Bernard Palissy, étude sur sa vie et ses travaux/Chapitre XIX

CHAPITRE XIX

Palissy veut faire connaître au public ses découvertes scientifiques. — Le Collège de France. — Les lecteurs et professeurs royaux. — Pierre Ramus. — Fernel. — Ce qui détermina Palissy à parler. — Sa confiance. — Ses scrupules. — Mode qu’il emploie. — Lectures publiques.

Palissy n’était plus un pauvre ouvrier gagnant péniblement le pain quotidien de sa nombreuse famille, un chercheur inconnu, raillé, tâtonnant. C’était un artiste célèbre, apprécié ; c’était, de plus, un savant. Ses courses, ses voyages lui avaient appris beaucoup. Il comprit qu’il fallait faire profiter le public de ses recherches et de ses découvertes. Sans s’en rendre compte peut-être, il subissait l’influence de la renaissance littéraire. D’un bout de la France à l’autre, les savants parlaient et écrivaient. Depuis 1469, année où Fichet, recteur de la Sorbonne, avait introduit l’imprimerie à Paris, jusqu’à la fin du quinzième siècle, les presses avaient produit sept cent cinquante et un ouvrages, et huit cents dans les dix premières années du suivant. Les Estienne inondaient la France d’éditions grecques et latines et préparaient le retour aux études helléniques.

De plus, en 1530, François Ier avait, sur les instances de Guillaume Budé, de Paris, maître des requêtes, et du dominicain Guillaume Parvi ou le Petit, son confesseur, fondé le Collège de France malgré les criailleries de la vieille Sorbonne. Les premières chaires d’hébreu, — l’hébreu « langue des hérésies ! » s’écriait Noël Bédier, syndic du docte corps, « et qui mène à judaisser, » répétaient les autres, — furent confiées à Paul le Canosse, juif italien, et à l’Espagnol Agathio Guidacerio, puis à François Valable, de Gamaches, en Picardie, qui a fait oublier ses collègues ; celles de grec à Pierre Danès de Paris, qui devint évêque de Lavaur en 1557, et à Jacques Toussaint, de Troyes ; celles de mathématiques à un Espagnol, Martin Poblacion, au Dauphinois Oronce Finé, de Briançon, qui trouva là un dédommagement à six ans passés en prison à cause du concordat, puis à Guillaume Postel, de Barenton, en Normandie, qui eut aussi en 1538 la chaire d’arabe et de chaldéen. En 1534 fut créée celle d’éloquence latine, confiée à Barthélemi. Le Maçon, d’Arlon, puis à Léger Du Chesne, de Rouen ; en 1542, celle de médecine, dont les premiers titulaires furent Vidus Vidius, de Florence, et Jacques Sylvius, d’Amiens ; vers 1543, celle de philosophie grecque et latine, pour François Vicomercato, de Milan.

Les premiers temps furent orageux. Les professeurs royaux, qui recevaient deux cents écus de gages, donnaient gratuitement leurs leçons. L’Université craignit que les écoliers ne désertassent ses cours payés. Elle cita les professeurs du Collège de France devant le parlement pour s’entendre faire dépense « d’expliquer les livres saints selon le grec et l’hébreu, sans la permission de l’Université. » Le parlement n’osa mécontenter le roi à ce point.

Quand l’institution nouvelle fut assise et que les tempêtes extérieures qui avaient assailli son berceau furent calmées, les troubles intestins la déchirèrent. Le favoritisme avait installé quelques-unes de ses créatures dans les chaires élevées pour le seul mérite. Aussi on vit un professeur de mathématiques, Dampestre, enseigner les mathématiques, dont il ne possédait pas les premiers éléments. Le doyen des lecteurs royaux, Pierre de la Verdure ou de la Ramée, Ramus, de Cuth, en Vermandois, l’accusa d’insuffisance devant le parlement et le fit condamner à subir l’examen. Non content de cette satisfaction, il écrit au roi, à la reine mère, au cardinal de Chastillon, conservateur de l’Université, et à plusieurs autres seigneurs du conseil du roi. Il obtint une ordonnance, le 24 janvier 1566, réglant que Dampestre et tous ceux qui désormais se présenteraient pour occuper une chaire, seraient publiquement examinés par leurs futurs collègues. Dampestre, pour éviter l’affront, céda sous certaines conditions ses fonctions à Charpentier, docteur en médecine, encore plus ignorant que lui, mais plein d’intrigues et d’ambition. Pierre Ramus l’attaqua, et si vivement que, par lettres données à Moulins, le 7 mars 1566, Charles IX exigea qu’en cas de vacance on ouvrît un concours entre tous les savants. Le lecteur du roi devait être nommé sur le rapport du doyen et des professeurs. En vertu de ces lettres patentes, Ramus fit comparaître Charpentier devant le parlement qui, touché de ses larmes, lui épargna l’humiliation de l’examen. Ramus s’acharna mais, ayant écrit contre Aristote, il encourut le blâme de l’Université, qui le fit bannir à perpétuité et brûla ses livres en 1568. Après la paix de 1570, il rentra à Paris ; ce fut pour y périr à la Saint-Barthélemi. Son envieux rival, Charpentier, soudoya des bandits qui le massacrèrent, et les écoliers répandirent ses entrailles dans la rue, traînèrent son cadavre jusqu’à la place Maubert en le frappant de verges, et finirent par le jeter dans la Seine.

