Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 330-334).
Livre II


CHAPITRE VII.


Souvenirs mélancoliques.




Que de motifs pour bénir ma destinée, si de cruels souvenirs ne m’avaient reproché trop souvent que j’en jouissais aux dépens de l’être le plus sensible, le plus généreux, de l’être à qui je devais une grande partie de mon bonheur, et sur-tout le charme céleste des sentimens qui m’en avaient rendu susceptible ! Dans la solitude, au milieu des distractions les plus aimables, dans mes rêves, dans le ravissement même des plus douces jouissances, elles retombaient sur mon cœur avec un poids brûlant, ces paroles répétées tant de fois : « N’est-ce pas, Betzi, tu ne m’abandonneras jamais, jamais ! »

D’Eglof, auquel aucun mouvement de mon ame ne pouvait échapper, s’apperçut avec douleur des remords et des regrets qui troublaient encore trop souvent le repos de mon cœur, la tranquillité de ma vie ; mais il n’avait pas le droit de s’en plaindre, car les reproches que je me faisais intérieurement ne s’adressaient jamais à lui, et ma sensibilité répondait à tous ses soins par le plus juste et le plus tendre retour. Son indulgente amitié me pardonnait ces souvenirs mélancoliques, et ne se refusait pas même de les partager avec moi. Si je ne jouissais pas d’un bonheur sans mélange, j’étais contente ; et je tâchais de mériter les faveurs de ma destinée par la sagesse de ma conduite, par la modération de mes desirs, et sur-tout par le sentiment habituel de la plus vive et de la plus douce reconnaissance.

Pourquoi cet état de bien être où mes sentimens et mes actions, l’estime dont j’avais besoin pour moi-même, et celle que je desirais encore d’obtenir dans l’opinion des autres se trouvaient enfin d’accord, pourquoi cet état de bien être ne devait-il pas avoir plus de durée, ou devoit-il me coûter de nouveaux regrets, de nouvelles larmes ?

Il y a quatre mois environ que je crus remarquer une altération très-sensible dans l’humeur et dans les dispositions de d’Eglof. Ce fut à-peu-près à la même époque où je reçus de toi cette lettre si touchante où tu m’annonçais la perte de ton époux, et la résolution que tu avais prise de revenir en Europe, et d’employer tous les moyens possibles pour retrouver l’unique fruit d’un premier attachement qui t’avait été enlevé peu de temps après sa naissance par la jalousie de son père, et qui devenait aujourd’hui le seul objet qui pût t’attacher encore à la vie. D’Eglof ne cessa point d’être pour moi l’ami le plus tendre ; mais triste, inquiet, silencieux, soit qu’il fût en compagnie ou seul avec moi, je le voyais tomber souvent dans la plus sombre rêverie. Je soupçonnai d’abord quelque embarras fâcheux dans ses spéculations de commerce ; il m’assura que non. Je crus devoir attribuer enfin une altération si singulière au dérangement de sa santé ; je le pressai de consulter un médecin en qui il paraissait avoir pris beaucoup de confiance. Celui-ci lui conseilla les eaux de Spa ; je m’arrangeai pour l’y accompagner, mais il chercha sous différens prétextes à m’en détourner. Comme j’insistais toujours, il finit par me dire d’un air chagrin et soucieux que je risquais d’y trouver des personnes dont la société pourrait m’embarrasser. Craignant alors de lui déplaire, je cédai. Il me promit que son absence ne serait pas longue ; le moment de notre séparation n’en fut pas moins douloureux : j’étais loin cependant de prévoir qu’elle dût être éternelle.