Belluaires et porchers/Parabole des Mauvais Semeurs

Stock (p. 341-348).


XXV

PARABOLE DES MAUVAIS SEMEURS


À JACQUES DEBOUT

Décidément, il n’y a plus moyen de s’amuser. L’austérité de nos mœurs est devenue telle que c’est à peine si l’indignation publique a le temps de respirer.

On n’était pas débarrassé de mademoiselle Bompart et de son monsieur que déjà, l’aimable Fouroux et ses aventures amoureuses passionnaient le monde.

Voilà plusieurs jours que, d’un bout de la France à l’autre, on ne s’arrête pas de juger et de contrejuger ce maire folâtre à qui notre galanterie proverbiale ne pardonne pas d’avoir lâché sa maîtresse.

Aujourd’hui même que le verdict est rendu, cela continue et les cafés retentiront sans doute, quelque temps encore, des mugissements décisoires de notre vertu.

Tout à l’heure, à côté de moi, j’entendais vociférer un gros homme que les débordements de M. Fouroux ne devaient certes pas révolter beaucoup, et qui, néanmoins, demandait sa tête avec des clameurs sauvages, en dénonçant à tous les souffles des cieux l’iniquité scandaleuse de sa trop bénigne condamnation.

Pourquoi faut-il que d’aussi généreux élans soient inexplicables ? Et comment n’a-t-on pas encore signalé l’universelle anomalie d’un blâme aussi déchaîné ?

Car, enfin, la situation relativement intéressante de madame de Jonquières et le municipal goujatisme du Fouroux ne paraissent pas suffisants pour fomenter une pareille effervescence.

Ce n’est pas sans une lueur de bon sens que le pénible défenseur de ce dernier personnage a fait remarquer l’absurdité de mêler des questions de dignité d’homme à des questions de criminalité. « Crachez-lui au visage, s’est-il écrié, mais ne le condamnez pas ! »

La vindicte bourgeoise exigeait, au contraire, qu’on le condamnât et le galant maire n’aurait pas sauvé sa tête si la procédure criminelle avait pu être remplacée par un plébiscite…

Remarquez, s’il vous plaît, que le fond même de la cause, l’avortement, l’infanticide, est complètement négligé. On s’en souvient tout au plus et si la chose est rappelée, c’est uniquement pour qu’il soit bien entendu qu’on a suivi toute l’affaire jusqu’en ses détails les plus futiles, comme il convient à d’équitables et discernants justiciers.

On s’attendrit le plus facilement du monde sur la pauvre femme que personne n’accuse d’avoir été une affreuse mère et l’opinion ne vilipende que le seul amant, dont les procédés fangeux déconsidèrent la chevalerie traditionnelle de nos ruffians.

Il serait oiseux et probablement excessif de refaire, en s’accompagnant de lamentations bibliques, le méritoire plaidoyer de Me  Masson. Le ci-devant édile de Toulon, d’ailleurs, ne m’enflamme pas. Mais il me semble que le rôle de bouc émissaire pour les surabondantes iniquités du Bourgeois est une punition bien excessive, décernée à un bambocheur très-rudimentaire en somme, qui a eu la maladresse de se laisser prendre.

Une centenaire pratique des hommes n’est pas nécessaire pour savoir que le zéro qui a nom Fouroux marque rigoureusement l’étiage de la moralité contemporaine. Sans trembler pour l’avenir de son âme, le premier pèlerin venu peut affirmer avec une énergie de tous les diables, que les neuf dixièmes, au moins, de nos citoyens altiers sont exactement au niveau d’âme de ce réprouvé.

On ne remarque pas, en effet, que l’adultère soit un événement des plus rares et on ne remarque pas davantage que la fureur des époux déçus produise des conflagrations homériques. On s’accommode même très-bien, parfois, des chassés-croisés de la fantaisie. Quant aux conséquences physiologiques et sociales qui peuvent résulter de ce rigodon général, les enfants eux-mêmes n’ignorent plus les prophylactiques expédients préconisés pour s’en garantir.

Quand les plus suaves précautions ne suffisent pas, il reste toujours, après tout, le médicament suprême, judicieusement administré par d’ambidextres sages-femmes ou des Esculapes subtils qui n’iront jamais au bagne.

Les pénitentiaires sont colonisés surtout par des poètes et des maladroits. Si la croûte bourgeoise était soulevée, on aurait peut-être enfin l’audace d’un paradoxe et l’on se dirait, en jetant autour de soi, de paniques, de longs regards, que personne n’est à sa vraie place et que tous les morts ne sont pas dans les cimetières !