Bernard Palissy vit ces divisions entre savants patronnés et rétribués par l’État. D’autre part, il était témoin des succès de savants moins patentés, mais plus véritablement instruits. Jean Fernel, premier médecin de Henri II, aussi élégant écrivain qu’habile praticien, répandait par sa parole, ses ouvrages et son exemple, les plus saines théories médicales, et donnait le premier la mesure approximative d’un degré du méridien ; François Viète, de Fontenay-Ie-Comte, constituait l’algèbre ; Jérôme Cardan touchait aux mathématiques et à la physique, à la géologie et à la philosophie ; tandis que Paracelse trouvait l’art de préparer les médicaments par la chimie, l’opium et le mercure. Conrad Gessner, le Pline de l’Allemagne, fondait la botanique moderne en classant les plantes d’après leurs semences et leurs fruits. Pierre Belon, voyageur infatigable, introduisait en France une foule de plantes exotiques et décrivait celles qu’il avait vues. Palissy aussi, comme ces hommes qui s’étaient spécialement livrés à une étude, savait beaucoup ; il avait creusé profondément le sillon des sciences naturelles et devait y laisser sa trace. Il résolut donc de parler. Sa conscience, sincèrement religieuse, lui faisait un devoir de ne pas laisser les autres croupir plus longtemps dans l’erreur. Au contraire de Fontenelle, Palissy veut ouvrir sa main toute large : « Je n’ai voulu, dit-il, cacher en terre les talents qu’il a pleu à Dieu de me distribuer pour les faire profiter et augmenter suivant son commandement, je les ai voulu exhiber à un chacun. » (P. 3.) Ailleurs (p. 129), il déclare dans son poétique langage qu’un jour il « considéroit la couleur de sa barbe, » et il se mit à penser « au peu de jours qui lui restoient. » C’est à peu prés ce qu’écrira Descartes, « que les poils blancs qui commencent à lui venir l’avertissent qu’il ne doit plus songer en physique à autre chose qu’au moyen de les retarder. » Mais tandis que le philosophe ajoute « qu’il n’a jamais eu tant de soin de se conserver que maintenant, » le potier moins égoïste s’écrie : « Cela m’a faict admirer les lys et les bleds des campagnes, et plusieurs espèces de plantes, lesquels changent leurs couleurs verdes en blanches, lorsqu’elles sont prestes de rendre leurs fruits. Aussi plusieurs arbres se hastent de fleurir, quand ils sentent cesser leur vertu végétative et naturelle ; une telle considération m’a fait souvenir qu’il est écrit : « Que l’on se donne garde d’abuser des dons de Dieu et de cacher le talent en la terre : aussi est écrit que le fol celant sa folie, vaut mieux que le sage celant son savoir. »

Beaux sentiments et naïvement exprimés !

Bernard Palissy avait besoin d’une robuste confiance en lui-même. Lui, simple potier de terre, monter en chaire ! Le spectacle était nouveau ; mais l’audace ne manquait pas à cet esprit aventureux. Il allait combattre les opinions admises, les traditions acceptées et les systèmes défendus par les savants accrédités. Il a, du reste, contre eux une rancune personnelle ; leurs livres lui « ont causé gratter la terre l’espace de quarante ans et fouiller les entrailles d’icelle, afin de cognoistre les choses qu’elle produit dans soy. » Maintenant que Dieu lui « a fait cognoistre des secrets qui ont été iusques à présent incognus aux hommes, voire aux plus doctes, » il est bien aise de prendre une revanche et il la prendra éclatante, fiez-vous à cette haine amassée pendant les quarante ans qu’il a « gratté la terre. »

Un scrupule l’arrêta quelque temps. Il n’est (page 5), qu’ « vn simple artisan instruit pauvrement aux lettres. » On se moquera de sa témérité, s’il ose parler « contre l’opinion de tant de philosophes fameux et anciens, lesquels ont escrit des effects naturels et remply toute la terre de sagesse. » Et puis, il est assez mal nippé ; « d’autres jugeront selon l’extérieur. » Ce n’étaient là que des scrupules ; et l’on sait qu’en tous temps les scrupules n’arrêtent pas. Palissy répondait fort justement qu’une découverte scientifique venant d’un ignorant « n’a pas moins de vertu que si elle estoit tirée d’vn homme plus éloquent. » (Page 5.) Après tout, s’écrie-t-il avec un légitime orgueil, « i’aime mieux dire la vérité en mon langage rustique que mensonge en vn langage rhétorique. »

