Belluaires et porchers/Les Fanfares de la Charité

Stock (p. 331-340).


XXIV

LES FANFARES DE LA CHARITÉ


À mon cher filleul
LOUIS-JOSEPH L’HUILLIER

Pourquoi ne l’avouerais-je pas ? Ma tentation était forte de manquer de respect à cette trépassée fameuse, dont tous les journaux de la terre ont publié, ces jours derniers, le panégyrique.

Je sentais un énervement terrible à toujours entendre la même jérémiade clichée sur la beauté d’âme de tous les défunts pourvus de millions, quel que soit l’usage qu’ils en aient pu faire pendant leur voyage de noces avec la terreuse humanité, honorée parfois de leurs complaisances. Le cynisme des lamentations prostituées m’incitait à d’irrespectueuses clameurs. À quoi bon ?

La duchesse de Galliera, rivale des impératrices, « est couchée à jamais », comme la Cléopâtre d’or d’un temps qui réprouve toute autre grandeur. Son corps attend la résurrection dans un caveau plus ou moins fastueux et son âme, — l’âme tragique de la potentate qui pouvait, à sa volonté, manger, chaque jour, le pain, la chair et le sang de dix mille pauvres, — où donc est-elle ?

Si le Christianisme n’est pas l’erreur tenace de la tête humaine, en même temps que le déshonneur immortel des balais philosophiques impuissants à le congédier, il faut avouer que c’est, tout de même, formidable de penser qu’au moment précis où la douleur des journaux éclate à propos du décès d’un grand, — quelque chose vient de commencer qui n’aura jamais de fin pour ce disparu.

Pendant que les chroniqueurs sonnent à leur manière l’hallali du pauvre corps revendiqué par toutes les horreurs sépulcrales, pendant que les chapelles ardentes s’allument dans les cryptes des palais et dans les souterraines imaginations des hoirs, pendant qu’on dénombre les écus et qu’on secoue dans l’oreille des indigents les glorieux coffres gavés de millions ; oh ! surtout à ce moment-là, sans doute, l’âme, — désemparée du sensible et tout à fait nue devant Quelqu’un dont le Nom est irrévélable, assiégée de toutes les flagrances des cieux, immergée dans le resplendissement de la Justice absolue, — se juge elle-même avec une rigueur dont l’esprit humain n’a pas la mesure et répercute en sa profondeur les litigieuses interrogations de la Lumière :

— Qu’as-tu fait de mes petits que j’avais suspendus à ton sein ? De quelle manière as-tu réparti la substance des lépreux, des prostituées, des désespérés, des maudits que j’aime et que je t’avais confiés en t’investissant d’une boue meilleure ? Quelle goutte de ton sang, quelle larme efficace as-tu répandue pour ce poète désolé dont vingt mille de mes séraphins ont contemplé l’agonie et qui n’attendait qu’un geste de toi pour subsister en me glorifiant ? Dans la splendeur de tes fêtes quasi royales, as-tu pensé, quelquefois, aux pauvres lampes humaines qui se consument en silence devant ma Face douloureuse ? Quand tu t’es baignée dans tes parfums, as-tu songé qu’ils pouvaient être sublimes, les pieds putrides des errants et des pourchassés ? L’enseignement de ma Parole et de mon Église a-t-il pu te faire comprendre que ces richesses enviées ne t’appartenaient que comme un dépôt et que tu avais seulement l’honneur de porter, entre tes deux mamelles, le viatique terrestre de Jésus souffrant dans ses membres ; qu’il te fallait, par conséquent, — avec une diligence infinie, avec une voix brisée de tendresse et des mains tremblantes d’amour, — vaquer, tous les jours de ta vie, aux plaies horribles, aux réprobations monstrueuses, aux dérélictions épouvantables et te rédimer ainsi de ton dangereux bonheur ? Enfin, as-tu pris, un jour, un seul jour de ta longue vie, tes propres entrailles dans ta main, pour les interroger avec anxiété sur tous ces points d’où dépendent tes destinées éternelles, — pauvre âme solitaire pour qui je saigne sur ma vieille croix depuis deux mille ans ?…

Les grands quotidiens ont publié avec fracas la liste des donations ou dépenses charitables faites par la duchesse de Galliera, liste d’une exactitude contestable, d’ailleurs, — les vingt-cinq millions, par exemple, donnés à la ville de Gênes pour le creusement de son port, devant être portés au compte du richissime et fastueux époux.

Enfin, cela monte à une centaine de millions. Aussitôt, la presse entière s’incline comme un champ d’avoine sous un vent d’orage. Cent millions ! L’énormité du chiffre ne permet pas autre chose que le balbutiement de l’extase.

