Bel-Ami/Édition Conard, 1910/Appendice
APPENDICE.
Bel-Ami fut très discuté dans les journaux. On reprochait surtout à l’auteur ses peintures du monde de la presse qu’on trouvait poussées au noir. Voici ce qu’en écrivait Montjoyeux dans le Gaulois :
« Le roman à la mode, c’est Bel-Ami. Il faut l’aborder bravement. Jamais M. Guy de Maupassant n’a obtenu un succès plus rapide et plus complet… M. Guy de Maupassant est un artiste et son roman, une œuvre d’art… Quelques délicats le trouveront sans doute un peu cru ; reste à savoir s’il est vrai.
« Ici je me recueille et je réponds très sincèrement : Je ne sais pas… Je ne puis croire que ce soit là tout le journalisme. Balzac nous l’avait montré plus grand, malgré ses côtés faibles… Ici nous nageons gaiement dans un océan de boue… Quelle société ! bons dieux ! Quel milieu ! quel monde !
« Il a beaucoup de talent, M. Guy de Maupassant ; mais son Bel-Ami est bien répugnant, et, dût-on me trouver arriéré, j’aimerais mieux lui voir choisir des sujets plus propres. »
C’est à ces critiques et à d’autres analogues que Maupassant répondit dans la lettre suivante :
Nous recevons de notre collaborateur, Guy de Maupassant, la lettre suivante, que nous nous empressons de publier :
Au retour d’une très longue excursion qui m’a mis fort en retard avec le Gil-Blas, je trouve à Rome une quantité de journaux dont les appréciations sur mon roman Bel-Ami me surprennent autant qu’elles m’affligent.
J’avais déjà reçu à Catane un article de Montjoyeux, à qui j’ai écrit aussitôt. Il me semble nécessaire de donner quelques explications dans le journal même où a paru mon feuilleton.
Je ne m’attendais guère, je l’avoue, à être obligé de raconter mes intentions, qui ont été fort bien comprises, il est vrai, par quelques confrères moins susceptibles que les autres.
Donc les journalistes, dont on peut dire comme on disait jadis des poètes : Irritabile genus, supposent que j’ai voulu peindre la Presse contemporaine tout entière, et généraliser de telle sorte que tous les journaux fussent fondus dans la Vie française, et tous leurs rédacteurs dans les trois ou quatre personnages que j’ai mis en mouvement. Il me semble pourtant qu’il n’y avait pas moyen de se méprendre, en réfléchissant un peu.
J’ai voulu simplement raconter la vie d’un aventurier pareil à tous ceux que nous coudoyons chaque jour dans Paris, et qu’on rencontre dans toutes les professions existantes.
Est-il, en réalité, journaliste ? Non. Je le prends au moment où il va se faire écuyer dans un manège. Ce n’est donc pas la vocation qui l’a poussé. J’ai soin de dire qu’il ne sait rien, qu’il est simplement affamé d’argent et privé de conscience. Je montre dès les premières lignes qu’on a devant soi une graine de gredin, qui va pousser dans le terrain où elle tombera. Ce terrain est un journal. Pourquoi ce choix, dira-t-on ?
Pourquoi ? Parce que ce milieu m’était plus favorable que tout autre pour montrer nettement les étapes de mon personnage ; et aussi parce que le journal mène à tout comme on l’a souvent répété. Dans une autre profession, il fallait des connaissances spéciales, des préparations plus longues. Les portes pour entrer sont plus fermées, celles pour sortir sont moins nombreuses. La Presse est une sorte d’immense république qui s’étend de tous les côtés, où on trouve de tout, où on peut tout faire, où il est aussi facile d’être un fort honnête homme que d’être un fripon. Donc, mon homme, entrant dans le journalisme, pouvait employer facilement les moyens spéciaux qu’il devait prendre pour parvenir.
Il n’a aucun talent. C’est par les femmes seules qu’il arrive. Devient-il journaliste, au moins ? Non. Il traverse toutes les spécialités du journal sans s’arrêter, car il monte à la fortune sans s’attarder sur les marches. Il débute comme reporter, et il passe. Or, en général, dans la Presse, comme ailleurs, on se cantonne dans un coin, et les reporters, nés avec cette vocation, restent souvent reporters toute leur vie. On en cite devenus célèbres. Beaucoup sont de braves gens, mariés, qui font cela comme ils seraient employés dans un ministère. Duroy devient le chef des Échos : autre spécialité fort difficile et qui garde aussi ses gens quand ils y sont passés maîtres. Les Échos font souvent la fortune d’un journal, et on connaît dans Paris quelques échotiers dont la plume est aussi enviée que celle d’écrivains connus. De là Bel-Ami arrive rapidement à la chronique politique. J’espère, au moins, qu’on ne m’accusera pas d’avoir visé MM. J.-J. Weiss ou John Lemoine ? Mais comment me suspecterait-on d’avoir visé quelqu’un ?