Des conférences publiques furent le mode que choisit le potier-orateur pour développer ses idées et faire connaître ses théories. C’était une innovation renouvelée des Romains. M. Désiré Nisard, dans son livre si érudit et si spirituel à la fois, Études sur les poëtes latins de la décadence, tome I, en a montré l’origine et la décadence[1]. L’institution fleurit aussi en Grèce. Chez un peuple intelligent et artiste comme les Hellènes, où la parole avait gouverné la république, sophistes et rhéteurs étaient écoutés et applaudis. Le temps n’était plus des Démosthènes, des Platon, des Thucydide. Mais leurs indignes successeurs font à leurs contemporains dégénérés du haut d’une estrade transformée en tribune, des cours de politique, de morale et d’histoire, sans en connaître le premier mot, et ils s’en vantent. À Rome, on lisait. À Athènes, on improvise. La lecture est conférence. Mais quels sujets ! Le panégyrique d’une ville, d’un dieu, d’un homme ; un discours de Démosthènes, de Miltiade, du roi de Perse ; l’éloge de la calvitie, de la marmite, du perroquet ; l’apologie de Phalaris ou de Tersite. Toutes les villes ont leurs orateurs, la Grèce, l’Asie Mineure, la Libye, l’Égypte. De là, le fléau passe en Italie. Il sévit sous les Antonins. La curiosité pousse la foule. Les diseurs font assaut d’esprit, et aussi d’ignorance. L’un prend les dragons qui servent d’étendards aux Parthes pour de véritables monstres que les soldats portent attachés à des piques et qu’ils lancent contre l’ennemi. L’autre raconte qu’un général d’un seul cri a tué vingt-sept Arméniens[2]. Mais comme la façon de dire vaut quelquefois mieux que ce que l’on dit, on s’évertue à attirer, à charmer l’auditoire par quelque singularité. Adrien de Tyr parle si mélodieusement, qu’on croirait ouïr un rossignol. Hérode Atticus a plus de variété dans la voix que les flûtes et les lyres. Le gosier de Varus a tant de flexibilité qu’à l’entendre on danserait comme au son des instruments. Les femmes même s’exercent à la parole publique. Mais de peur que leurs charmes ne fissent trop d’impression et qu’on ne donnât à leur beauté les applaudissements dus à leurs discours, elles étaient séparées par un voile de leurs auditeurs. S’ils étaient séduits, ce ne pouvait être que par l’éloquence. Il faut lire dans la Vie des sophistes de Philostrate, dans Plutarque et dans Lucien, ce qu’étaient ces séances, véritables parades où s’escrimaient l’ignorance, la vanité, la jalousie. Ce serait à dégoûter pour jamais des conférences et des lectures publiques. Enfin, la sombre avalanche du Nord emporta ce qui restait de disputeurs et de spectateurs.

Quand la littérature refleurit avec le christianisme, malgré les cris des païens et les édits des empereurs, qui voulaient interdire aux chrétiens l’étude des lettres profanes, les œuvres de Virgile et d’Homère, étaient jour et nuit feuilletées. Les monastères donnèrent asile aux lettres proscrites ou dédaignées. Chaque couvent, chaque cathédrale a près d’elle sa maîtrise. Les universités se fondent. Même en dehors de l’Église, il y a un enseignement. Abailard réunit des milliers d’auditeurs sur la montagne Sainte-Geneviève. La tradition ne se perdait pas.

Au seizième siècle, la littérature antique devient un objet d’engouement. Des vieillards en cheveux blancs se vont asseoir sur les bancs du Collège de France, qu’ils étrennent, pour y apprendre la langue de Démosthènes. Chacun veut parler et instruire. C’est une généreuse émulation. Rabelais fait des cours à Montpellier ; il professe l’anatomie à Lyon. Jean Gonthier, d’Andernach, 1487-1574, donne des leçons publiques de dissection. À Montpellier, l’évêque Pélissier parle sur la botanique, et Guillaume Rondelet sur les poissons. Plus tard, François de la Boe, ou du Bois, Sylvius, né en 16i4, à Hanau, fera à Leyde des cours publics d’anatomie, et y démontrera la circulation du sang. Théophraste Renaudot, de Loudun, le fondateur de la Gazette de France (30 mai 1631), organisera des conférences qui seront publiées. Puis viendront les cours de l’abbé Bourdelot, d’Antoine de la Roque, de Claude Pérault, de Lémery, de Jean de la Soudière de Richesource, de Jean-François Blondel, de La Harpe et de bien d’autres. Mais il importe de ne pas oublier que c’est Palissy qui a véritablement créé en France les conférences publiques. Après lui, elles prendront un plus grand accroissement et elles auront à un moment donné une organisation quasi officielle. Avant lui, il n’y a de loin en loin que des cours éphémères qui sont des essais de parole publique plutôt que des conférences. À lui appartient l’honneur d’avoir fondé cet enseignement.


  1. On me permettra de renvoyer à un travail sur le même sujet publié dans la Revue de Paris ; n° du 1er juillet 1866 et suivants — Voir aussi, dans le Correspondant du 25 décembre 1866, les Lectures et conférences publiques dans l’antiquité, par M. H. Bethune.
  2. Lucien, sur la Manière d’écrire l’Histoire.