Alphonse Lemerre, éditeur (p. 89-91).

XVI

CHEZ LES HUMBLES

Calmes et continus, comme une eau sans brisants,
Les jours ont passé vite, et les mois et les ans.
Berthe au milieu des bois a vécu dédaignée,
D’une vie humble et douce et presque résignée,
Debout dès l’aube, et, tant que chantent les oiseaux,
Toujours poussant l’aiguille ou tournant ses fuseaux.
Le sabotier Simon et sa femme Constance
L’ont jadis accueillie en leur simple existence,

Et tous deux se sont mis bien vite à l’adorer.
L’ermite vient parfois lui dire d’espérer,
Et les gens qui, le soir, passent sans la connaître
L’écoutent un instant chanter à sa fenêtre :

Aux plis frileux
Des coteaux bleus
L’adieu du jour mourant se dissémine.
À petits pas,
Qu’on n’entend pas,
Sous les branches, la nuit chemine.

L’ombre des bois gagne les cieux…
Brodez, mes doigts ! Rêvez, mes yeux !

Des fleurs aux mains,
Par les chemins
Les bûcherons s’en viennent des clairières,
Et du clocher
Va s’épancher
L’appel des cloches en prières.

À l’heure où s’endorment les bois.
Rêvez, mes yeux ! Brodez, mes doigts !


Telle au hasard des mots, sur des airs d’autrefois,
Berthe égrène en brodant ses rêves et sa voix.
Le silence du soir tendrement l’environne,
Et son front qui devait porter une couronne
S’incline un peu, pour suivre aux plis des linges blancs
L’aiguille jamais lasse en ses doigts vigilants.
Elle n’espère plus que Pépin lui sourie,
Mais elle pense à lui, de loin comme en Hongrie,
Sur la tour de Strigon, les soirs qu’elle rêvait
D’un prince en manteau d’or assis à son chevet.
Dix ans n’ont point flétri sa grâce d’exilée,
— Se résigner tout bas, c’est être consolée, —
Et Berthe se résigne, et toute sa douleur,
C’est d’évoquer parfois la reine Blanchefleur,
Sans enfants, et bien seule, et bien lasse, et bien triste,
Et le roi Flores, vieux à douter qu’il existe.
Tous deux ont pu mourir. Au fond de sa forêt,
Si loin d’eux et de tout, Berthe ne le saurait.
Mais elle a cet espoir en son âme ingénue
Que Dieu veille sur elle, et l’aurait prévenue.