Un journaliste, pourtant moins vautré que ses honorables confrères, a rappelé que le duc de Galliera, l’un des plus acharnés constructeurs de chemins de fer qu’on ait jamais vus, avait été mêlé, dans les dernières années de sa vie, à des opérations financières qui furent désastreuses pour l’épargne publique. Ce serait, dit-il, l’origine « touchante » des donations prodigieuses de la duchesse.

Le mot restitutions eût été, sans doute, plus exact, mais qui donc, parmi les eunuques de la chronique, aurait eu la virilité de l’écrire ?

Les spéculations du duc furent assez fructueuses, paraît-il, pour élever sa fortune au chiffre de deux cent vingt millions. Il est difficile de croire qu’une aussi rapide et fabuleuse opulence ait pu être acquise sans dommage certain pour un grand nombre de pauvres diables. Que la duchesse ait eu la main brûlée par cet argent et qu’elle ait désiré de le rendre aux nécessiteux, tant mieux pour ceux-ci et tant mieux pour elle. Mais tel n’est pas précisément le sens du vocable charité, dont on abuse étrangement, et il est vraiment ignoble de pousser de pareils cris d’admiration pour un acte de rudimentaire justice.

Si, du moins, cette avalanche d’or avait eu le discernement de tomber sur de grandes choses ! Il serait bas et puéril de contester l’utilité de certaines fondations de bienfaisance. Mais, bon Dieu ! que d’absurdes largesses et quelle dilapidation insensée du patrimoine des vrais indigents !

Le trait caractéristique de la duchesse de Galliera paraît avoir été l’inintelligence absolue de toute réalité supérieure, l’amour exclusif du médiocre qu’elle se plaisait à magnifier du faste grossier de ses écus. Elle aurait fait dorer la Tour Eiffel ! Ses relations avec le comte de Paris le démontrent surabondamment. Ce ladre prince des économistes et des statisticiens dut trouver exquis d’être défrayé de la dépense d’un hôtel somptueux. Il est vrai que le doux roman eut la fin misérable qu’on sait. La duchesse ne pardonna pas à son hôte de s’être fait expulser, fut même épouvantée des paladines audaces de ce prétendant et finalement, découvrit le secret de l’annuler un peu plus que nature en le rayant de ses dispositions testamentaires, — ce dont l’héritier de la couronne de France exprima le plus aigre mécontentement.

Et le choix de ses familiers littéraires ! Thiers, Mignet, Marmier, Caro, Barthélemy Saint-Hilaire, le duc de Broglie, enfin toute la Revue des Deux-Mondes et toute la rédaction des Débats ! Elle ne s’est jamais douté qu’il pût exister quelque chose en dehors de l’Académie et le nom seul d’un écrivain sans livrée lui eût fait horreur. Qu’espérer d’un pareil cerveau ?

Elle recueillit, un jour, dans son hôtel, à la recommandation de Marmier, un grimaud quelconque de l’École des Chartes, une sorte de fruit sec républicain que sa puissante protection n’a pu tirer du néant. Tel était son discernement et son Mécénat. Baudelaire, tué par la misère, et Flaubert, mort sans un sou, n’auraient obtenu que son mépris. Elle avait exactement les goûts littéraires d’une petite bourgeoise et aurait fait la compagne d’élection d’un parfait notaire ou d’un chef de bureau de l’Assistance publique. Il eût été beau pourtant, puisqu’on était une si grande dame, de fronder les préjugés imbéciles de son milieu et d’établir dans le sillage de sa traîne de quasi princesse, un courant nouveau qui rénovât l’intellectualité d’un monde déchu. Mais ce n’est, à coup sûr, ni le troglodyte Marmier, ni le blanchâtre professeur Caro qui eussent pu lui ouvrir l’entendement et l’incliner à ce genre de magnificence.

On sait que l’hôtel de la rue de Varenne, évalué à douze millions, a été légué à l’empereur d’Autriche pour y loger son ambassadeur. Que pensez-vous, sérieusement, d’une agonisante, « mère des pauvres », qui leur préfère un tel héritier ?

Mais voici une chose terrible et qui dément un peu la légende propagée par tous les journaux.

Le pauvre crevait très-bien à la porte de ce même hôtel où des galas si fameux furent octroyés au Bourbon lacustre qu’on y hébergeait et aux pédoncules académiques de ce lys flétri flottant sur les eaux impures.

Un huissier poli, mais inexpugnable, avait la consigne de refuser tout message, sans exception. Les lettres, même recommandées ou chargées, étaient exactement retournées à l’envoyeur par l’employé de la poste qui avait, sans doute, lui aussi, sa consigne. Certains déshérités lamentables, jobardement abusés par la réclame éhontée de quelques larbins du reportage et qui avaient mis en cette bienfaitrice leur suprême espoir, en sont morts de rage et j’en pourrais citer un exemple affreux.

