, accueille-les avec amitié. »

Hystaspe alla prendre ses armes : les cavaliers partirent suivant l’ordre de Cyrus. Ils n’avait pas encore atteint les postes occupés par les coureurs, lorsqu’ils rencontrèrent Araspe et sa suite, cet Araspe envoyé à la découverte des projets ennemis, ce gardien de la belle Susienne. D’aussi loin que Cyrus l’aperçut, il se leva de son siége, courut au-devant de lui, et lui tendit la main. Ceux qui se trouvèrent présens, ne sachant rien, comme cela devait être, de leur secrète intelligence, furent étonnés de cet accueil, jusqu’au moment où Cyrus leur tint ce discours :

« Mes amis, leur dit-il, vous voyez un brave homme qui revient nous joindre : il est temps que tout le monde sache ce qu’il a fait. Ce n’est ni le remords du crime, ni la crainte de mon ressentiment qui l’ont obligé à nous quitter : c’est moi qui l’ai envoyé dans le camp des ennemis, pour pénétrer dans leurs secrets et nous en instruire. Oui, Araspe, je me souviens des promesses que je t’ai faites ; nous nous unirons tous pour les remplir. Il est juste, braves compagnons, que vous honoriez avec moi la vertu d’un homme qui, pour nous servir, a eu le courage et d’exposer sa vie, et de se charger de l’apparence d’un crime. » Les chefs embrassèrent Araspe, et lui présentèrent la main. « C’en est assez, dit Cyrus. Maintenant, Araspe, apprends-nous ce qu’il nous importe de savoir, sans nous flatter aux dépens de la vérité sur le nombre des ennemis : il vaudrait mieux qu’on nous eût trompés en exagérant qu’en diminuant leurs forces.

— J’ai tout fait, répondit Araspe, pour m’en éclaircir ; car je les aidais moi-même à ranger leur armée en bataille. — Tu es donc instruit, et de leur nombre et de leur ordonnance. — Par Jupiter ! je sais de plus de quelle manière ils se proposent d’engager le combat. — Dis-nous d’abord quel est en gros le nombre de leurs troupes. — Elles sont rangées, tant la cavalerie que l’infanterie, sur trente de hauteur, à l’exception des Égyptiens, et occupent un terrain d’environ quarante stades : j’ai apposé la plus grande attention pour m’assurer de l’étendue qu’elles couvraient. — Tu as dit à l’exception des Égyptiens : quelle est donc leur ordonnance ? — Leurs myriarques forment leurs bataillons de dix mille hommes chacun, cent de front sur cent de hauteur ; tel est, disent-ils, l’usage de leur pays : Crésus ne le leur a permis qu’avec une extrême répugnance, parce qu’il voulait que son armée eût un front beaucoup plus étendu que n’a la tienne. — Pourquoi le désirait-il ? — Sans doute pour vous envelopper avec la partie qui dépasserait. — Qu’il prenne garde, en voulant envelopper, d’être enveloppé lui-même. Mais, nous venons d’entendre ce qu’il nous importait de savoir : voici, mes amis, ce que vous avez à faire.

» Allez, en sortant d’ici, visiter vos armes et les harnois de vos chevaux ; souvent pour la plus petite chose qui manque, l’homme, le cheval, le char, deviennent inutiles. Demain matin, pendant que je sacrifierai, que vos hommes déjeunent, que vos chevaux mangent, de peur que le moment d’agir ne nous surprenne à jeun. Toi, Araspe, tu te placeras à l’aile droite, comme tu as fait jusqu’à présent ; et vous, myriarques, vous conserverez vos postes accoutumés : ce n’est pas au moment du combat qu’il faut changer l’attelage d’un char. Ordonnez aux taxiarques et aux chefs d’escouade de se mettre en bataille sur douze de hauteur, en rangeant chaque escouade sur deux files. » Or l’escouade était de vingt-quatre soldats.

« — Cyrus, dit un des myriarques, crois-tu qu’avec si peu de hauteur nous puissions résister à d’épais bataillons ? — Et toi, répliqua Cyrus, crois-tu que des bataillons dont l’épaisseur fait que la plupart des soldats ne sauraient atteindre l’ennemi avec leurs armes, puissent être d’un grand secours aux leurs, et faire bien du mal au parti opposé ? Je désirerais que les hoplites égyptiens, au lieu d’être sur cent, fussent sur dix mille de hauteur ; nous aurions affaire à beaucoup moins d’hommes. Quant à nos troupes, par la hauteur que je leur donne, j’estime qu’elles seront toutes en action, toutes en état de s’entre-secourir. Derrière les fantassins cuirassés, je placerai les acontistes, après ceux-ci les archers. Qui, en effet, placerait en première ligne des corps qui conviennent eux-mêmes n’être nullement propres à combattre de près ? Mais, couverts par l’infanterie pesante, ils tiendront ferme, et incommoderont les Assyriens, les uns en lançant leurs javelots, les autres en tirant leurs flèches par dessus les premiers rangs. Quelque moyen qu’on emploie pour nuire à l’ennemi, pourvu qu’on réussisse, on sert utilement les siens.