Les rédacteurs politiques, plus que tous les autres, peut-être, sont des gens sédentaires et graves qui ne changent ni de profession, ni de feuille. Ils font toute leur vie le même article ; selon leur opinion, avec plus ou moins de fantaisie, de variété et de talent dans la forme. Et quand ils changent d’opinion, ils ne font que changer de journal. Or, il est bien évident que mon aventurier marche vers la politique militante, vers la députation, vers une autre vie et d’autres événements. Et s’il est arrivé par la pratique, à une certaine souplesse de plume, il n’en devient pas pour cela un écrivain, ni un véritable journaliste. C’est aux femmes qu’il devra son avenir. Le titre : Bel-Ami, ne l’indique-t-il pas assez ?
Donc, devenu journaliste par hasard, par le hasard d’une rencontre, au moment où il allait se faire écuyer, il s’est servi de la Presse comme un voleur se sert d’une échelle. S’en suit-il que d’honnêtes gens ne peuvent employer la même échelle ?
Mais j’arrive à un autre reproche. On semble croire que j’ai voulu dans le journal que j’ai inventé, la Vie française, faire la critique ou plutôt le procès de toute la presse parisienne.
Si j’avais choisi pour cadre un grand journal, un vrai journal, ceux qui se fâchent auraient absolument raison contre moi ; mais j’ai eu soin, au contraire, de prendre une de ces feuilles interlopes, sorte d’agence d’une bande de tripoteurs politiques et d’écumeurs de bourses, comme il en existe quelques-uns, malheureusement. J’ai eu soin de la qualifier à tout moment, de n’y placer en réalité que deux journalistes, Norbert de Varenne et Jacques Rival, qui apportent simplement leur copie, et demeurent en dehors de toutes les spéculations de la maison.
Voulant analyser une crapule, je l’ai développée dans un milieu digne d’elle, afin de donner plus de relief à ce personnage. J’avais ce droit absolu comme j’aurais eu celui de prendre le plus honorable des journaux pour y montrer la vie laborieuse et calme d’un brave homme.
Or, comment a-t-on pu supposer une seconde que j’aie eu la pensée de synthétiser tous les journaux de Paris en un seul ? Quel écrivain ayant des prétentions justes ou non, à l’observation, à la logique et à la bonne foi, qui croirait pouvoir créer un type rappelant en même temps la Gazette de France, le Gil-Blas, le Temps, le Figaro, les Débats, le Charivari, le Gaulois, la Vie Parisienne, l’Intransigeant, etc., etc. Et j’aurais imaginé la Vie française pour donner une idée de l’Union et des Débats, par exemple !… Cela est tellement ridicule que je ne comprends pas vraiment quelle mouche a piqué mes confrères ! Et je voudrais bien qu’on essayât d’inventer une feuille qui ressemblerait à l’Univers d’un côté et de l’autre aux papiers obscènes qu’on vend à la criée, le soir, sur les boulevards ! Or elles existent, ces feuilles obscènes, n’est-ce pas ? Il en existe aussi d’autres qui ne sont en vérité que des cavernes de maraudeurs financiers, des usines à chantage et à émissions de valeurs fictives.
C’est une de celles-là que j’ai choisie.
Ai-je révélé leur existence à quelqu’un ? Non. Le public les connaît ; et que de fois des journalistes de mes amis se sont indignés devant moi des agissements de ces usines de friponnerie !
Alors, de quoi se plaint-on ? De ce que le vice triomphe à la fin ? Cela n’arrive-t-il jamais et ne pourrait-on citer personne parmi les financiers puissants dont les débuts aient été aussi douteux que ceux de Georges Duroy ?
Quelqu’un peut-il se reconnaître dans un seul de mes personnages ? Non. — Peut-on affirmer même que j’aie songé à quelqu’un ? Non. — Car je n’ai visé personne.
J’ai décrit le journalisme interlope comme on décrit le monde interlope. Cela était-il donc interdit ?
Et si on me reproche de voir trop noir, de ne regarder que des gens véreux, je répondrai justement que ce n’est pas dans le milieu de mes personnages que j’aurais pu rencontrer beaucoup d’êtres vertueux et probes. Je n’ai pas inventé ce proverbe : « Qui se ressemble, s’assemble ».
Enfin, comme dernier argument, je prierai les mécontents de relire l’immortel roman qui a donné un titre à ce journal : Gil Blas, et de me faire ensuite la liste des gens sympathiques que Le Sage nous a montrés, bien que dans son œuvre il ait parcouru un peu tous les mondes.
Je compte, mon cher rédacteur en chef, que vous voudrez bien donner l’hospitalité à cette défense, et je vous serre bien cordialement la main.