J’imagine que cette muraille de la Chine aux assises bardées d’airain, dressée entre les pieds nus de l’indigent et l’hôtelière attentive des princes, n’a pas dû monter jusqu’au ciel pour y offusquer aussi le Dieu des pauvres, et je crains, s’il faut tout dire, que la seule clameur d’agonie d’une orpheline au désespoir ait été mieux entendue d’un certain Juge, que les fanfares d’apothéose de l’universelle domesticité.

Mais en voilà bien assez, n’est-ce pas ? sur cette duchesse dont Paris déjà se fatigue et que je n’ai nullement formé le dessein de déshonorer. Je voudrais finir par deux mots sur la charité, dont on bafouille depuis quelques jours.

Avez-vous remarqué l’imbécillité prodigieuse de l’argent, l’infaillible bêtise, l’éternelle gaffe de tous ceux qui le possèdent ? On a infiniment écrit sur ce métal. Les politiques, les économistes, les moralistes, les psychologues même et les mystagogues s’y sont épuisés. Mais je ne remarque pas qu’aucun d’eux ait jamais exprimé la sensation de mystère que dégage ce mot étonnant.

L’exégèse biblique a relevé cette particularité notable que, dans les saints Livres, le mot argent est synonyme et figuratif de la vivante Parole de Dieu. D’où découle cette conséquence, que les Juifs, dépositaires anciens de cette parole, qu’ils ont fini par crucifier quand elle est devenue la Chair de l’Homme, en ont retenu, postérieurement à leur déchéance, le simulacre, pour accomplir leur destin et ne pas errer sans vocation sur la terre. C’est donc en vertu d’un décret divin qu’ils posséderaient, n’importe comment, la plus large part des biens de ce monde. Grande joie pour eux ! Mais qu’en font-ils et qu’en font aussi les chrétiens qu’ils n’ont pas ruinés ?[1]

J’entends bien que cet argent coule et circule et qu’il est devenu le sang de nos veines incrédules, précisément comme la Parole du Seigneur dans les temps de foi. Comment alors se fait-il que cette matière substituée soit si inféconde, si maudite, si dépossédée de l’Esprit, que jamais on ne puisse contempler un riche ouvrant ses deux mains dans la lumière et dissipant sa richesse aux œuvres de haute justice et de véritable amour ?

Il est, je le répète, profondément mystérieux et décourageant de toujours voir ce puissant levier dans des mains indignes ou dans des mains imbéciles. Un mercanti sordide et brutal, un dissipateur crétin, une dévote obtuse, quelquefois un brave homme à l’esprit débile, hanté du démon des sales affaires, tels sont les élus, les sempiternels élus de l’argent. Quand ces êtres-là font les Mécènes, ne craignez pas qu’ils s’égarent, une seule fois, sur un artiste supérieur qui pourrait élever l’étiage de l’esprit humain et devenir ainsi le redoutable parangon du pouvoir dont ils disposent. Avec l’instinct pervers de leur insondable sottise, ils iront droit aux médiocres, comme les libellules aux flambeaux.

Quant à la Charité, ce mot chrétien et ce sentiment chrétien, — l’un des noms de Dieu, — il y a beau temps qu’on ne le distingue plus du mot aumône qui ne signifie rien du tout, sinon l’acte matériel inspiré par la charité qui veut dire Amour ; et il est écrit que les œuvres, même d’une duchesse ou d’un empereur, n’existent pas sans ce condiment.

Ce nom de la Troisième Personne divine appelle le nom du Pauvre, comme l’abîme invoque l’abîme. C’est vrai qu’on ne peut pas faire un pas dans la vie sans trouver un pauvre, parce qu’on ne peut pas faire un pas sans rencontrer Dieu qui est le vrai Pauvre en ce monde où ne se trouve pas son royaume, et l’oubli, l’omission du pauvre est, par conséquent, le plus énorme attentat dont notre vermine soit capable.

« La gloire de la charité, disait Hello, c’est de DEVINER. » Je n’ai trouvé dans aucun livre purement humain aucune parole qui s’enfonçât dans une comparable profondeur.

Pour ce qui est de la récompense, elle est racontée dans les Évangiles. C’est bien autre chose, en vérité, que l’absence de tout clairon glorieux et de tout applaudissement. C’est la haineuse vocifération d’un peuple entier, c’est l’averse des soufflets et des crachats, et cet ouragan de tortures qui éteignit le soleil et fit chanceler les constellations. C’est enfin, et surtout, le très-saint silence d’un sépulcre gardé par des sentinelles endormies.


17 décembre 1888.


  1. J’ai développé cette idée, — combien vainement ! — dans le Salut par les Juifs, le seul de mes livres que j’oserais présenter à Dieu.