» Je placerai en dernière ligne le corps qu’on appelle corps de réserve. Comme une maison n’est d’aucun usage si les fondemens et le toit n’en valent rien, de même une armée devient inutile, si les premiers et les derniers rangs ne sont composés de bons soldats. Mettez-vous donc en bataille dans l’ordre que j’ai prescrit ; chefs de l’infanterie pesante à la première ligne, chefs de l’infanterie légère à la seconde, commandans des archers à la troisième ; toi commandant de l’arrière-garde, placé à la dernière ligne, recommande à chacun de tes soldats d’observer les mouvemens de la file qui sera devant lui, d’encourager ceux qui se comporteront vaillamment, de contenir les lâches par de fortes menaces. Si quelqu’un tourne le dos et trahit, qu’on le tue. C’est à ceux qui sont placés au front de l’armée, d’animer, par leurs discours et par leurs actions, les soldats qui marchent après eux ; mais vous qui êtes au dernier rang, vous devez être plus redoutables aux lâches que l’ennemi même.

» Voilà ce que j’avais à vous ordonner. Toi, Euphrate, qui commande les machines, fais que nos tours roulantes suivent les troupes d’aussi près qu’il sera possible. Toi, Dauchus, aie soin que tes équipages suivent immédiatement les tours ; ordonne à tes gens de punir quiconque avancerait hors de son rang, ou resterait en arrière. Carduchus, qui conduis les chariots des femmes, tu marcheras après les équipages. Cette longue file de chariots qui nous suivra, en faisant paraître notre armée plus nombreuse, nous procurera encore le moyen de tendre quelque piége à l’ennemi : s’il tente de nous envelopper, elle l’obligera du moins à former une plus grande enceinte ; et plus il embrassera de terrain, plus il perdra de ses forces. Voilà ce que vous avez à faire. Artabase, et toi Artagersas, prenez chacun vos mille fantassins, et placez-vous derrière les chariots ; Pharnuchus, et toi Asiadatas, au lieu de vous mettre en bataille avec le reste de la cavalerie, postez-vous aussi derrière les chariots, chacun avec vos mille cavaliers, et rendez-vous ensuite auprès de moi, ainsi que les autres chefs : songez à vous tenir prêts comme si vous deviez les premiers engager l’action. Capitaine des archers qui montent les chameaux, place-toi aussi à la suite des chariots, et fais ce qu’Artagersas t’ordonnera. Vous, commandans des chars, tirez au sort à qui rangera ses cent chars en première ligne au front de l’armée ; les deux autres centaines borderont de droite et de gauche les deux flancs. » Telle fut l’ordonnance des troupes de Cyrus.

« Prince, dit aussitôt Abradate, roi des Susiens, je me chargerai volontiers, si tu le trouves bon, du commandement des chars que tu opposes au centre de l’armée ennemie. » Cyrus, louant son courage et lui tendant la main, demanda aux Perses qui devaient monter les autres chars, s’ils y consentaient. Comme ils répondirent qu’ils ne le pouvaient avec honneur, il les fit tirer au sort : Abradate obtint par cette voie ce qu’il proposait, et fut chargé de faire tête aux troupes égyptiennes. Tous les chefs se retirèrent pour s’occuper de leurs préparatifs : ils soupèrent, posèrent les sentinelles, et se couchèrent.

Chap. 4. Le lendemain matin, pendant que Cyrus sacrifiait, les troupes qui avaient déjà pris leur repas et fait des libations, s’armaient de leurs belles tuniques, de leurs belles cuirasses, de leurs casques superbes. Les chevaux avaient tous la tête et le poitrail armés : ceux de la cavalerie étaient de plus bardés sur la croupe, ceux des chars sur les flancs. L’armée entière brillait de l’airain et de la pourpre. Le char d’Abradate, ce char à quatre timons et à huit chevaux d’attelage, était magnifiquement orné. Au moment où ce prince allait endosser sa cuirasse faite de lin, suivant l’usage de son pays, Panthée lui présenta un casque d’or, des brassards et de larges bracelets du même métal, une tunique de pourpre, plissée par le bas et qui descendait jusqu’à terre, et un panache de couleur d’hyacinthe : elle avait fait ces armes à l’insu de son époux, sur la mesure de celles dont il se servait.

En les voyant il fut étonné : « Ma chère Panthée, lui dit-il, tu t’es donc dépouillée de tes joyaux pour me faire cette armure ? — Non ; le plus précieux de tous m’est resté : car si tu te montres aux yeux des autres ce que tu es aux miens, tu seras ma plus riche parure. » En proférant ces paroles elle l’armait elle-même, et s’efforçait en pleurant, de cacher les larmes dont étaient inondées ses belles joues.

