Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 276-280).
Chapitre I  ►
Livre I


CHAPITRE XVI.


Conclusion du premier Livre.




Depuis cet entretien leur liaison redevint plus intime et plus suivie qu’elle ne l’avait encore été. Les raisonnemens de Betzi, bien plus sûrement encore le charme de ses caresses et l’irrésistible pouvoir du sentiment dont leurs cœurs ne cessaient de s’enivrer mutuellement, semblaient l’avoir emporté sur tous les principes et sur toutes les préventions de Séligni ; mais par une contradiction bizarre, et peut-être cependant assez naturelle, plus Séligni se trouvait heureux de cette manière d’être, moins elle contentait aujourd’hui les vœux secrets de Betzi, quelque motif qu’elle eût d’ailleurs de s’applaudir de la tendresse de son amant, et quelque disposée qu’elle fût à reconnaître le bonheur de son choix. La philosophie de Ninon avait l’air d’avoir converti l’amour ; mais l’amour avait converti bien plus sérieusement la philosophie de Ninon. Betzi, grâce aux charmes de son esprit et de son caractère, était parvenue à se faire aimer avec tant de confiance, avec une passion si vraie, que pour répondre à tous les sentiment dont il avait rempli son cœur, elle se désolait souvent en secret de n’avoir pas été le premier objet de son amour ; elle se désolait encore plus qu’il n’eût pas été le premier, l’unique objet du sien ; elle eût enfin voulu n’avoir jamais aimé que lui. Sa raison, souvent aussi la crainte de blesser ou d’attrister son amant, l’engageait à renfermer tous ces mouvemens au fond de son ame, à les traiter elle-même de chimères romanesques ; mais elle y retombait sans cesse, et presque toujours avec une sorte de complaisance qui n’altérait que sa gaîté naturelle, sans nuire à la douceur de son caractère, au charme de ses entretiens. Les jours qu’elle regardait comme les plus heureux de sa vie étaient ceux qu’elle passait avec Séligni dans la plus parfaite solitude, dans son ménage ou dans le sien, et sur-tout à une petite campagne qu’elle avait louée près du peur bois de Romainville, dans cette jolie contrée où quelque près qu’on soit de Paris on croit en être si loin. Son âme se plaisait à s’y concentrer toute entière dans la jouissance d’un sentiment tout nouveau pour elle, de ce sentiment à qui ses vœux eussent sacrifié volontiers les plus doux souvenirs du passé, les plus brillantes espérances de l’avenir, s’il eût dépendu d’elle d’oublier et de faire oublier à son ami tout ce qui n’était pas elle, tout ce qui n’était pas lui.

Pourquoi le bonheur est-il souvent si près de l’homme, et pourquoi l’homme en est-il toujours si loin ? Tantôt ce sont de faux calculs, tantôt une fausse sensibilité, qui nous empêchent de l’appercevoir ou de le saisir ; c’est un jour l’entraînement tumultueux de la surprise, un autre l’empire languissant de l’habitude. Le sentiment pur & vrai qu’exige la jouissance du bonheur semble, pour ainsi dire, incompatible avec la nature de l’homme ; celui qu’il éprouve le plus communément n’est jamais dans la juste mesure de la vérité ; lorsqu’il cesse de s’élever au-dessus de cette juste mesure, il ne tarde pas à retomber au-dessous : il ne désire que ce qu’il espère, n’espère que ce qu’il desire encore ; il laisse échapper tout ce qu’il possède, et ne jouit que de ce qu’il imagine ; peut-être même en doit-il rendre grace au ciel qui le plaça dans un ordre de choses où le domaine de l’espérance est sans bornes, où celui des réalités a tout aussi peu d’étendue que de durée.