Cela devrait crever les yeux, pourtant, cette indifférence extraordinaire « erga corpus delicti », dans une cause criminelle aussi passionnante. On devrait au moins demander ce que cela signifie.

Car, il n’y a pas à dire, le coupable a été condamné par l’opinion et les juges mêmes, non pas comme instigateur ou complice d’un infanticide, mais comme goujat, simplement, comme amant félon et discourtois, péché d’omission dont nul texte pénal ne s’était encore avisé. La chose est si certaine que tout l’effort des contradictoires plaidoiries a été poussé de ce côté-là.

Et le plus drôle, c’est qu’il est tout à fait inutile de présumer, en cette affaire, l’influence des femmes qu’on pourrait soupçonner d’avoir sentimentalement égaré la justice. La turbulente sensibilité des hommes a très-amplement suffi et l’inquiétude inavouée de ce sexe fort doit, tout de même, donner à penser.

Il est certain que le procès Fouroux a remué des vases profondes qui risquaient d’altérer l’azur d’une multitude prodigieuse d’hypocrisies inconscientes. Soudainement, on s’est senti très-canaille, très-malpropre, très-infanticide !…

Les joueurs de manille les plus idiots, les plus encloués, ont obscurément compris que le maire de Toulon les représentait aux assises, comme en un miroir concave, et l’épouvante les a rendus implacables.

C’est pour cette raison sans doute que, d’un tacite et universel accord, on a écarté le point essentiel dont l’indiscrète analyse aurait pu désengourdir d’anciens crotales ou de vieux vampires dans des cœurs absous par l’impunité.

Les manœuvres abortives sont implicitement ou explicitement assimilées partout à l’infanticide et punies comme telles par les lois écrites. L’émasculante psychologie dont on nous déprave n’a que faire ici. Soyez chastes ou soyez pères. C’est l’absolu de la raison et c’est l’absolu de la justice. Il n’y a pas d’autre issue que le crime et la redoutable question est précisément de savoir où la transgression commence et où elle finit.

L’Église Romaine qui a recueilli le miel de toutes les sagesses est, à cet égard, tout à fait inexpugnable dans sa ruche d’or. La « coulpe », à ses infaillibles Yeux, commence et finit juste au même instant que l’intentionnelle pensée du crime, car le Fait brutal dont le gros esprit des juges terrestres est forcé de se contenter, n’est jamais pour Elle que l’extérieure péripétie du drame invisible.

Il est vrai que cette Raison surnaturelle qui dompta les peuples est, aujourd’hui, passablement inécoutée, mais elle a laissé, fort heureusement, de tels préjugés que le plus bélître mécréant est forcé de se promulguer lui-même libre-penseur pour ne pas gémir trop amèrement sur sa propre canaillerie.

On fait ce qu’on peut, hélas ! mais la vérité persiste, rédivive comme un palimpseste dans le souterrain des cœurs, et cette force cachée suscite parfois des champignons vénéneux qu’on est convenu d’appeler remords, dont les délices même du billard sont empoisonnées.

Je concède cependant assez volontiers qu’il peut se trouver encore quelques bourgeois très-âgés qui n’ont pas chez eux de cadavres et dont les armoires ne recèlent point de bocaux suspects. Mais si la Grand’Mère Église dont le seul nom les affole ne s’est pas trompée et s’il y a vraiment autre chose que l’épisodique gesticulation du péché pour sabouler la conscience, — on est bien forcé de se demander, certains jours, quelle différence, quelle disparate essentielle, quels abîmes de démarcation peuvent exister entre les pratiques d’avortement que d’infamantes pénalités ont prévues, et la plus ordinaire de ces conjugales supercheries que les Théologiens ont cataloguées froidement sous la rubrique des Prévarications homicides ?

L’honnête langue française ne permet pas d’aller plus avant dans un sujet aussi délicat. J’ignore même si j’ai pu dire quelque chose. Mais, assurément, j’ai voulu dénoncer la présence d’un peu de mystère sous le bavardage imbécile de ces derniers jours.

Mystère, il est vrai, de lâcheté sociale, d’hypocrisie collective et d’ignominie profonde ! N’est-ce rien, toutefois, de surprendre et de retenir un instant la preuve de l’assiduité d’un Dieu de justice résidant quand même au plus bas des gouffres humains qui l’ont expulsé et récupérant, — par l’effroi de ses interrogations silencieuses, — l’aveu tel quel du pressentiment des cieux ?


13 janvier 1891.