Abradate, déjà si digne d’attirer les regards par la beauté de sa figure, paraissait plus beau, avait l’air encore plus noble, quand il fut couvert de ses nouvelles armes. Il avait pris des mains de son écuyer les rênes de son char, et se disposait à y monter, lorsque Panthée ayant fait éloigner ceux qui les entouraient : « Abradate, lui dit-elle, s’il y eût jamais des femmes qui aimassent leurs époux plus qu’elles-mêmes, sans doute, tu me mets au nombre de ces femmes. Il serait superflu de te prouver par de longs discours ce que démontrent bien mieux mes actions. Cependant, quels que soient les sentimens que tu me connais pour toi, j’estimerais mieux, j’en jure par mon amour et par le tien, te suivre au tombeau où t’eût conduit une belle mort, que de vivre sans honneur avec un mari déshonoré ; tant je suis persuadée que nous ne devons l’un et l’autre respirer que pour la gloire. Que d’obligations n’avons-nous pas à Cyrus ? captive, destinée à lui appartenir, loin de me traiter en esclave, ou de me proposer ma liberté à de honteuses conditions, il m’a conservée pour toi, comme si j’avais été la femme de son frère. D’ailleurs, lorsque Araspe, à qui il m’avait confiée, eut abandonné son parti, ne lui ai-je pas promis que s’il me permettait de te dépêcher un courrier, tu viendrais lui offrir en toi un allié plus fidèle, et plus utile qu’Araspe ! »

Abradate, transporté de ce qu’il venait d’entendre, posa la main sur la tête de sa femme, et leva les yeux au ciel : « Grand Jupiter, s’écria-t-il, fais que je me montre digne ami de Cyrus, qui nous a traités l’un et l’autre avec tant d’égards ! » À ces mots, il monte sur son char. Quand il y fut placé et que son écuyer l’eut fermé, Panthée qui ne pouvait plus embrasser son mari, baisait le char. Mais bientôt le char s’éloigne : elle le suit quelque temps, sans être aperçue d’Abradate, qui tournant la tête et voyant sa femme sur ses pas : « Rassure-toi, Panthée, adieu ; séparons-nous. » Aussitôt ses eunuques et ses femmes la prirent et la conduisirent à son chariot, où l’ayant couchée, ils la recouvrirent d’un pavillon. Tous les yeux se tournèrent alors vers Abradate : personne n’avait songé à le regarder, tant que Panthée avait été présente, quoique ce guerrier et son char méritassent d’attirer les regards.

Lorsque Cyrus eut sacrifié sous d’heureux auspices, que l’armée fut rangée selon ses ordres, et qu’il eut établi des postes en avant à quelque distance les uns des autres, il assembla les chefs, et leur parla ainsi : « Braves et fidèles alliés, les Dieux nous montrent dans le sacrifice les mêmes présages qui nous ont annoncé notre première victoire. C’est à moi maintenant à vous rappeler les motifs qui doivent redoubler votre ardeur. Souvenez-vous que vous êtes bien plus aguerris que nos ennemis, que vous êtes depuis plus long-temps formés à la même discipline et réunis en un même corps d’armée ; que vous avez presque tous participé à la victoire remportée sur eux, et que beaucoup de leurs alliés ont partagé leur défaite. À l’égard des soldats des deux partis qui n’ont point encore vu de bataille, ceux de l’armée assyrienne savent qu’ils n’ont pour compagnons que des lâches : mais vous qui marchez sous nos étendards, vous savez que vous combattez avec des hommes résolus à vous défendre.

Avec une confiance réciproque, tous, animés d’une égale ardeur, tiennent tête à l’ennemi ; au lieu que si l’on se défie les uns des autres, on ne songe qu’aux moyens de se dérober au danger. Marchons donc aux ennemis, braves camarades : opposons nos redoutables chars à des chars sans défense ; allons combattre de près, avec nos cavaliers et nos chevaux, armés de toutes pièces, contre une cavalerie presque sans armes. Vous aurez en tête une infanterie que vous connaissez déjà. Quant aux Égypiens, leur armure n’est pas plus avantageuse que leur ordonnance : leurs grands boucliers les empêchent d’agir, et de voir ce qui se passe autour d’eux ; rangés à cent de hauteur, très peu de ces soldats seront en état de combattre. Tenteront-ils de nous enfoncer par l’effort de leur masse, il faudra qu’ils soutiennent d’abord celui de nos chevaux que le fer dont ils sont bardés rend encore plus terrible. Si quelques-uns résistent à ce premier choc, se défendront-ils à-la-fois contre notre cavalerie, notre infanterie et nos tours ? Je compte sur les guerriers dont ces tours sont garnies : les traits dont ils accableront l’ennemi, le décourageront. Cependant si vous croyez avoir besoin de quelque chose, dites-le : j’espère qu’avec l’aide des Dieux, nous ne manquerons de rien. Avez-vous un avis à ouvrir, parlez : sinon, allez invoquer les Dieux à qui nous venons de sacrifier ; retournez ensuite à vos compagnies, et faites-leur part de ce que je viens de dire. Que votre contenance, votre air, vos discours, tout en vous annonce une noble assurance, et vous montre dignes de commander. »