Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 217-228).
Chapitre X  ►
Livre I


CHAPITRE IX.


Première épreuve.




Plusieurs jours de suite Séligni ne put parvenir à rencontrer Betzi chez elle. Il la chercha vainement aux promenades, aux spectacles qu’elle fréquentait de préférence ; il ne l’y voyait point, ou lorsqu’il croyait l’avoir apperçue, elle échappait aussitôt à ses regards avec autant d’attention qu’elle en avoit prise jusqu’alors pour les fixer. Il écrivit plusieurs fois, point de réponse. Au bout de huit ou dix jours une personne inconnue lui remit un billet écrit au crayon : « Plaignez votre pauvre amie et ne la jugez point ; elle n’ose encore ni vous voir, ni vous écrire ; mais elle n’existera que lorsqu’elle aura pu vous expliquer toute sa conduite. »

On conçoit aisément que ce billet ne diminua guère l’inquiétude et l’agitation de l’homme sensible qui peu de jours auparavant se croyait encore le plus sage et le plus heureux des mortels. Il revit enfin Betzi. L’empressement avec lequel il fut reçu ne pouvait être plus tendre ; mais ce doux accueil n’avait jamais été si sérieux, si mêlé d’embarras et de tristesse.

Qu’avez-vous pensé de moi, mon ami ? Qu’en penserez vous encore quand je vous dirai que depuis notre dernière entrevue je me suis trouvée moins malheureuse d’être séparée de vous que de la crainte de ne pouvoir échapper à vos poursuites ? vous imaginiez bien avoir quelques rivaux, et vous ne vous en tourmentiez guère ; vous vous croyiez dispensé de toute jalousie par votre manière de m’aider, et votre cœur n’était peut-être si tranquille en effet que par la jouissance intime, quoique ignorée de vous-même, de mes sentimens pour vous. Rien n’a changé, mon ami, que ma situation ; mais elle est la plus pénible et la plus cruelle que vous puissiez imaginer. Un Anglais, à qui je dois tout ce que je possède, et peut-être encore le peu que je suis, m’avait quittée quelques mois avant l’époque de notre connaissance pour aller terminer dans sa patrie des arrangemens de fortune dont il comptait revenir jouir dans ce pays-ci. Quoiqu’il m’eût promis de me donner exactement de ses nouvelles, je en ai jamais reçu ; ses torts, que je dois croire involontaires, n’excusent pas les miens, je le sais ; mais ce n’est pas vous, mon ami, qui me les reprocherez ; mon bienfaiteur a reparu brusquement chez moi le lendemain du jour que je vous vis pour la dernière fois. Depuis, je n’ai pas cessé d’en être obsédée, et si ses affaires ne l’avaient pas forcé de faire une absence de plusieurs jours, je n’aurais pas encore osé risquer de vous recevoir aujourd’hui. L’homme à qui j’ai de si grandes obligations a quelques-unes des vertus de mon ami : son ame est noble et généreuse. Avant de m’adorer comme sa maîtresse, il m’a chérie avec tout l’intérêt du plus tendre des pères ; il ne s’est pas contenté de m’assurer une petite fortune indépendante de ses bienfaits, il m’a procuré les moyens d’envoyer des secours à ma famille. Ces connaissances, ces talens agréables qui ne vous ont pas moins attaché peut-être que ma jeunesse et mes folies, je ne les dois qu’à ses instructions et aux maîtres qu’il m’a donnés ; mais quoique assez jeune encore, son caractère paraît aigri par les injustices et par les perfidies dont il fut la victime. Son humeur est plus amère et plus sombre qu’elle n’est triste et mélancolique : il est défiant, soupçonneux, jaloux et la bonté naturelle de son ame ne l’empêche pas toujours de se livrer aux derniers emportemens de la haine et de la violence. Voilà, mon ami, l’homme à qui mon cœur n’a pu s’empêcher de vous préférer, et voila l’homme à qui vous me voyez forcée de vous sacrifier dans ce moment. S’il n’était que votre rival, il m’en coûterait peu de l’éloigner. En respectant encore en lui le plus généreux des bienfaiteurs, si sa fortune n’avait point changé, je ne balancerais pas à lui faire l’aveu de mon inconstance ; mais il ne m’a point caché l’extrême embarras de sa position : toutes les ressources sur lesquelles il devait compter viennent de lui manquer par un enchaînement de fatalités inouïes ; la seule qu’il espère pouvoir sauver est encore très-incertaine. Dans ces cruelles circonstances, aurai-je courage de l’abandonner lui-même, ou lui proposerai-je froidement de lui rendre tout ce que je tiens de lui, tout ce qu’il sut me faire accepter avec tant de délicatesse et de générosité ? non, ce n’est point le sensible, le bon Séligni qui voudrait me conseiller un procédé si barbare, quand même il aurait pour sa Betzi tout l’amour et toute la jalousie de son rival.

