Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 315-317).
Livre II


CHAPITRE V.


Incident bizarre.




Il n’était que trop aisé d’irriter la jalousie de Séligni. Je l’éprouvai de plus d’une manière ; je risquai même de lui laisser entrevoir les projets dont l’amour d’Eglof m’avait entretenue plus d’une fois ; mais le spectacle de sa profonde douleur, quelque effort qu’il fît pour la dévorer intérieurement, m’affectait bientôt au point que je me hâtais de me jeter dans ses bras, de le presser contre mon cœur, et de détruire ainsi moi-même mon cruel ouvrage. Ah ! je n’oublierai jamais l’impression céleste qu’il éprouva dans un de ces momens de ravissement que ma tendresse avait fait succéder au plus vif désespoir. Lorsqu’en arrosant mon sein de ses larmes, et me répétant avec toute la passion qui le consumait : N’est-ce pas, Betzi, n’est-ce pas, tu ne m’abandonneras jamais ? Je lui répondis, pénétrée du même sentiment, par ces vers qu’il m’avait adressés peu de jours auparavant :


Ô Dieu d’amour écoute ma prière ;
Jusqu’au tombeau ce sont mes derniers vœux,
Laisse ce cœur, brûlant des mêmes feux,
L’aimer encore à mon heure dernière !


Dans cet instant Betzi et sa sœur crurent entendre, tout près de l’ombrage sous lequel elles étaient assises quelques sanglots étouffés, dont elles furent tellement saisies, que d’un mouvement involontaire elles se levèrent toutes deux à-la-fois, et sans oser s’interroger s’enfuirent précipitamment vers la porte de la ferme qui n’était pas éloignée ; on envoya, quelques momens après, les domestiques pour voir d’où pouvaient être partis ces sons si déchirans ; mais avec quelque attention qu’on cherchât par-tout, on ne put rien découvrir. N’était-ce qu’une vaine illusion ? ou le malheureux avait-il disparu ? Avant de chercher à deviner la cause mystérieuse des sanglots dont les deux sœurs avaient été si vivement émues, avant de décider si leur émotion avait eu quelque sujet réel, si ce n’était que l’erreur d’une imagination tristement affectée ou l’apparition de quelque revenant, comme on en voit tant dans nos romans la mode, ne desirez-vous pas d’apprendre la fin du récit de Betzi ? Il me semble que rien ne peut nous dispenser de l’entendre.