Betzi n’eut la liberté de parler si long-temps de suite que parce que le malheureux Séligni se trouva dans l’impossibilité la plus absolue de lui répondre ; chaque trait de son discours brûlait son cœur et le glaçait tour-à-tour. Quand elle eut cessé de parler, Séligni profondément absorbé dans le sentiment de la surprise et de l’admiration la plus douloureuse, soutenait avec peine sa tête appuyée sur ses deux mains pour cacher ses larmes et pour étouffer ses sanglots ; Betzi la releva doucement et la pressant contre son sein : est-ce encore à moi, lui dit-elle, de te consoler, à moi la plus malheureuse ! quels que soient mes devoirs, mes résolutions, puis-je cesser d’être pour toi tout ce que je suis ? Non, ce n’est point un autre amour, c’est le destin, c’est la mort qui veut t’arracher ta douce amie ; mais elle est encore dans tes bras, ne peux-tu l’y retenir encore, la serrer contre ton cœur, la faire mourir pour toi seul, ou mourir avec elle ? — Ah ! oui, lui dit Séligni tout éperdu, mourons ensemble. — Leurs baisers et leurs larmes se confondirent, et jamais amans heureux ne goûtèrent de transports plus vifs et plus tendres ; loin de s’éteindre, c’est aux ardeurs même du feu qui semblait devoir les consumer que leurs désirs renaissaient sans cesse et prolongeaient leur ravissant délire, tant il est vrai que la tristesse est la disposition de l’ame la plus propre à faire fermenter l’amour, tant il est vrai que ce sont les sentimens en apparence les plus opposés l’un à l’autre qui se prêtent mutuellement une si douce puissance, une si merveilleuse énergie.

Revenus enfin de cette longue ivresse du plus tendre désespoir, de la plus touchante volupté, nos deux amans n’en retombèrent que plus douloureusement sur le sentiment de leur étrange destinée. Je n’entreprendrai point de vous dire toutes les distinctions subtiles auxquelles on eut recours pour échapper aux reproches de perfidie ou d’ingratitude, tous les projets romanesques conçus et détruits par le même motif ; mais quelque legère que parût la tête de Betzi, son cœur naturellement juste et droit ne voulut jamais se persuader que des paroles pussent payer des services réels, ni même qu’il suffît de la restitution la plus entière des bienfaits reçus, pour dispenser un être honnête et sensible des devoirs les plus sacrés, de ceux qu’imposent la reconnaissance et la pitié. — Quand je dois l’honorer, disait-elle, oserais-je l’humilier ? quand il n’eut jamais plus besoin de consolation, me pardonnerais-je de l’affliger du sentiment le plus pénible ? Serait-ce lui rendre en effet les services qu’il m’a prodigués avec tant de confiance et d’amour que de lui proposer de les accepter, à la seule condition qui l’obligerait à les dédaigner, à les haïr ? Non, les dettes du cœur, c’est le cœur seul qui peut les acquitter ; si je suis malheureuse, je ne le serai pas du moins par le remord de n’avoir pas adouci l’infortune d’un homme qui m’a comblée de biens, qui seul m’a rendu capable du sacrifice que je vais lui faire. — Oh ! comme je m’applaudis aujourd’hui, mon cher Séligni, de ce qui m’a souvent désolée, du beau systême qui vous a toujours défendu de m’aimer avec plus d’abandon !

Séligni rougit. — Hélas ! il n’avait jamais moins mérité cette espèce de reproche. La noble simplicité des sentimens que venait de découvrir Betzi, même en le désespérant, l’avait rempli de respect et d’admiration : de ce moment elle ne fut plus pour lui ce qu’elle avait été jusqu’alors ; il n’osa plus combattre que faiblement ses généreuses résolutions ; mais il lui peignit sa tendresse et ses regrets avec tant de chaleur, de force et de vérité, que l’accomplissement de ces résolutions dut sans doute lui paraître beaucoup plus difficile qu’elle ne l’avait pensé ; leurs adieux furent répétés plus d’une fois et toujours avec de plus vives douleurs, avec de nouveaux transports. Enfin Betzi lui fit promettre de la manière la plus solemnelle qu’il ne chercherait point à l’arracher à ses engagement, qu’il respecterait sa propre faiblesse et la malheureuse situation de son rival ; sur-tout qu’il ne l’exposerait point aux fureurs d’une jalouse trop bien justifiée, et ne la recevrait sous aucun prétexte que lorsqu’elle-même croirait pouvoir le rappeler auprès d’elle ; ce qu’elle lui fit espérer avec plus de confiance qu’elle n’en éprouvait alors elle-même.